Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Souffrance, plaisir et créativité artistique

 

 
Un texte d’Eugène Michel


Autres textes d'Eugène Michel  Voir les autres textes d’Eugène Michel publiés sur ce site.
Eugène Michel chez Edilivre  Découvrez les publications d’Eugène Michel chez Edilivre.
Site de Eugène Michel  Sur le répertoire des sites d’auteurs SGDL, visitez le site d’Eugène Michel.
Publication originale  Texte publié initialement dans la revue Lieux d’Etre, N° 39, hiver 2004.

La souffrance

Si le développement individuel consiste à franchir les différentes étapes du développement collectif grâce à la dynamique imitation / exploration, des apports spécifiques à chaque étape sont nécessaires : matériaux de construc­tion, modèles et méthodes, éléments de protection. Cet approvisionnement tout au long de la vie se révèle complexe et délicat. Il se conforte par l’acquisition de la fonction d’échange et par l’élargissement progressif du champ relationnel afin de dépendre le moins possible d’un environnement limité.

Dans un tel contexte, on peut dire que la souffrance d’un individu résulte d’un manque ou d’un excès dépassant un certain seuil de tolérance par rapport aux besoins. On met le plus souvent l’accent sur les manques, mais il faut bien considérer que les excès d’apports, qu’ils soient affectifs ou matériels, présentent des dangers comparables.

Cependant, excès et manques sont inhérents à l’existence. Et le dépassement des seuils engendrant une souffrance peut être vécu de façon suffisamment limitée et brève pour qu’un enseignement soit tiré sans mise en jeu de l’existence. C’est lorsque les manques ou les excès mettent en péril le corps ou paraissent compromettre son avenir, que la souffrance devient insupportable.

À moins du pire – le renoncement –, l’être recherche les moyens d’éliminer toute souffrance. Il va chez le dentiste s’il a mal aux dents, il se repose pour annuler la fatigue, il s’éloigne des personnes agressives, il se rebelle pour trouver ses marques, etc. Un traumatisme peut survenir – c’est-à-dire une souffrance récurrente nécessitant une thérapie – si les excès ou les manques surgissent de façon paroxystique ou s’ils s’installent durablement. Les souffrances non résolues, en particulier celles de la première enfance, ont des conséquences persistantes sur l’adolescent ou l’adulte en l’empêchant de vivre positivement l’instant présent et de se projeter vers l’avenir d’une façon plus ou moins conforme aux attentes de la communauté d’origine ou d’accueil.

La créativité artistique

La vie résulte de la constitution d’un intérieur en relation avec un extérieur. L’enveloppe qui crée cette séparation intérieur-extérieur produit notre dualité originelle. L’intérieur se différencie de l’extérieur en établissant le principe des apports-exports à travers une frontière. Aussitôt, carences et excédents deviennent la règle. Toute l’histoire collective résulte d’une lutte contre les manques et les surplus. Dans un premier temps, c’est le hasard qui fait émerger des aptitudes plus efficaces pour cette lutte, mais bientôt la créativité apparaît. Nous dirons que la créativité est la recherche active de nouveauté pour échapper aux pénuries et aux excès matériels ou affectifs.

Mais, produire au hasard n’importe quel objet, juxtaposer n’importe quoi n’importe comment, ne génère aucune créativité. La créativité survient lorsque le rapprochement d’au moins deux éléments différents façonne un ensemble qui prend du sens. Le plus souvent la créativité résulte de l’injection signifiante d’un domaine inhabituel à l’intérieur d’une pratique conventionnelle.

Avec la libération de la main, les primates inventent des outils ; la complexifi­cation de la parole chez les humains génère la narration ; la logique se construit à partir de l’invention du dessin et de l’écriture. En Occident, l’invention de l’imprimerie inaugure la généralisation de la recherche créative pour échapper aux pénuries. Bientôt, les beaux-arts s’émanciperont de la créativité artisanale. On peut dire que l’enfance de la créativité artistique moderne en Occident s’échelonne de la Renais­sance au XIXe siècle, tandis que la période du Romantisme jusqu’à l’invention de l’art abstrait représente son adolescence.

Aujourd’hui, en Occident, nous arrivons au stade de pleine jeunesse de la créativité artistique. La musique, l’écriture, la peinture, le théâtre, la danse, la photographie deviennent des pratiques de plus en plus courantes parmi la population à tel point que l’on peut se demander si l’ancienne dualité vie familiale – vie professionnelle ne va pas voler en éclats avec le développe­ment de la vie personnelle qui inclut cette composante artistique.

