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Théorie de l’extensio et traumas

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Sous le titre « Se défaire du traumatisme » (Desclée de Brouwer, 2020), Yaelle Sibony-Malpertu, docteure en psychopathologie et en psychanalyse, vient de publier un livre émouvant et très intéressant. Elle ne se prive pas d’analyser ensemble traumas collectifs et individuels. Cela rejoint la démarche de notre théorie de l’extensio qui consiste à décrire la relation entre développement collectif et individuel. L’individualité émerge du collectif, de sorte que l’histoire individuelle est inséparable de l’histoire collective(1). À cause en particulier des guerres, nous avons tous un arrière-plan de traumas collectifs, plus ou moins intense selon les appartenances. On peut penser que plus le trauma collectif est intense, plus la survenue d’un choc individuel pourra avoir des conséquences amplifiées.

Le biophysicien que je suis ne peut que voir une logique neuronale implacable dans la souffrance traumatique. Il faut bien comprendre que notre édification neuronale, rendue possible par la plasticité synaptique, découle d’une interaction permanente avec l’environnement qui inclut la transmission culturelle des habitus/inventus. Les connexions synaptiques se stabilisent en fonction de la répétition fonctionnelle. On garde, après des vérifications exploratrices plus ou moins poussées, ce qui paraît marcher le mieux. Et ce mieux n’a rien de capricieux, il résume une extension relationnelle efficace pour l’obtention des apports.

Mais la vie n’est pas exempte d’aléas. Deux grands types de situations néfastes, collectives ou individuelles, peuvent se produire : le moment violent ou l’absence durable d’habitus sécure. Toute la construction des circuits neuronaux depuis la sensation jusqu’à la décision, en passant par l’interprétation grâce à la mémorisation sera court-circuitée par une stimulation si le sujet ne parvient pas à la recevoir à cause, soit de son intensité délétère, soit de sa menace vitale insupportable, soit de sa déviance aliénante. L’information excédante ne peut pas circuler dans le cheminement neuronal habituel.

On peut supposer que cette information irrecevable mais impossible à rejeter, d’où qu’elle vienne, va générer des connexions neuronales dont la mémorisation consciente, qui est pourtant inévitable étant donné l’enjeu vital, ne sait pas où se ranger. D’autres réseaux neuronaux seront probablement activés, mais du fait de leur inclassabilité et de leur oblitération proportionnelles à la frayeur rencontrée, ils resteront subliminaux, nécessaires pour la vigilance, mais inutilisables !

Page 163, Sibony-Malpertu mentionne le docteur Muriel Salmona et ses publications, en particulier le site remarquable memoiretraumatique.fr de l’association qu’elle préside. Signalons que dans l’onglet Psychotraumatismes/Mécanismes, une description neuronale détaillée est donnée avec le recours de la métaphore électrique.

La notion d’encapsulement que Yaelle Sibony-Malpertu décrit se comprend très bien. Face au « bug » neuronal provoqué par la situation paroxystique, le réflexe corporel sera d’isoler le phénomène intrusif tel un secret d’État. Le silence qui suit en général les chocs serait la période d’élaboration neuronale, moléculaire donc, de l’encapsulement. D’où l’urgence d’intervenir après le ou les événements pour contrer cet encapsulement défensif. Il faut prévoir que ce travail thérapeutique, moléculaire, effectué par une progressive reconstruction de la relation à autrui soit d’une durée comparable au temps traumatique. Yaelle Sibony-Malpertu propose la métaphore de la radioactivité. Les doses sont toxiques dans leur cumul temporel. Nous dirons que c’est la neuroactivité qui génère les phénomènes cumulatifs.

