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François Jacob, précurseur de la théorie de l’extensio

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Récemment, mon ami Daniel Calin me donna à lire un de ses textes dans lequel il évoque le biologiste François Jacob et « l’impressionnante conclusion de son grand ouvrage », La Logique du vivant (Gallimard, 1970). Peu fier de n’avoir jamais lu ce livre, je m’empressai de me le procurer. Les vingt-six pages de la conclusion intitulée L’intégron furent une surprise : je découvris une démarche comparable à ma théorie de l’extensio.

Enfin ! Je dois dire que, jugeant très simple le principe fondateur de l’extensio qui affirme que l’évolution va dans le sens de l’élargissement du champ relationnel, je cherchais, en vain depuis de nombreuses années, quel scientifique pouvait l’avoir déjà formulé(1). Or, non seulement François Jacob, dans sa conclusion, insiste sur ce point, mais également, il décrit cet « accroissement » de la relation avec le milieu chez les humains de la même façon que la théorie de l’extensio, c’est-à-dire par le système nerveux et en gigogne. Selon le célèbre biologiste, cette relation s’accroît avec la communication entre les organismes, puis chez les humains, avec la survenue du langage, et enfin de l’écriture.

D’emblée, le refus de séparer l’individuel du collectif est affirmé : « Décrire un système vivant, c’est se référer aussi bien à la logique de son organisation qu’à celle de son évolution. » (p. 321) Et de proposer le concept d’intégron : « Chacune de ces unités constituées par l’intégration de sous-unités peut être désignée par le terme général d’intégron. Un intégron se forme par l’assemblage d’intégrons de niveau inférieur ; il participe à la construction d’un intégron de niveau supérieur. » (p. 323)

L’auteur constate que : « Ce qui caractérise peut-être au plus près l’évolution, c’est la tendance à l’assouplissement dans l’exécution du programme génétique ; c’est son « ouverture » dans un sens qui permet à l’organisme d’accroître toujours plus ses relations avec son milieu et d’étendre ainsi son rayon d’action. » (p. 329) De sorte que : « Les « succès » de l’évolution aboutissent à accroître corrélativement la capacité de percevoir et celle de réagir. » (idem)

Cet accroissement est rendu possible par une complexification d’un intégron à l’autre : « Or l’évolution se traduit d’abord par un accroissement de complexité. Une bactérie représente la traduction d’une séquence nucléique longue d’environ un millimètre et constituée d’environ vingt millions de signes. L’homme procède d’une autre séquence nucléique, longue de près de deux mètres et contenant plusieurs milliards de signes. » (p. 332) « Ce qui entraîne cette augmentation de programme, c’est la tendance à accroître les interactions de l’organisme et de son milieu par quoi se caractérise l’évolution. » (p. 333)

« Toutes ces complications qu’introduisent la multiplication des cellules et leur différenciation sont exigées par l’accroissement des échanges entre l’organisme et son milieu. (…) Mais ce qui se développe surtout au cours de l’évolution, ce sont les moyens de recueillir l’information du dehors, de la traiter, d’ajuster en conséquence les réactions de l’organisme. Toutes les solutions possibles sont alors tentées sous l’effet de la sélection naturelle. » (p. 336) Et bien sûr : « C’est sur le développement du système nerveux que reposent les accroissements d’échanges entre organisme et milieu. » (idem) Ceci correspond bien aux assertions de la théorie de l’extensio.

François Jacob publie son livre il y a tout juste cinquante ans. Il faut se souvenir qu’il participe alors, avec Jacques Monod, aux heures glorieuses de la découverte du fonctionnement du « programme » génétique(2). L’ADN contient précisément la construction de la vie. Pas de vie sans ADN, et à chaque ADN un type de vie répété : « Ce qui semble établi, toutefois, c’est que, d’une manière ou d’une autre, l’anatomie du système nerveux est fixée par l’hérédité. Il en est du cerveau comme des autres organes : la structure en est déterminée jusque dans le détail par le programme génétique. » (p. 337)

Or, Jacob évoque « l’assouplissement dans l’exécution du programme génétique » (cf. supra). Ainsi, le programme rigide pose à l’époque le problème de l’acquisition souple : « Mais on ne sait pas encore comment les circuits acquis se superposent au réseau de l’hérédité. » (p. 337) Le prix Nobel 1965(3) est optimiste : « Sans doute pourra-t-on bientôt analyser le mécanisme moléculaire de la synapse(4), l’articulation des cellules nerveuses, l’unité de connexion anatomique sur quoi repose tout l’agencement du réseau nerveux. » (p. 337) Car il semble certain que : « Avec le développement du système nerveux, avec l’apprentissage de la mémoire, se relâche la rigueur de l’hérédité. Dans le programme génétique qui sous-tend les caractéristiques d’un organisme un peu complexe, il y a une part fermée dont l’expression est strictement fixée ; une autre ouverte qui laisse à l’individu une certaine liberté de réponse. » (pp. 337-338)