Souffrance et créativité artistique

Si la souffrance est déclenchée par une pénurie ou un excès que la créativité tente de résoudre, on comprend qu’il y ait un lien direct entre souffrance et créativité. La créativité représenterait la réponse à une souffrance pour lutter contre sa cause : le manque ou l’excès. On voit ainsi surgir un premier stade de la créativité artistique, qui résulte de l’expression de la souffrance : un cri, une plainte. À condition bien sûr que l’individu poursuive une activité volontaire dans un domaine déterminé. La stabilité productive à l’intérieur d’une souffrance constitue la première accession à la créativité.

De sorte que les incertitudes de filiations, les conflits familiaux ou nationaux, les maladies persistantes, les ruptures climatiques, l’exil, l’exer­cice de métiers instables sont le terreau, lorsqu’il y a rencontre avec une production artistique ou scientifique, de la créativité. Le rapprochement d’une façon nouvelle d’éléments différents est alors le fruit du hasard, provoqué simplement par la sincérité de l’être souffrant.

Cependant, la lutte contre la souffrance par la créativité peut s’avérer périlleuse. En effet, la production d’une nouveauté signifiante grâce à la créativité génère une satisfaction, un plaisir. Mais, elle ne résout d’aucune manière la souffrance. Elle ne résout pas la souffrance du passé car il n’y a pas nécessairement analyse de ce passé, et elle peut accroître la souffrance du présent car la reconnaissance sociale reste aléatoire. Sans une démarche très attentive, loin de produire un épanouissement, la créativité issue d’une souffrance peut orienter l’être vers le ressassement d’une plainte perpétuelle au gré d’une recherche de plaisir égotique.

La créativité ne devient thérapeutique que lorsqu’elle s’accompagne d’une démarche que l’on peut appeler de culture générale. La connaissance de plus en plus large du monde et de son histoire permet de savoir ce qui a déjà été fait – et qui n’est pas à refaire si l’on veut être créatif – mais aussi comment cela a été fait et par qui. Il en résulte l’émergence d’une analyse personnelle et sociale des origines qui libère l’être d’un passé individuel et collectif aliénant. Aujourd’hui, de nombreux artistes accèdent à un épanouis­sement grâce à la découverte de la vie des artistes qu’ils admirent, ce qui leur permet de réfléchir à leur propre histoire et de la comprendre.

Nous parvenons à une époque nouvelle où la créativité n’émerge plus seulement de la souffrance et de sa mise en spectacle plus ou moins révoltée, mais aussi d’un épanouissement. Les déplacements nécessaires à la créativité sont maintenant expé­rimentés par des artistes attentifs à revendiquer une histoire personnelle caractérisée par des progrès sensoriels et relationnels.

Le plaisir

La recherche du plaisir est l’une des motivations principales des êtres humains. Chacun a l’expérience de ces satisfactions dans l’instant présent qui paraissent favoriser toute l’existence. Cependant le plaisir implique une vigilance car il n’est pas un critère de sécurité pour le lendemain. L’erreur et l’excès nous guettent. Le plaisir est ainsi souvent accompagné d’un sentiment de risque, de frustration, voire de culpabilité.

Mais si la relation au plaisir reste fort variable d’une personne à l’autre, nous recherchons tous, plus ou moins discrètement, la diversification ou l’intensification de ses sources. Les plaisirs s’ajoutent à chaque nouvelle étape du développement individuel et collectif.

On peut définir chez les humains quatre grandes étapes chronologiques d’acces­sion au plaisir : le plaisir sensoriel et affectif, le plaisir du jeu et de l’effort, le plaisir sexuel et amoureux et enfin le plaisir de la recherche. Bien entendu, chaque étape émerge après une lente préparation pendant les étapes qui la précèdent.

Le plaisir sensoriel et affectif s’acquiert de la conception aux premières années de la vie. Il s’agit des fondements de notre relation au monde et à autrui, transmis par la mère puis par la famille. C’est à ce moment que l’être construit sa jouissance d’exister, entièrement liée aux stimulations senso­rielles et affectives. Les baisers et les caresses, les paroles douces et encoura­geantes, les félicitations chaleureuses, les manifestations de joie sont des sensations relationnelles qui viennent confirmer la pertinence des sensations procurées par le monde physique.

