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Inégalités chez les enfants de grande section

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Une sociologie engagée

Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants (Le Seuil, août 2019, 1 230 pages), sous la direction de Bernard Lahire, est une vaste enquête, réalisée de 2014 à 2018 par dix-sept sociologues, « auprès de 35 enfants âgés de 5 à 6 ans, scolarisés en grande section maternelle, et vivant dans différentes villes de France. » (p. 12). Ces enfants ont été choisis dans les « trois grandes classes sociales » dénommées au pluriel : populaires, moyennes et supérieures.

« Saisir les inégalités présentes dès l’enfance est une manière d’appréhender l’enfance des inégalités, au sens de leur genèse dans la fabrication sociale des individus. Travailler sur de très jeunes enfants est essentiel étant donné l’importance des effets de la socialisation précoce sur le destin des individus. » (p. 13)

L’ouvrage présente de façon détaillée 18 études de cas. « Elles sont ordonnées par classe, des classes populaires aux classes supérieures, afin de donner à lire les effets d’une augmentation progressive des capitaux économique et culturel sur les conditions de vie et les processus de socialisation des enfants. » (p. 91) « La variété, la richesse et la densité des informations produites sur chaque cas permettent d’incarner la réalité de l’ordre inégal des choses et de rendre plus difficile le détournement du regard ou l’indifférence. » (p. 15)

Le résultat est radical. Impossible de ne pas être ému par la situation des trois premiers cas de migrants : Libertad (« la vie très précaire d’une petite fille rom ») dont la famille est arrivée en France en 2007, ou celle de Balkis, (« dormir dans une voiture devant l’école ») dont la famille d’origine algérienne vient de quitter l’Espagne. Ashan (« vivre seul avec sa mère dans un foyer de sans-abri »), dont la maman, persécutée au Sri Lanka, est arrivée en France en 2008, aime l’école, mais brutalise ses camarades. Il faut lire les six pages du chapitre « Ashan en classe : entre moments d’absences et grave indiscipline ». Heureusement, les services sociaux interviennent et l’on peut admirer l’implication du personnel des écoles.

Effectuer l’enquête en grande section de maternelle plutôt qu’en CP crée la nouveauté. En effet, c’est à ce moment que se joue la relation fondamentale entre une bonne maîtrise de l’écoute-parole et la toute prochaine acquisition de la lecture-écriture. La question est très bien analysée dans le chapitre 7 de la 3e partie « Lire et parler », bien que la conclusion aboutisse à une évidence : « Ainsi, les compétences langagières enfantines constituent autant d’atouts – ou au contraire de points faibles – en vue de la scolarité future. » (p. 1 094)

Bernard Lahire ne cache pas son engagement « contre la régression » : « ...on peut, sans pathos ni partialité, affirmer que les gouvernements successifs français de ces quarante dernières années n’ont cessé de nous faire régresser du point de vue de la démocratie et de la civilisation. » (p. 1 176) Appropriation privée de la richesse collective, non-démocratisation de la culture, affaiblissement des services publics montrent, selon lui, qu’a été abandonné « tout horizon général émancipateur ».

S’agissant de l’école, on constate la diminution de 35,5 % en 1981 de scolarisation des enfants de 2 ans à 11 % en 2012. « Les inégalités se sont donc assurément accrues durant cette dernière année. » (p. 1 179)

« À chaque recul de l’État dans tous les domaines concernant la famille (emploi, logement, scolarité, santé, aides sociales, transports, etc.), ce sont des inégalités qui se creusent entre les classes sociales et des horizons qui se referment. » (p. 1 179)

Bernard Lahire espère que, en suscitant l’émotion, l’enquête sur les inégalités flagrantes parmi les enfants de 5 à 6 ans permettra une vraie prise de conscience politique, c’est la dernière phrase de sa conclusion : « Puisse ce livre contribuer à ce que l’ordre inégal des choses soit reconnu, contesté, et contrarié. » (p. 1 179)

 

Au regard de la théorie de l’extensio

Notre théorie de l’extensio (Edilivre, 2012) démontre à quel point la décision politique se doit de pallier les carences et excès que les enfants peuvent rencontrer dès la naissance du fait des aléas maternels et familiaux. Plusieurs de nos articles en ligne, en particulier Améliorer notre système éducatif (avril 2009) et Théorie de l’extensio et compétition (novembre 2017) évoquent cette question.

La théorie de l’extensio décrit le développement en trois étapes successives en gigogne : familiale, collective et individuelle. L’enfant, présent d’abord dans le ventre de la maman, puis élevé et protégé par la famille, se trouve au départ entièrement dépendant de la famille. Le risque de monde clos, fermé à tout regard extérieur, est important. De sorte que l’on peut supposer que c’est au moment de la conception et de la naissance que l’enfant risque de subir au maximum les inégalités.

Le jeune enfant étant immergé dans un monde restreint, c’est à ce moment qu’il va subir le plus intensément les inégalités sur tous les aspects de son existence. Or, il faut imaginer que chaque famille donne priorité à sa progéniture et se voit plus ou moins submergée par les obligations éducatives et professionnelles. Tandis que la solidarité de voisinage reste tranquillement respectueuse de la vie privée.

