Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Entre habitus et inventus : l’extensio

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Ma formation de biophysicien de la cellule m’a fait réfléchir depuis une quinzaine d’années à l’émergence de la vie et à son étonnante propagation. Au fil d’articles publiés en revue et sur le web, j’ai proposé une théorie du développement pour laquelle il manquait une désignation synthétique. Nous la nommerons ici « théorie de l’extensio ».

La vie est la création d’un compartiment intérieur très simple, sorte de bulle-cellule, qui se différencie de l’extérieur par des échanges à travers une membrane semi-perméable. Aussitôt, cette bulle se dilate puis se dédouble en deux bulles semblables. Il faut supposer que la reproduction à l’identique s’est déclarée dès l’origine de la vie. Une bulle-cellule quasi-vide grossit par incorporation d’apports, puis éclate en deux petites bulles identiques qui elles-mêmes se mettent à grossir, et ainsi de suite.

Or, il est évident qu’une reproduction démultipliée ne peut jamais s’effectuer rigoureusement à l’identique. Des différences apparaissent de façon inéluctable. Parmi les diverses bulles-cellules, certaines seront plus stables que d’autres ainsi que leur descendance. Dès le départ, la complexi­fication(1) – aussi minime soit-elle – de cet intérieur n’a été possible que par la multiplication des bulles-cellules. L’évolution commence avec le principe même de reproduction duplicative.

La reproduction va non seulement entraîner la diversification mais aussi la juxtaposition cellulaire, qui, après intégration de certaines variantes, va générer les organismes pluricellulaires(2).

Après un temps de l’ordre du milliard d’années, la bulle-cellule devient un organisme qui prend une part active dans l’obtention des apports dont il a besoin. Plus exactement, l’évolution va favoriser les structures qui sont les plus efficaces pour obtenir leurs apports puisque celles-ci se dupliqueront plus vite.

En définitive, l’évolution s’orientera vers une extension du champ relationnel des êtres vivants pour moins dépendre d’un environnement limité dont la probabilité d’être déficient dans son rôle de fournisseur d’apports serait plus grande. Cette extension présente trois modes de mise en œuvre : par le nombre dans une même espèce, par la diversification des espèces vers tous les biotopes, par la complexification avec symbioses et commensalités.

Mais que se passe-t-il chez les humains ?

En observant le développement juvénile, l’élargissement du champ relationnel est flagrant : l’enfant commence son existence dans le ventre de sa maman puis continue près d’elle ou son substitut, ensuite il élargit son horizon avec la famille ou le petit groupe, puis il accède à la collectivité.

Quant à l’extension collective, elle est également évidente puisque l’être humain a essaimé sur toute la planète en sociétés qui sans cesse étendent leur rayon d’action.

L’originalité de notre théorie du développement fut de démontrer que :

Il en résulte la description des quatre étapes du développement : maternelle-sensorielle, familiale-gestuelle, collective-orale et individuelle-écrite. La religion se conforte dans l’étape familiale, la politique dans l’étape collective, le corps dans l’étape individuelle. Ces étapes se produisent en gigogne – chacune incluant la précédente –, ce qui n’exclut pas la survenue de conflits intenses, véritables déchirements pour sortir d’une chrysalide. Amour fusionnel, croyance métaphysique, système politique parfait, jeunesse perpétuelle, chaque étape génère une utopie. Les quatre utopies sont modulées diversement par les groupes et les individus. En particulier, la croyance peut s’atténuer en « dualisme flou » et l’engagement politique en vote désabusé.

Le corps individualisé est la grande conquête actuelle en Occident à travers quatre domaines : la sexualité, l’esthétique, la santé, la pratique sportive pour chacun desquels on peut observer des excès. La relation corporelle avec autrui et avec le monde, le confort sensoriel et la longévité sont des aspirations universelles.

Cette nouvelle étape – individuelle(3) – nécessite d’être bien préparée par les étapes précédentes. Dans le cas contraire, les errances sont probables.

La théorie de l’extensio est une révolution. Pour la première fois, les diverses passions et aptitudes humaines se trouvent coordonnées selon un raisonnement purement logique.

L’inventus(4) est un corollaire de cette théorie : l’extension du champ relationnel est rendue possible par l’invention d’outils nouveaux sélectionnés par l’évolution puis par la créativité humaine rendue elle-même possible par la plasticité neuronale. Et si la problématique d’obtention des apports est toujours nouvelle du fait-même de l’extensio, c’est l’inventus qui apporte sans cesse des solutions.

L’habitus(5) – dans un sens bourdieusien élargi – représente la partie duplicative de l’existence, l’inventus sa partie exploratrice. L’un ne va pas sans l’autre. De sorte que l’on peut établir ce théorème fondamental de la théorie de l’extensio :


L’extensio résulte de l’incessante émergence de l’inventus dans l’habitus.


La marche est un bon exemple d’extensio : son habitus est donné par la sensation de verticalité (oreille interne), la détection du centre de gravité (voûte plantaire), la familiarité visuelle avec l’environnement et la coordination réflexe du mouvement ; son inventus est provoqué par l’objectif visuel, le déséquilibre volontaire vers l’avant et l’observation du terrain récepteur.

En définitive, l’extensio, c’est-à-dire l’extension du champ relationnel structurée par l’habitus et l’inventus, résume la pratique du corps dans sa relation à autrui et au monde qui elle-même dépend d’un constant affinement des sens, des gestes, de la parole et de l’écrit.

Le lecteur nous pardonnera de démystifier l’existence à travers une description quelque peu terre-à-terre. Nous dirons toutefois qu’au moins un mystère subsiste : celui de l’étonnante aptitude universelle à la jouissance corporelle. D’autre part, l’extensio s’accompagne d’une insaisissable intensio : les multiples variantes de la reproduction du développement collectif par l’individu suscitent des intentionnalités qui échappent à toute clarté.

Eugène Michel
Janvier 2011

 
*   *   *
*

Notes

(1) Notion chère à Edgar Morin. L’hominisation est très bien décrite dans son livre Le paradigme perdu : la nature humaine (Seuil, Points essais n° 109, 1979),

(2) Ce mécanisme logique est proposé par le biologiste Georges Chapouthier dans L’homme, ce singe en mosaïque (Odile Jacob, 2001),

(3) L’individualité contemporaine est explorée par de nombreux auteurs tels Luc Boltanski, Ph. Corcuff, B. Golse, J-C. Kaufmann, B. Lahire, F. de Singly, S. Tisseron.

(4) Pour le concept d’inventus, se rapporter à nos articles en ligne sur ce site.

(5) Citons parmi les ouvrages présentant les travaux de Pierre Bourdieu : L. Pinto, G. Sapiro, P. Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Fayard, 2004 ; P. Champagne, O. Christin, Mouvements d’une pensée, Bordas, 2004 ; P. Bonnewitz, Pierre Bourdieu : vie, œuvres, concepts, Ellipses, 2002.

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : mercredi 19 février 2014 – 17:20:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés