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Théorie de l’extensio et « nature humaine »

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Le biologiste Pier Vincenzo Piazza a publié en 2019 Homo biologicus, Comment la biologie explique la nature humaine (Albin Michel, 429 pages). L’auteur nomme « humanocentrisme dualiste », le fait de voir « l’Homo sapiens comme le seul être vivant constitué d’un corps biologique et d’un esprit immatériel, non biologique. » (p. 17) La thèse de Piazza, c’est que les nouvelles connaissances en biologie bouleversent l’appréhension de ce qu’on nomme « esprit » : « Grâce aux découvertes du XXIe siècle, nous n’avons plus besoin de recourir à une entité immatérielle pour expliquer notre humanité.../... La biologie du XXIe siècle réconcilie donc l’esprit et la matière. Elle ne nie pas l’esprit mais simplement le matérialise. » (p. 45)

Cette « réconciliation » nous semble quelque peu utopiste car on ne voit pas comment le mot « esprit » pourrait échapper à son abstraction par rapport au corps. Parler d’esprit matériel est oxymorique. Que le mot « esprit » s’affaiblisse de nos jours, nous sommes bien d’accord, mais comment ne garderait-il pas sa connotation acorporelle. Cette ambiguïté inhérente au vocabulaire génère ce que nous avons appelé un « dualisme flou » (Cf. notre article « Habitus, inventus et plasticité corporelle »). Matériel ou pas, le mot « esprit » semble à éviter dans la recherche scientifique. L’abandon d’un terme abstrait est d’ailleurs courant en sciences, comme par exemple le fameux « éther » pour parler du fluide qui était supposé remplir le vide.

Quant à l’expression « nature humaine » du sous-titre, elle nous laisse perplexe. Elle relève de l’idée de séparation de l’humain des autres espèces animales : l’humain est un mammifère, mais sa « nature » serait très spécifique. Or, s’il y a une « nature humaine », quelles sont les autres « natures » ? Se demande-t-on ce qu’est la « nature animale non humaine » ? La « nature végétale » ? Ou plus précisément, la « nature féline », la « nature platanesque », etc. ?

Edgar Morin a publié il y a près de cinquante ans Le Paradigme perdu : la nature humaine (Points Seuil, n° 109, 1973). Il explique en ouverture que la notion de « nature humaine » s’est perdue dans la modernité car : « Dans la mesure où l’idée de nature humaine s’est trouvée immobilisée par le conservatisme afin d’être mobilisée contre le changement social, l’idéologie du progrès a tiré la conclusion que, pour qu’il y ait changement dans l’homme, il ne fallait pas qu’il y eût de nature humaine. » (p. 20) Ainsi, « la nature humaine est devenue un résidu amorphe, inerte, monotone : c’est ce dont l’homme s’est soustrait et nullement ce qui le fonde. » (idem)

Dans son livre, Morin contestait l’anthropocentrisme qui oppose culture et nature : « Ce qui meurt aujourd’hui, ce n’est pas la notion insulaire de l’homme, retranché de la nature et de sa propre nature ; ce qui doit mourir, c’est l’auto-idolâtrie de l’homme, s’admirant dans l’image pompière de sa propre rationalité. » (p. 211) L’auteur appelait à sortir de l’enfermement des multiples disciplines scientifiques pour prendre en compte la complexité génome – cerveau – écosystème – culture-société. Ni plus ni moins, il réclamait la « restructuration de la configuration générale du savoir. » (p. 227). Mais, selon lui, celle-ci ne saurait être effectuée à partir de la science biologique : « J’avais cru moi-même, au début de ma reconversion, qu’une nouvelle science de l’homme pourrait s’appuyer sur le roc de la biologie. Je vois de plus en plus qu’il faut dépasser.../... et le biologisme et l’anthropologisme, et qu’une réorganisation en chaîne s’impose désormais, afin de constituer la Scienza nuova. » (p. 228) « Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent.../... Il est tonique de s’arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. » (p. 233) « Maître mot », « litanie », même si on ne sait pas trop aujourd’hui de quoi parle Morin, on voit que Piazza s’oppose à lui.

L’expression « nature humaine » s’inscrit donc dans la séparation des concepts de nature et de culture. Si les êtres humains ont un fond immuable à définir, leur « nature », ils possèdent une liberté spécifique, la culture. Le débat nous paraît inextricable car il s’agit de séparer le génétique programmé de l’épigénétique éduqué. Or il y a continuité du développement, qui n’est pas propre à l’humain, depuis la conception d’un être jusqu’à sa disparition.

Notre Théorie de l’extensio (Edilivre, 2012) ne cherche pas à « expliquer la nature humaine », elle propose une description du développement des humains dans leur appartenance à l’évolution de la vie. Nous démontrons que l’être humain est régi par le même principe général que tout être vivant : l’élargissement incessant de la relation au monde. Cette extension se fait de toutes les manières possibles : dans le temps et l’espace, par le nombre et la diversité. D’où l’acquisition en gigogne des trois outils neuronaux : les sens, les gestes et le langage sonore, puis, chez les humains, la parole et l’écrit.

La théorie de l’extensio reste très terre à terre : l’invention par les premiers animaux des neurones s’avéra si efficace que l’évolution s’est orientée vers la multiplication de ces cellules et de leurs connexions avant et après la naissance. Le neurone bien sûr n’est pas séparable de son amont, la perception sensorielle, et de son aval, la contraction musculaire. De sorte que c’est cette triade qui s’est démultipliée en synergie pendant des centaines de millions d’années. Les hominidés ont alors connu la bipédie et l’affinement gestuel de leurs mains. Cela a rendu possible il y a cent mille ans la parole, de laquelle est venue il y a cinq ou six mille ans, c’est-à-dire récemment, l’écriture.

Radicale aura été l’invention de l’écriture. C’est l’anthropologue Jack Goody qui en a décrit très concrètement les conséquences en étudiant les propriétés du tableau, de la liste, de la formule et de la recette. Son livre porte un titre en anglais quelque peu daté : La domestication de la pensée sauvage, déclassé en sous-titre dans l’édition française au profit de La Raison graphique (Éditions de Minuit, 1979). Ce titre nous paraît plus approprié : l’écriture est le graphisme de l’oralité, un nouvel outil qui provoque un saut dans les performances intellectuelles et relationnelles.

Précisons cependant que la prise de conscience que nous, les humains, participons au même principe d’extension que les autres animaux ne doit pas être considérée comme la justification des comportements de prédation universelle. La découverte de la « plasticité corporelle » (cf. « Extensio et plasticité corporelle ») montre notre possibilité d’intelligence pour aller vers une « bonne santé neuronale » et pour « modérer notre extensio ».

Eugène Michel
Octobre 2020

 
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