C’est donc à l’étape collective d’agir, c’est-à-dire à l’État et aux professionnels du service public. Cependant, ces personnes vivent pour la plupart elles-mêmes dans leur propre priorité familiale compétitive ! Bernard Lahire a raison de vouloir susciter l’émotion, mais il faut craindre que ce seront plutôt les parents bien informés, ce qui inclut les décideurs politiques, qui trouveront une justification de leurs efforts éducatifs... pour leurs propres enfants.

Dans sa conclusion anthropologique, Lahire insiste sur la caractéristique fondamentale des humains par rapport aux autres espèces animales d’être doté d’un « programme génétique beaucoup plus sommaire » (p. 1 162). L’auteur explique que l’être humain crée des artefacts et des savoirs que chacun doit apprendre ou non à maîtriser.

C’est en fait tout l’épigénétique que l’auteur aborde. Rappelons que l’épigénétique représente le développement de l’individu après la naissance résultant, non pas d’une programmation inéluctable, mais de la relation à l’environnement. Tout défaut de cette relation provoquera un retard neuronal très difficile, voire impossible, à rattraper.

L’épigénétique n’est pas propre aux humains, mais il est bien évidemment plus complexe dans notre espèce, suite aux lents progrès de la manipulation (les premiers galets taillés datent de 2,6 millions d’années, la maîtrise du feu de 500 000 ans) et à l’apparition de la parole il y a environ seulement 100 000 ans, de laquelle découle l’invention de l’écriture il y a 5 000 ans. Le nombre de neurones augmente et, fait essentiel, c’est après la naissance qu’une grande partie des connexions synaptiques s’établit en fonction des stimulations extérieures.

Ainsi, les inégalités s’inscrivent moléculairement dans l’enfant au fur et à mesure de son développement. Quel que soit le milieu social, l’enfant mal-aimé, maltraité ou mal soigné, l’enfant sans sécurité matérielle ou affective, l’enfant délaissé ou trop gâté, l’enfant peu ou trop sollicité dans sa sensorialité, sa gestuelle, son acquisition de la langue du pays où il grandit, ses résultats scolaires, va connaître des stabilisations neuronales en partie défavorables.

Il ne restera qu’à espérer que le passage à l’étape individuelle, lors de l’adolescence, se fera avec une prise de conscience réparatrice et que la plasticité neuronale se mettra en œuvre. Cette plasticité, qui est sans doute beaucoup plus grande que ce que l’on croit, reste aléatoire (On peut lire à ce sujet notre article Une nouvelle utopie : la plasticité corporelle (avril 2019)). Notre devoir n’est-il pas de lutter contre les souffrances évitables le plus en amont possible ? Et cela pour chaque habitant.

Comme si le hasard, ou la logique, faisait bien les choses, Bernard Lahire, dans sa conclusion, rejoint notre travail en proposant l’idée d’extension de soi : « Pourtant, c’est bien l’humanité même qui, depuis ses lointaines origines, est indissociable d’artefacts tels qu’outils, armes, vêtements, habitats et techniques (de chasse, de pêche, de fabrication ou de préservation du feu, etc.) permettant l’extension de soi, de ses capacités cognitives ‌et de ses forces. » (p. 1 163)

Plus loin, c’est un sous-titre : « La richesse comme extension de soi » (p. 1 165) Et l’affirma­tion : « Les inégalités que nous avons mises en évidence dans cet ouvrage (...) touchent toutes, d’une façon ou d’une autre, à la question fondamentale de l’accès socialement différencié à toutes les extensions de soi possibles, à toutes les formes d’augmentation de sa réalité ou de son pouvoir sur la réalité. » (p. 1 166)

Ou bien : « Je voudrais prendre ici deux exemples d’ordre très différent pour faire comprendre l’intérêt de cette idée d’extension ou d’augmentation de soi ... » (p. 1 167)

La théorie de l’extensio s’inscrit dans cette façon de voir, mais insiste sur la relation, ce qui équivaut au « pouvoir sur la réalité » mentionné plus haut : « En définitive, l’évolution s’orientera vers une extension du champ relationnel des êtres vivants pour moins dépendre d’un environnement limité dont la probabilité d’être déficient dans son rôle de fournisseur d’apports serait plus grande. Formulé ainsi, c’est le principe fondamental de la théorie de l’extensio. » (Théorie de l’extensio – Résumé, mai 2014)

Pour la théorie de l’extensio, les inégalités sont le résultat des impitoyables compétitions auxquelles se livrent les humains à travers les trois étapes du développement – familiale, collective et individuelle – par la meilleure acquisition possible, encouragée par les liens affectifs, des quatre outils neuronaux sens, gestes, paroles et écrits. Le sentiment de sécurité affective et domestique, la confiance en soi et en autrui, la dextérité pour accumuler un capital économique ou culturel sont la résultante d’une bonne transmission de ces outils relationnels.

Eugène Michel
Mars 2020

 
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