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Théorie de l’extensio et smartphone

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Le smartphone a été créé il y a une douzaine d’années. Sa diffusion rapide fait suite à celle du téléphone mobile il y a vingt ans. L’adjonction d’Internet provoque une 2e révolution. Nous allons étudier ici de quelle façon l’appareil contribue au principe fondamental de la théorie de l’extensio qui est l’élargissement de la relation au monde.

Selon l’extensio, le développement se réalise par l’acquisition en gigogne des étapes familiale, collective et, plus récemment, individuelle. Il en résulte que nos vies s’organisent en trois domaines d’extension du champ relationnel : familial, collectif et individuel.

Nous proposons le tableau ci-dessous où l’on attribue la note « 2 » pour une fonction dont l’utilité est très générale dans le domaine considéré et « 1 » pour les autres.


  Domaine Familial Domaine Collectif Domaine Individuel
Téléphone 2 2 2
Photos 2 1 2
Textos 2 1 2
Vidéos 1 1 1
Radio / musique 1 1 2
Email 1 2 1
Réseaux sociaux 1 1 2
Web 1 2 * 2 *
Agenda et notes 1 2 2
Autres applis ** 1 1 2
Total 13 14 18

 
* 2017 aura été, en France, « la première année où le smartphone supplante l’ordinateur comme porte d’entrée de l’Internet. » (Francis Brochet, op. cité en note 1, p. 16)

** En particulier, les applications d’achats en ligne et les jeux.

On constate que le smartphone va crescendo en fonction des étapes du développement. Cet appareil de poche semble favoriser la conquête de soi-même. Mais on peut aussi bien ne l’utiliser qu’à travers les allégeances de base. L’utilisation du smartphone entre le domaine familial et le domaine collectif varie bien sûr en fonction des éloignements familiaux, des métiers, des implications de chacun(1).

S’agissant de l’accession à l’étape individuelle, la théorie de l’extensio insiste sur le rôle de la pratique de l’écriture individuelle. Or, sur le smartphone, l’écrit reste pour le moment fragmentaire et comme bousculé par l’immédiat. Les « textos » ne permettent pas l’expression d’une pensée vraiment individuelle.

On remarquera que le smartphone atténue la frontière entre la parole et l’écriture en créant une sorte d’oralité écrite, et cela d’autant qu’une dextérité des pouces apparaît. La publication trop spontanée d’écrits courts dans les réseaux sociaux peut être dommageable. Les messageries instantanées produisent des conversations plus ou moins périlleuses sans le support des intonations de voix et des expressions du visage(2). De plus, elles sont archivées(3).

L’autre élément important de l’étape individuelle est l’inventus individuel, c’est-à-dire la créativité autonome. Celle-ci est stimulée, surtout chez les nouvelles générations, par la « mise en scène » de soi-même, ainsi que la publication ludique de photographies et de vidéos.

Enfin, l’étape individuelle est celle de la reconquête du corps. Il est difficile de formuler l’impact corporel de cet outil qui devient comme un prolongement physique de soi-même. Mais ce qui est certain, c’est que son appropriation par chacun favorise l’évolution vers une égalité hommes/femmes.

On ne s’étonnera pas que le smartphone plaise tant aux adolescents car à cet âge on se positionne entre vie familiale et vie collective et l’on commence à revendiquer une vie individuelle autonome. Les adolescents deviennent ainsi les champions de l’exploration de toutes les facettes possibles du smartphone, en particulier celles des réseaux sociaux et de la créativité musicale ou humoristique.

Chez les étudiants, les domaines collectifs et individuels ne sont pas encore bien délimités. Sherry Turkle (op. cité en note 3) étudie de façon vertigineuse ce nouveau royaume. Le téléphone « en privé » est délaissé au profit d’envoi de textos par centaines chaque jour. Turkle détecte que l’art de la conversation chez les jeunes nord-américains se perd par crainte de l’émotivité non dissimulable liée à la parole.

Le succès universel de cet objet, avec le risque d’obligation ou d’addiction pour une connectivité permanente, semble créer une mythologie au sens de Roland Barthes. Il se trouve que, pour le cinquantenaire des Mythologies, Jérôme Garcin a publié un ouvrage collectif intitulé Les Nouvelles mythologies (Points essais, Seuil, n° 661, 2007). Le smartphone n’existait pas, mais ses composantes sont présentes dans au moins cinq textes : le GPS, l’iPod, le téléphone portable, le SMS et la Wifi.

Relisant le texte de Barthes sur la DS 19, on est surpris de découvrir qu’on peut l’appliquer à notre smartphone sans changer une ligne. Cela donne : « Je crois que l’automobile (le smartphone) est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle (en lui) un objet magique. » (Points essais, Seuil, n° 10, 1970, p. 140). Un objet magique ! En effet, on ne peut manquer d’être impressionné par ce flot d’informations visuelles et auditives capté et envoyé personnellement à travers les airs.

Barthes analyse la matérialité de la DS 19 dans l’ajustement précis de ses éléments, son lisse et ses transparences, toutes qualités présentes dans le smartphone : « La Déesse (le smartphone) est visiblement exaltation de la vitre, et la tôle n’y est qu’une base. »

La fin du deuxième paragraphe produit un effet encore plus inattendu : « La Déesse (le smartphone) est d’abord un nouveau Nautilus. » Il faut se référer aux textes « Nautilus » et « Bateau ivre » des mêmes Mythologies pour comprendre ce que veut dire Barthes. Citons : « Or tous les bateaux de Jules Verne sont bien des « coins du feu » parfaits, et l’énormité de leur périple ajoute encore au bonheur de leur clôture, à la perfection de leur humanité intérieure. Le Nautilus est à cet égard la caverne adorable : la jouissance de l’enfermement atteint son paroxysme lorsque, du sein de cette intériorité sans fissure, il est possible de voir par une grande vitre le vague extérieur des eaux, et de définir ainsi dans un même geste l’intérieur par son contraire. » (op. cité, pp. 76-77).

En 2005, A. Gonord et J. Meurath avaient déjà utilisé la métaphore du navire à propos du téléphone portable qui serait un « monde embarqué » : « Le mobile met à ma disposition un mini-monde : mon mini-monde, qui me prolonge dans ma poche, et je peux sortir avec. »(4) « Je suis au centre de mon monde que j’embarque avec moi. »(5)

Ainsi, le smartphone matérialise notre relation au monde et il nous accompagne partout. Il est comme un Nautilus qui donne l’illusion de pouvoir naviguer individuellement à travers le monde proche ou lointain, en toute sécurité, dans l’oubli des requins.

Le smartphone n’est pas seulement une facilitation de l’existant, il ouvre des possibilités d’extension relationnelle dans les trois domaines : le familial, le collectif et l’individuel. C’est ce que recherchent les nouvelles générations dans les réseaux sociaux : certes, mieux se définir soi-même, mais aussi ouvrir sans cesse des horizons nouveaux, sans limitation de distances. Les raccourcis que permet la technologie peuvent être périlleux, on refuse tout enfermement dans un village, mais c’est pour risquer un repli sur soi-même.

Dans sa multiplicité, le smartphone est un objet paradoxal. Il individualise, mais peut aussi bien, par l’accessibilité permanente et les effets de groupe des réseaux sociaux, grégariser les utilisateurs. Comme pour la voiture, seule la mise en œuvre raisonnée de ce geste sensoriel permet d’augmenter la parole et l’écriture pour élargir harmonieusement le champ relationnel.

Eugène Michel
Septembre 2018


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Notes

(1) Par exemple, Francis Brochet considère que le smartphone impacte fortement la vie politique. Cf. Démocratie smartphone, le populisme numérique de Trump à Macron, Éditions François Bourin, 2017.

(2) Au sujet de l’éducation numérique des adolescents, voir par exemple Serge Tisseron, 2017 : Téléphone mobile : éduquer à la logique des outils numériques plutôt qu’interdire le terminal et André Giordan, « Il est temps d’utiliser le smartphone en classe ».

(3) L’ethnologue Sherry Turkle évoque les angoisses que cette question peut susciter (Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, Éditions L’échappée, 2015, pp. 396-404.)

(4) A. Gonord, J. Menrath, Mobile attitude. Ce que les portables ont changé dans nos vies. Hachette Littératures, 2005, p. 242

(5) Idem, p. 245.

 
28 mars 2016

 
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