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Théorie de l’extensio et mathématiques

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

« Toute partie compacte d’un espace vectoriel normé est fermée et bornée. »
 

Dans son article intitulé Vive les maths ! (Obs, 29/10/2015), Doan Bui présente le livre d’entretien d’Alain Badiou avec Gilles Haéri « Eloge des mathématiques » (Flammarion, sept. 2015, p. 127). En sous-titre : « Le philosophe Alain Badiou signe un vibrant éloge d’une discipline mal aimée, utilisée comme instrument de sélection alors qu’elle devrait faire partie de la culture ordinaire. » L’article insiste sur la protestation de Badiou contre le désintérêt actuel des philosophes pour les mathématiques.

Il s’avère que l’article de Doan Bui est l’arbre qui cache la forêt. L’œuvre de Badiou consiste à créer une sorte de philosophie mathématique car « En tant que science de l’être, les mathématiques sont cruciales dès le début, dès qu’on entre en philosophie. » (op. cité, p. 41)

Badiou raconte comment et pourquoi les mathématiques étaient tellement présentes chez les philosophes Grecs. Le tournant se serait amorcé à la fin du XIXe siècle et la faute reviendrait aux philosophes si maintenant philosophie et mathématiques divergent.

Pour Badiou, il s’agit d’une catastrophe car les mathématiques sont un modèle de rationalité : « Ce que la mathématique rend finalement possible, ce par quoi elle s’offre – sans elle-même le savoir, ni vraiment s’en soucier –, en tant que ressource spéculative, au philosophe soucieux d’outrepasser le relativisme contemporain et de rétablir la valeur universelle des vérités, c’est ce que je nommerai la possibilité d’une ontologie absolue. » (pp. 83-84)

Et de préciser : « Je suis convaincu (...) qu’il existe des vérités absolues, certes arrachées, au moment de leur création, à un sol particulier (un moment de l’Histoire, un pays, une langue...), mais construites de telle sorte que leur valeur s’universalise. »(p. 84)

Ces vérités seraient au nombre de quatre : les vérités scientifiques, les vérités politiques, les vérités artistiques et les vérités amoureuses.

Cependant, si le Multiple est inévitable, il doit se fonder sur une base solide : « Nous devons trouver une garantie ontologique immanente et absolue qui soit basculée intégralement du côté du simple multiple comme tel... » (p. 87) Et d’arriver à la conclusion : « Les mathématiques sont l’ontologie » (p. 110)

De sorte que, s’agissant de la recherche du bonheur : « Au fond, les mathématiques sont la plus convaincante des inventions humaines pour s’exercer à ce qui est la clé de tout progrès collectif comme de tout bonheur individuel : oublier nos limites pour toucher, lumineusement, à l’univer­salité du vrai. » (p. 116)

Ainsi, l’enjeu serait radical : dans ce quasi-mysticisme, on comprend qu’Alain Badiou déplore à la fois les méthodes actuelles d’enseignement des mathématiques et l’ignorance des philosophes.

Pour la théorie de l’extensio, il s’agit là d’un débat important car on se souvient que l’extensio est réalisé grâce à l’acquisition des quatre outils successifs : les sens, les gestes, la parole et l’écrit.

 

Or, la philosophie et les mathématiques ont un point commun : ce sont des écrits. Mais il y a un problème, elles n’appartiennent pas à la même catégorie d’écriture.

Si l’on réfléchit à ce qu’est l’écrit, on s’aperçoit qu’il se compose maintenant de quatre familles bien distinctes : l’écrit littéraire, l’écrit mathématique, l’écrit informatique et l’écrit musical. Ces écrits sont distincts parce qu’ils n’utilisent pas les mêmes signes et ils n’ont pas les mêmes buts. La littérature utilise l’alphabet, les mathématiques les chiffres et les symboles, l’informatique les langages de programmation et la musique la notation musicale.

Qui penserait pouvoir exceller dans ces quatre catégories ? Pourtant, des mathématiciens peuvent être poètes, des philosophes musiciens, des musiciens informaticiens, etc.

L’écrit étant un outil de l’extensio, le cumul des compétences sera le bienvenu. Il est donc logique que l’élitisme s’appuie sur l’addition des compétences dans l’écrit. Cela se fait dans le sens d’apparition des catégories d’écrits : d’abord, le littéraire (avec une arithmétique et une logique de base), puis les mathématiques, puis l’informatique.

Il faut noter que la musique échappe à ce système car elle diffère des trois autres catégories en ce sens qu’elle n’en découle pas – une partition peut très bien ne contenir aucun mot – et son utilité est spécifique. On constate donc un enseignement très parcellaire de l’écriture musicale que d’aucuns regretteront.

À moins d’une spécialisation dans la réflexion vers l’une des trois autres catégories qui, certes, est souhaitable chez quelques-uns, nous dirons que le philosophe n’a besoin que d’une culture générale en dehors de l’écriture littéraire. La diagonalisation des matrices, l’étude des espaces compacts, la création d’une « application », la maîtrise du code HTML sont des technicités qui ne peuvent appartenir à la « culture ordinaire », si cette expression a un sens.

Nous pensons qu’une priorité doit être donnée aux savoirs littéraires universels et narratifs comme l’évolution de la vie végétale et animale, la plasticité neuronale, l’impact de l’écrit sur nos sociétés, l’histoire des modes d’organisation des humains, etc. La résolution de problèmes doit aussi être enseignée, mais elle ne doit pas rester purement mathématique : la logique est aussi psychologique !

Cependant, Alain Badiou avance un argument supplémentaire : « C’est d’ailleurs une vertu importante des mathématiques : des impostures de ce genre y sont impossibles. » (p. 25) Il s’agit de l’imposture des « nouveaux » philosophes. Voilà, nous devrions tous être des joueurs d’échecs intrépides parce que là, on ne peut pas tricher.

À notre avis, c’est confondre les deux modes de fonctionnement très différents de l’écrit littéraire et de l’écrit mathématique. Ou plutôt vouloir injecter les rigueurs du second dans le premier. On retombe dans des rêves de constructions implacables ! Tout « grand » philosophe du 19e siècle ne voulait-il pas créer ex-nihilo un système irréfutable ? Aucun n’y est parvenu... heureusement !

Il faut bien se rendre compte qu’il y a une raison majeure au choix de l’élitisme par les mathématiques : l’acquisition d’une froideur par rapport aux problèmes rencontrés. Les années d’enseignement intense des mathématiques après le bac transmettent aux jeunes gens un détachement par rapport aux problématiques imposées. Un semblant de rationalité se met en place : on applique une technicité d’analyse, on trouve un résultat au problème, on prend les décisions sans états d’âme. Excellent pour un management des entreprises désincarné et soi-disant efficace !

Pour l’extensio, la diversité est la règle. Existeront des philosophes passionnés d’art, de biologie, d’histoire, de politique, de sport ou de cuisine qui n’auront aucune relation avec les mathématiques. Et si quelques-uns se délectent d’algèbre, d’analyse ou de programmation, tant mieux, mais ils resteront une minorité, et comme les mathématiques, à l’instar des autres disciplines, continueront à creuser leur sillon vers une complexité de plus en plus grande, il est à prévoir qu’elles divergeront de plus en plus de la philosophie.

D’ailleurs, l’on remarquera que, chacun voyant midi à sa porte, si pour Alain Badiou les mathématiques sont l’ontologie, le philosophe-musicien dira que c’est la musique, car la notation musicale permet de matérialiser le sentiment du sublime et le philosophe-informaticien que c’est la programmation, car on y atteint l’efficacité parfaite du bon fonctionnement.

Eugène Michel
Novembre 2015 – Mars 2016

 
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Dernière révision : vendredi 11 mars 2016 – 11:30:00
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