Calcul de la créativité artistique
Un texte d’Eugène Michel
Nous proposons ici un calcul de créativité artistique qui explicite l’émergence de grandes œuvres, et nous appliquons ce modèle à Stéphane Mallarmé, André Gide et Paul Valéry.
Nous appelons « déplacement » toute situation où l’être se trouve en décalage par rapport à des prévisions ou à des habitudes. Puis, nous postulons que la créativité est stimulée par les déplacements et qu’elle croît avec leur cumul.
Soient les déplacements x1, x2, ..., xn. Le total des déplacements s’écrira : D = x1 + x2 + ... + xn
Et si la créativité est proportionnelle à D, on obtient la formule : C = µ . D
Le coefficient multiplicateur µ, que nous nommerons « potentiel productif », est un facteur propre à chaque créateur. Ce facteur inclut la volonté artistique de ce créateur (µ1), son savoir-faire technique (µ2) et sa recherche d’identité (µ3), trois paramètres indispensables à la réalisation d’une œuvre.
Donc µ peut se préciser en : µ = µ1.µ2.µ3
On obtient une équation qui permet de calculer la créativité d’un auteur :
C = µ1.µ2.µ3. (x1 + x2 +... + xn) |
Par convention, nous donnerons aux x une valeur comprise entre 0 et 10 et aux µ entre 0 et 1 par dixièmes. Nous baptiserons l’unité de créativité sous le nom de michel. Le michel est la créativité obtenue avec µ = 1 et D = 1.
On remarque d’emblée que la créativité C varie dans le temps. µ1 et µ2 en principe croîtront avec l’expérience, tandis qu’à l’inverse les intensités des déplacements s’atténueront le plus souvent avec l’âge. Chez le jeune entre 18 et 25 ans, la prise de conscience brutale d’une volonté artistique avec rencontre d’œuvres et de « maîtres » (µ1), accompagnée de l’acquisition d’un savoir-faire (µ2), génère souvent un accroissement de la créativité. À l’inverse, une renommée trop rapide risque d’annuler C si l’auteur se sent conforté dans son identité (µ3 = 0).
Avant d’appliquer notre modèle à différents auteurs, il est nécessaire d’identifier un certain nombre de déplacements-types. Sans recherche d’exhaustivité, nous proposons la liste suivante :
Il ne reste plus qu’à appliquer notre modèle aux auteurs de notre choix, c’est-à-dire Mallarmé, Gide et Valéry pour lesquels nous calculerons la créativité artistique aux alentours de leur vingt-cinquième année.
On obtient le tableau suivant :
x1 | x2 | x3 | x4 | x5 | x6 | µ1 | µ2 | µ3 | C | |
Mallarmé | 6 | 10 | 5 | 0 | 10 | 0 | 0,8 | 1 | 1 | 24,8 |
Valéry | 7 | 3 | 2 | 5 | 10 | 0 | 1 | 1 | 0,8 | 21,6 |
Gide | 5 | 10 | 5 | 0 | 0 | 10 | 1 | 1 | 1 | 30 |
Nous n’expliquerons pas tous les chiffres proposés. Ils sont bien sûr une première approche par rapport à la vie des auteurs considérés et ils mériteraient d’être modulés par des spécialistes. Le coefficient x1 est le plus facile à établir car il s’agit de comparer le lieu de naissance par rapport au lieu d’installation. Ainsi, Mallarmé est né à Paris et il a vécu à Paris. Son déplacement géographique survient brutalement lors de son affectation à Tournon. Valéry passe de Montpellier à Paris, tandis que pour Gide il s’agit du contraste des vacances passées à Uzès, avec une tentative manquée d’installation à Montpellier après la mort du père.
Notons au passage que le déplacement Nord / Sud sera caractéristique de La NRF puisque cette revue réunira toute une élite venue du Sud comme Paulhan, Supervielle, Valéry et plus tard Ponge.
Mallarmé et Gide ont un x2 maximal car l’un perd sa mère à l’âge de 5 ans et sa sœur à 15 ans, et l’autre perd son père à 11 ans. Gide a un coefficient x5 nul du fait d’une fortune personnelle.
On remarquera l’impact du coefficient µ dont la multiplication réduit vite la créativité. Mallarmé n’a pas un µ1 maximal car il ne rencontre pas son maître Baudelaire, tandis que le maître de Valéry et Gide sera Mallarmé. Nos trois auteurs ont en commun la rencontre passionnée avec une grande œuvre : Mallarmé et Valéry celle de Poe, Gide celle de Goethe. Valéry n’a pas de µ3 maximal car la volonté d’affirmation de soi nous paraît chez lui plus modérée.
Les résultats pour les trois auteurs considérés donnent un C compris entre 21,6 et 30 michels et l’on voit qu’une créativité plus grande reste possible puisque, avec six types de déplacements, C peut atteindre un maximum de 60 michels.
Gide obtient un « C » meilleur que son ami Valéry. Ceci expliquerait le contraste entre les deux œuvres, celle de Gide étant beaucoup plus suivie dans le temps que celle de Valéry qui d’ailleurs renoncera même à écrire aux alentours de la trentaine jusqu’à sa rencontre avec le jeune André Breton. Après la géniale réussite de La soirée avec Monsieur Teste, Valéry sera capté par la réflexion intellectuelle et sa créativité artistique ne survivra pas à la disparition de Mallarmé, malgré l’exploit de quelques poèmes ultérieurs.
Par rapport à l’évolution dans le temps, le grand danger qui guette un créateur est l’engagement politique. En effet, cet engagement risque de faire chuter µ3 vers zéro par brusque identification à un groupe. Gide ainsi traverse dans sa maturité une période de renoncement artistique pour se consacrer à son engagement politique.
Grandes tendances actuelles
On peut dire que les déplacements x2, x3 et x4 sont en décroissance. En effet, l’enfance est mieux protégée, le corps apprécié et les études conduisent vers un second métier.
Par contre, x1, x5 et x6 sont nettement d’actualité. Ainsi, en voyageant, gagnant sa vie avec un second métier, et explorant sa vie corporelle, un créateur qui travaille vers un µ = 1 peut atteindre une créativité de 30 michels.
Les risques de créativité faible sont encore aujourd’hui l’engagement politique, mais aussi les effets de mode (µ3 = 0). Mais on note surtout un défaut de formation par un maître, ce qui fait que la volonté artistique µ1 paraît nettement faiblir, tandis que µ2, avec les progrès de l’enseignement littéraire et artistique, est en général élevé.
Eugène Michel
Octobre 1999
Revu en octobre 2009
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