Or, un encapsulement complet est impossible. Nous ne sommes pas du minéral. Tout comme à Tchernobyl, aucun « sarcophage » définitif n’est réalisable. L’élaboration d’une perle autour du corps étranger chez l’huître ne l’est pas davantage. Tout communique dans le corps, vraiment tout. Chacune de nos cellules, dont les neurones, produit des molécules qui se répandent dans le corps via le réseau sanguin. La soudaine visibilité des symptômes se compare avec les volcans. On remarquera qu’ils sont classés en deux catégories : les explosifs, quand le bouchon de la cheminée magmatique saute de manière soudaine, et les effusifs, moins dangereux, desquels la lave s’écoule sans explosion.

Impossible d’exister sans rencontrer, pour une raison ou une autre, des moments périlleux ou lumineux. Nos émotions attestent des événements. Cela ne veut pas dire qu’un trauma s’installe lors de tout choc ou emprise. Le trauma va surgir lorsqu’il ne sera pas possible pour l’être de ranger dans sa mémoire générale – dans laquelle on peut penser que les beaux moments compensent d’une façon quasi-arithmétique les moments douloureux – l’« aire catastrophique », et cela surtout s’il existe déjà des circuits parallèles problématiques. Une mathématique des traumas est-elle concevable ? Ils s’additionnent, se multiplient, diffèrent en intensité. Rien d’absurde, puisqu’il s’agit de phénomènes neurologiques et donc d’impulsions nerveuses, numériques.

Au regard de notre théorie de l’extensio, l’accident, l’agression, mais aussi l’emprise aliénante, produisent une rupture temporelle, une césure dans le continuum biographique d’extension de la relation à autrui. Cela brise la confiance de l’être dans l’habitus collectif qui est le propre de l’existence. Autrui devient définitivement un problème, donc soi-même.

L’auteur de Se défaire du traumatisme décrit très bien l’effet sur le « tu intérieur ». Si l’on pense que le « tu » au plus intime (ce qui est tu ?) a besoin d’un discours intérieur serein, dans l’indispensable estime de soi-même, on conçoit que cela n’advienne pas chez la personne traumatisée. Sentir en soi un espace mémoriel intrusif et délétère, empêche le « tu intérieur » de s’unifier d’une façon épanouie, confiante, sécure, et génère d’ailleurs le plus souvent une culpabilité.

Chez la personne traumatisée, l’indispensable vigilance neuronale inhérente à l’existence pour détecter toute prédation éventuelle et tout manque potentiel quitte la sérénité. L’insouciance initiale d’une existence choyée disparaît. L’angoisse croît tellement que les symptômes se démultiplient, ainsi que les tentatives périlleuses ou absurdes pour s’en débarrasser ou pour s’associer à des habitus collectifs compatibles.

Heureusement, la thérapie est possible. Se défaire du traumatisme contient un immense encouragement à « greffer du sens » grâce à la « dyade empathique »(2). Le thérapeute va rétablir le lien entre individus en commençant par la « reconnaissance de l’aire catastrophique », en pratiquant la « répétition thérapeutique » de la moindre avancée, pour finir avec la « reconstruction des barrières de protection entre le soi et l’extérieur. » En effet, on imagine bien que le trauma submerge les frontières protectrices par sa violence, la négation de l’être, l’impossibilité de relier ce qui arrive à la vie partagée. Or il n’y a de vie que partagée, que relationnelle.

Identifier les traumas et leurs causes, lutter pour qu’ils ne se produisent pas ou pour s’en défaire fait partie de l’extensio. Non seulement, la vie se propage de toutes les manières possibles, mais en plus elle s’organise pour se prémunir des souffrances incontrôlées qui empêcheraient l’extensio. Pour notre théorie de l’extensio, la plasticité corporelle, donc neuronale, qui est la cause de la pathologie traumatique, rend possible, à l’inverse, la thérapie.

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Eugène Michel
Janvier 2021

 
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Notes

(1) Le lien entre individuel et collectif fut déjà très bien analysé dans La Névrose de classe de Vincent de Gaulejac (Hommes et Groupes éditeurs, 1987).

(2) A propos d’empathie, citons le magnifique livre de Serge Tisseron, Fragments d’une psychanalyse empathique, Albin Michel, 2013.

 
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