Ensuite, le plaisir du jeu et de l’effort ajoute à la sensorialité la pertinence du mouvement lié à des objectifs relationnels. Le jeu, le travail, le sport procurent au corps une satisfaction de l’action et de ses résultats. Ce moment se complexifie de l’âge de quatre-cinq ans jusqu’à douze-treize ans. Le langage y joue un rôle primordial.

Puis, à l’adolescence, survient le plaisir sexuel et amoureux. Il représente une synthèse des deux premiers plaisirs, en y ajoutant sa spécifi­cité. Le partage sensuel avec une personne choisie augmente une fois de plus l’intensité de notre conscience du plaisir.

On pourrait penser que ces trois premières formes de plaisir suffisent à l’épa­nouissement humain. Ce serait oublier que le développement individuel ne s’effectue pas par simple reproduction des acquis collectifs, il est lui-même le résultat d’une exploration. L’individu, dès sa conception, part en exploration. Le meilleur appren­tissage est celui qui valide les tentatives aventureuses de l’enfant autour de l’exemple proposé.

Ainsi, tout au long de l’acquisition des trois premiers plaisirs se développe un quatrième plaisir, que l’on pourra appeler plaisir de la recherche, qui devient prépon­dérant vers l’âge de 20-25 ans. Le plaisir de la recherche s’ajoute aux trois précédents mais il peut parfois les minimiser d’autant que l’acquisition d’une des étapes aurait rencontré des obstacles.

Aujourd’hui, le plaisir de la recherche est indispensable à l’épanouis­sement individuel et collectif, mais il ne joue pleinement son rôle que si aucun des trois premiers plaisirs n’est négligé. D’ailleurs, la première réalité du plaisir de la recherche est d’explorer les progrès possibles des trois premiers plaisirs.

Le plaisir de la recherche contribue à préciser les rôles familiaux et profession­nels. Par rapport aux domaines du savoir, on s’aperçoit qu’il n’y a pas que les scientifiques qui exercent une recherche, mais qu’en fait, tout métier est une pratique de recherche.

Le plaisir de la recherche comprend plusieurs moments d’enthou­siasme : celui où l’on trouve un sujet qui paraît fécond ou celui de la découverte, celui de l’avancée du travail, celui de la réalisation, et enfin celui de sa réception.

Plaisir et créativité artistique

C’est ici qu’il faut placer la créativité artistique. Elle est la conséquence du plaisir de la recherche appliqué à la production d’œuvres d’art. La pratique artistique se généralise parmi la population parce qu’elle est de nos jours l’un des moyens les plus complets et les plus accessibles de vivre le plaisir de recherche.

Bien entendu, comme pour tout autre plaisir, les dangers abondent. Le premier est de négliger l’un des trois premiers plaisirs, ce qui non seulement empêche l’émergence d’une découverte, mais aussi appesantit la démarche. La dévalorisation d’un ou plusieurs des trois premiers plaisirs ou la pratique excessive du quatrième sont les écueils à éviter.

Un autre danger est le désir impatient d’une reconnaissance sociale à travers la créativité. Le plaisir de la recherche nécessite de la part de l’artiste une écoute perspicace de la réception par autrui. Si la créativité, par définition, propose un objet qui n’est pas encore préhensible par autrui, il appartient à l’artiste de réaliser un dialogue pour un accueil progressif de son travail. Faute de quoi, sentiment d’incom­préhension, amertume, et stagna­tion menacent.

Enfin, le troisième danger est le risque d’illusion. La difficulté de la créativité relève du principe même du développement humain : la trans­mission homogène à l’intérieur d’une communauté d’une représentation du monde et d’un fonctionnement collectif. L’éducation consiste à transmettre aux nouveaux venus les aptitudes acquises au fil du temps par leur commu­nauté : sélections sensorielles, gestes et expressions, langage et écriture. Dès lors, l’exploration court toujours le risque de se ranger sous la docilité collective et, loin d’apporter une nouveauté radicale, elle peut se complaire dans les clichés.

L’intensité du plaisir de la créativité artistique est proportionnelle à sa rareté. Sortir des schémas collectifs qui nous imprègnent depuis l’enfance s’avère difficile. Nous sommes encore très éloignés du temps où nous connaîtrons des méthodes pour nous libérer des structures issues de notre histoire, et l’on peut penser que le plaisir de la créativité artistique, dont celui de l’écriture poétique, n’en est encore qu’à ses balbutiements.

Eugène Michel

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : samedi 18 janvier 2014 – 16:40:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés