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Étape individuelle et capital d’individualité

 

 
Un texte d’Eugène Michel


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Le réel est relationnel
Pierre Bourdieu

 

Dans les divers articles que je propose sur ce site, deux notions nouvelles sont présentées : la première consiste à décrire le développement occidental selon les étapes successives liées à l’acquisition d’outils précis ; la seconde, l’inventus neuronal, intègre le besoin de créativité dans le fonctionnement de base de nos neurones.

Il en résulte deux bouleversements. Les étapes du développement démontrent que l’existence, loin d’être l’accession à un âge « adulte » statique, est un constant accroissement relationnel. Le lien que je décris entre les développements individuel et collectif permet d’acquérir une sérénité, elle génère la tolérance, le souci de soi-même et d’autrui. La notion de progrès perd son caractère de compétition absurde pour devenir la démarche logique d’amélioration et d’extension du champ relationnel.

Quant à l’inventus neuronal, il exprime l’idée que l’exploration et la créativité ne sont pas des caprices ou des prodiges individuels émergeant d’une base collective conformiste, mais le principe de fonctionnement de nos neurones. Notre épanouisse­ment dépend de la confrontation perpétuelle à des problématiques dimensionnées à nos aptitudes. Toute insuffisance ou tout excès prolongés de problématiques provoquent l’absence de leur indis­pensable résolution que l’on peut supposer être la modalité de stabilisation des réseaux synaptiques. Les étapes du développement sont le résultat de l’inventus neuronal qui ne commence pas avec l’être humain mais dés l’apparition des neurones chez les pluricellulaires.

L’expression inventus neuronal m’a été inspirée par celle de Jean-Pierre Changeux habitus neuronal, elle-même élaborée à partir du célèbre habitus de Pierre Bourdieu. Le mot « inventus » provient du latin « invenire », trouver, découvrir.

La dette que mes travaux doivent à ceux du célèbre sociologue Pierre Bourdieu n’aura donc pas échappé au lecteur averti. Considérant cette filiation, il m’est apparu nécessaire de l’approfondir. Ma surprise fut grande de découvrir à quel point mes hypothèses découlent des concepts de Bourdieu.

Au regard de la théorie de Bourdieu, l’expression « champ relationnel » que j’ai créée il y a une quinzaine d’années peut apparaître comme un pléo­nasme puisque les champs de Bourdieu sont justement l’état des relations entre les individus à l’intérieur de domaines précis. Dans ma théorie des étapes, les champs bourdieusiens peuvent en fait être considérés comme les modalités intermédiaires qu’inventent les humains pour élargir leur champ relationnel dans l’étape collective entre la ville et le pays. On remar­quera d’ailleurs que les champs bourdieusiens sont liés à l’activité professionnelle. Ils se développent donc essentiellement dans l’étape collective et sont au départ générés par les hommes plutôt que par les femmes. Il va de soi que l’émergence de l’étape individuelle va atténuer cette modalité d’extension du champ relationnel car elle sera perçue comme un risque d’enfermement limitatif, en particulier par rapport à l’exten­sion internationale. Les nouvelles générations refusent peu à peu de se contraindre à des stratégies trop spécifiques, d’autant plus que le web brise les cloisonnements.

Le concept d’habitus découle de celui de champ puisqu’à chaque champ correspond un habitus. L’inventus est le complément de l’habitus. Il résout les critiques que ce dernier subissait par rapport à un déterminisme social excessif.

Le troisième concept original de Bourdieu est celui de capital. Bourdieu en différencie trois types principaux : le capital économique, le capital culturel et le capital de relation ou capital social. Nous avons vu dans mes articles précédents que la méthode la plus avancée d’obtention des apports chez les humains est l’échange. On comprend alors comme l’accumulation de capital dans toutes ses composantes possibles devient l’objectif principal puisque le capital, par définition, sert de monnaie d’échange. Tout se passe comme si toute vie consistait à transformer le capital temporel probable de l’espérance de vie en l’un des trois capitaux transmissibles aux enfants ainsi qu’au groupe d’appartenance. La transformation du temps en capital est liée au développement neuronal puisque tout notre édifice est fondé sur la mémoire. Une vie humaine peut être définie comme une accumulation de mémoire. Plus celle-ci sera transmissible, plus l’individu sera honoré. Les trois capitaux bourdieusiens sont bien entendu complémentaires : l’économi­que a besoin du relationnel pour créer l’échange, et le relationnel a besoin du culturel pour donner du sens.

S’agissant du capital relationnel, nous préfèrerons l’appeler ici « capital affectif ». La relation entre les humains comporte divers degrés qui com­mence avec l’affectif. Le tissu de réseau social de l’étape collective est en fait la prolongation de la relation avec la mère, puis avec le père, la famille rapprochée, la famille élargie, les amis d’étude ou de voisinage et ainsi de suite. Les grands bâtisseurs de réseaux relationnels savent qu’il n’y a pas de relation suivie entre deux humains sans émergence d’un lien affectif. Un observateur extérieur est par exemple souvent surpris quand il constate une connivence entre adversaires politiques de longue date.

