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Quatre révolutions bientôt cachées

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Les scientifiques n’ont pas pour but, normalement, d’inventer de nouvelles théories,
et ils sont souvent intolérants envers celles qu’inventent les autres.
Thomas S. Kuhn(1)

 

Près de cinquante ans après sa première publication, l’ouvrage de Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques(2), se lit comme une évidence : les sciences ne fonctionnent pas par accumulations succes­sives, mais par émergence de paradigmes que de nouveaux paradigmes finissent par remplacer après de hautes luttes en provoquant des révolutions. Cette conception de la science est devenue un paradigme !

En revanche, plus instructif aujourd’hui me semble être le chapitre X intitulé « Caractère invisible des révolutions ». Il y a là une sorte de paradoxe puisque les révolutions par définition bousculent l’ordre établi et restent mémorables. Mais justement : ce que Kuhn veut dire, c’est que les révolu­tions passent très vite inaperçues parce que les pédagogues réécrivent l’histoire scientifique dans une continuité logique. Les ouvrages d’enseigne­ment et de vulgarisation présentent les « révolutions » comme des additions au savoir.

Nous sommes bien d’accord sur le fait que les pédagogues évitent de se perdre dans les débats du passé. Je suppose que reprendre l’historique, par exemple, de l’éther, de la phlogistique ou de la génération spontanée, occuperait plusieurs livres. On laisse ces questions aux spécialistes.

Se replonger dans les mentalités d’autrefois est cependant riche d’ensei­gnements car d’une part on découvre d’où l’on vient, et d’autre part cela rend modeste sur les aptitudes humaines.

Cette notion de « caractère invisible des révolutions » – à laquelle je n’avais jamais pensé – m’intrigue d’autant plus qu’il m’est arrivé récemment une aventure : ayant eu la joie de retrouver après trois décennies, l’un des professeurs d’université pour qui j’avais le plus d’estime, je l’interrogeai sur la révolution à laquelle nous assistons grâce aux nouvelles découvertes sur la plasticité neuronale. Quelle ne fut ma surprise lorsqu’il rejeta le terme de révolution ! « Ce n’est pas une révolution, me dit-il, car c’était tout à fait attendu. »

Cette lecture de Kuhn et cette conversation m’incitent à confronter ma théorie des étapes à l’éventuelle actualité d’une révolution du savoir.

Si l’on s’interroge sur les révolutions flagrantes de notre époque, on peut aisément en trouver quatre(3) : la révolution numérique, l’allongement de la vie, l’émancipation de la femme et la plasticité neuronale.

Ma théorie prend en compte ces quatre révolutions : la première, le numérique, est une amélioration radicale de notre 4e outil, l’écrit. Il est donc normal qu’elle provoque des bouleversements universels. La 2e, l’allonge­ment de la vie, est la conséquence de l’augmentation du savoir dû à l’écrit : elle génère la possibilité d’envisager la vie comme un développement permanent en des étapes de plus en plus sophistiquées. La 3e – l’éman­cipation de la femme – correspond à mon étape individuelle où le corps devient la première valeur. Enfin, la 4e révolution – la plasticité neuronale – est à l’origine de mon concept d’inventus neuronal.

Cependant, bien que récentes, on peut se demander si ces « révolu­tions » ne sont pas déjà en train d’être cachées ! Le propos de mon professeur va bien dans le sens d’une intégration additionnelle du nouveau savoir : l’ordinateur et Internet, la probabilité de vivre longtemps, l’égalité des femmes et des hommes, la nécessité de stimuler durablement notre système neuronal paraissent des évidences. On ne peut pas chaque matin se dire qu’on est en train de vivre une révolution.

Et pourtant, tout est en cours de changement par rapport à nos aînés. L’étape familiale est bouleversée par l’émancipation non seulement de la femme, mais de toutes les catégories sociales anciennement réprimées ; le numérique transforme de fond en comble la vie professionnelle et person­nelle ; l’allongement de la vie oblige à reconsidérer entièrement les périodes d’existence ; et la plasticité neuronale nous confronte à toutes nos responsa­bilités éducatives et relationnelles.

De ces quatre révolutions, deux sont sociales : l’émancipation et le grand âge ; une est technique : le numérique ; et une est scientifique : la plasticité neuronale. Les deux révolutions sociales sont certainement les mieux inté­grées par la population. On a déjà oublié ce que pouvaient être les situations antérieures. Les nouvelles générations prennent ces évolutions pour des acquis. La révolution technique pose plus de problèmes car elle provoque un brusque écart générationnel et organisationnel. Sa prise de conscience individuelle est aujourd’hui indispensable si l’être ne veut pas subir des situations qui deviennent incompréhensibles.

Enfin la plasticité neuronale n’a pas encore atteint le grand public. Il est à prévoir que plusieurs décennies seront nécessaires pour que ses consé­quences se généralisent : depuis l’enfance jusqu’au grand âge, notre être dépend entièrement des problématiques intéressantes que nous lui propo­sons au gré des stimulations sensorielles et relation­nelles, imitatrices et exploratrices. L’ancienne conception – tout à fait caduque aujour­d’hui – était que l’enfance se construisait d’une façon relativement spontanée et que l’adulte représentait l’accession à une maturité générale de son être.

Kuhn a raison : ces quatre révolutions seront bientôt cachées au moment même où leurs effets seront encore en cours de développement.

Les révolutions sont si bien cachées que c’est en lisant Kuhn que je découvre quelle fut réellement celle apportée par Darwin il y a juste 150 ans. En effet, l’idée de l’évolution des espèces était depuis longtemps dans les esprits puisqu’elle apparut avec Buffon et Lamarck. Avec Darwin, ce qui bouleversa l’ordre établi, ce fut de considérer que l’évolution n’avait aucun but précis : l’être humain n’était en aucun cas un aboutissement vers plus de perfection mais un simple phénomène résultant d’un enchaînement logique qui aurait pu aussi bien ne pas se produire.

À ce propos, ma théorie d’extension du champ relationnel affine les concepts darwiniens. Même dans les situations d’abondance, pour tout âge et toute espèce, la vie ne peut se séparer de son principe constitutif d’explora­tion. Son histoire progressive est une diversification pour l’amélioration et l’extension du champ relationnel. Cette extension est devenue si importante aujourd’hui que nous en craignons les ravages planétaires et non plus locaux. Il est certain qu’une extension trop rapide du champ relationnel a toujours fait encourir son effondrement.

Eugène Michel
Décembre 2009

 
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Note

(1) La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Champs n° 791, p. 46.

(2) Tous mes remerciements à Gisèle Sapiro qui m’a incité à (re)lire Kuhn.

(3) Je ne mentionne ni la génétique ni la protection sociale que l’on peut considérer comme antérieures.

 
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Dernière révision : mercredi 19 février 2014 – 13:20:00
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