D’une certaine façon, on peut dire que l’accumulation de capital chez tout être dont la vie se prolonge est inévitable. La différence se fera sur le type de capital. La faiblesse dans deux des trois types entraîne ipso facto une intensification dans le troisième. L’intensité des liens affectifs éloignera l’être du souci d’accumulation financière ou du besoin de lire ; inversement, une excessive volonté d’enrichissement ou d’apprentissage risquera toujours d’affaiblir les liens affectifs. Dans les familles très aisées, il y aura toujours des enfants qui, au grand dam parental, refuseront de s’orienter vers le capital économique (celui-ci étant d’une certaine façon garanti) pour mener leur exploration vers le culturel ou l’affectif. Dans les familles peu aisées, l’obstacle viendra du refus d’aller vers le capital économique ou scolaire pour ne pas trahir le milieu d’origine.

Si l’on cherche à établir un parallèle entre nos étapes et les capitaux bourdieu­siens, on attribuera l’affectif (l’indéfectible relation à autrui) à l’étape maternelle, l’économique (la propriété privée) à l’étape familiale et le culturel (le savoir, les diplômes) à l’étape collective. L’éducation passera donc de l’affectif dans les toutes premières années à l’enseignement de l’échange et de l’argent jusqu’à huit-dix ans pour ensuite passer au culturel. Après leurs études, les jeunes gens privilégieront l’éco­no­mique en intégrant la vie « active », puis ils remonteront vers l’affectif en cherchant un compagnon ou une compagne.

L’attribution d’une forme de capital à chaque étape du développement nous permet de déduire qu’une quatrième forme de capital correspondra à l’étape individuelle. Nous nommerons ce capital « d’individualité ». Dans l’étape individuelle, le capital accumulé est celui du corps, dans son aspect aussi bien que dans ses aptitudes relationnelles et productives. La dimension « savoir-faire » des diplômes de l’étape collective restait homogène, grégaire. Dans l’étape individuelle, les savoir-faire se personnalisent, ils échappent aux diplômes qui peuvent même être considérés comme des servilités appauvris­santes. Si le corps individuel est un capital, on comprend que la jeunesse devienne une valeur exacerbée. Mais c’est en définitive le mouvement – prin­cipe essentiel du corps – qui est privilégié. Les quatre outils du corps – sens, gestes, paroles et écrits – sont adulés. On remarquera que la parole et l’écrit sont le résultat d’un mouvement corporel. Les mots n’existeraient pas sans les muscles : a minima le diaphragme et les cordes vocales pour la parole, les muscles du bras et de la main pour l’écrit. Quel que soit son âge, tout être en mouvement – et cela peut être le mouvement des émotions ou celui de la pensée – possède un capital physique qui devient capital d’individualité si une autonomie individuelle est réalisée par rapport aux étapes précédentes.

Au même moment, il y a un risqu – si l’être ne se protège pas par les étapes précédentes avec la solidarité familiale et le droit du travail – à ce qu’il redevienne corvéable à merci, voire rejeté aux marges des activités collec­tives. Les jeunes « intellos précaires » ne sont pas loin de retomber dans l’insécurité des journaliers agricoles qui vivent de leur capital physique. Il existe cependant une différence majeure entre ces deux catégories, les « intellos précaires » accumulent du « capital symbolique » qu’ils tentent d’individualiser fortement.

Bourdieu a explicité cette notion de « capital symbolique » qui est transversale aux autres formes de capitaux. « Le capital symbolique, c’est n’importe quelle propriété (n’importe quelle espèce de capital, physique, économique, culturel, social) lorsqu’elle est perçue par des agents sociaux dont les catégories de perception sont telles qu’ils sont en mesure de la connaître (de l’apercevoir) et de la reconnaître, de lui accorder valeur »(1).

En définitive, on peut dire qu’à chaque étape de son développement, l’être a besoin d’une reconnaissance par autrui, c’est-à-dire de se sentir déten­teur d’un capital symbolique. Dans l’étape maternelle, ce capital sera affectif, il génèrera l’indispensable estime de soi et d’autrui ; dans l’étape familiale, il sera économique (donc lié à la propriété privée, à l’héritage et à l’enrichisse­ment) ; dans l’étape collective, il sera culturel (les diplômes et les connaissan­ces joueront un rôle fondamental). Quant à l’étape individuelle, nous dirons que le capital symbolique commencera pour chacun par l’indispensable reconnaissance de son être corporel original, c’est-à-dire la reconnaissance d’un capital d’individualité pour chacun. L’étape individuelle bat en brèche les ostracismes de l’étape familiale (par exemple contre les femmes célibataires et les homosexuels) et ceux de l’étape collective (le racisme, le machisme, le rejet des malades et des personnes âgées). Cepen­dant, ce « progrès » peut devenir un désastre individuel : une personne dépourvue de l’estime de soi qui perd ses attaches familiales et son emploi se retrouve tout à fait démunie face à elle-même et au monde.

Eugène Michel
Octobre 2009

 
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Note

(1) Raisons pratiques, Seuil, 1994, p. 116.

 
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Bibliographie

 
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