Cette souplesse, cette « part ouverte » dans le programme est temporaire : « Passé un certain âge, trop longtemps privé de discours, de soins, d’affection maternelle, l’enfant ne parlera pas. Même restrictions pour la mémoire. » (p. 339) Ainsi, il faudrait y regarder de plus près : « Mais cette frontière entre la rigidité et la souplesse du programme, on ne l’a encore guère explorée. » (p. 339)

Notre biologiste logicien décrit le résultat de cette ouverture : « Mais avec les mammifères se relâche de plus en plus la rigidité du programme de l’hérédité. Les organes des sens s’affinent. Les moyens d’action s’accroissent, avec la préhension notamment. » (p. 340) Et chez les humains : « Ainsi se constitue une nouvelle hiérarchie d’intégrons. De l’organisation familiale à l’État moderne, de l’ethnie à la coalition de nations, toute une série d’intégrons se fonde sur une variété de codes culturels, moraux, sociaux, politiques, économiques, militaires, religieux, etc. L’histoire des hommes, c’est un peu celle de ces intégrons, de leurs formations, de leurs changements. » (p. 341) Ces intégrons sont « culturels et sociaux ».

Nous avons bien là les deux premières étapes, familiale et collective, de la théorie de l’extensio. Quant à la notion de développement en gigogne, François Jacob, s’interrogeant sur demain, demande in fine : « Quelle nouvelle poupée russe en émergera ? » (p. 345)

Que les bases de la théorie de l’extensio se retrouvent chez un biologiste prestigieux fait plaisir bien entendu car cela ne peut qu’encourager les contemporains à se pencher un peu plus sur la question. Il faudrait d’ailleurs rechercher si des scientifiques de l’évolution(5) ont discuté cette notion d’accroissement de la relation avec le milieu formulée dans La Logique du vivant.

Il convient aussi de retracer ce que la science a apporté depuis cinquante ans sur la question de la « souplesse du programme », notre auteur parle même de « plasticité de l’esprit humain » (p. 343). C’est le biologiste Jean-Pierre Changeux, élève de Monod et Jacob, qui va apporter dans les années 1970 une première solution avec sa théorie de l’épigenèse par stabilisation sélective des synapses. (Cf. L’Homme neuronal, Fayard, 1983, pp. 275 à 330)

Or, cette « épigenèse » de Changeux est l’un des éléments essentiels de la théorie de l’extensio. On peut dire ainsi que la théorie de l’extensio est égale à Jacob + Changeux. Notre travail approfondit, en insistant sur la révolution de l’écriture-lecture(6), le cheminement des outils neuronaux sens-gestes-parole-écrit mentionné brièvement dans la conclusion L’intégron.

Mais également, la théorie de l’extensio analyse les modalités de transmission épigénétique de la collectivité à l’individu grâce au concept d’habitus du sociologue Pierre Bourdieu. En définitive, l’extensio, ce serait Jacob + Changeux + Bourdieu, en insistant sur les outils neuronaux.

Au-delà de cette synthèse tripartite, l’originalité de la théorie de l’extensio se trouve dans la notion d’étapes du développement, avec en particulier l’étape individuelle, dont la visibilité commence justement dans les années 70. Originalité également dans le concept d’inventus qui vient compléter celui d’habitus. Rappelons le « théorème de l’extensio » de notre récent Abrégé : « L’extensio résulte de l’incessante émergence de l’inventus dans l’habitus. »

Il y a aussi la question de savoir pourquoi l’évolution s’oriente indéfiniment vers l’accroisse­ment de la relation avec le milieu. François Jacob parle d’autonomie : « Pour que l’organisme se différencie, pour qu’il gagne en autonomie… » (p. 329) La théorie de l’extensio est plus précise : l’évolution oriente la vie vers l’élargissement du champ relationnel pour moins dépendre d’un environnement qui finit toujours par être défaillant dans son rôle de fournisseur d’apports. La reproduction, qui nécessite forcément des apports, est favorisée par cet élargissement. La propagation et la diversification des espèces, ainsi que l’acquisition d’outils neuronaux, augmentent aussi bien l’efficacité proximale que le rayon d’action.

Eugène Michel
Juin 2021

 
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Notes

(1) Il y a tout de même le sociologue Norbert Elias. Cf. notre article : La mystérieuse loi sociogénétique de Norbert Elias (décembre 2011).

(2) Rappelons qu’en 1961, ils furent découvreurs de l’ARN messager.

(3) L’autobiographie La Statue intérieure (Odile Jacob, 1987) est passionnante.

(4) Jacques Monod publie la même année Le Hasard et la nécessité (Éditions du Seuil, 1970). Il écrit : « On ne saurait comprendre le fonctionnement du système nerveux central à moins de connaître celui de l’élément logique primaire que constitue la synapse. » (p. 163)

(5) Dans La Vie expliquée ? (Odile Jacob, 2003, 2010), le biologiste Michel Morange mentionne les intégrons en précisant : « C’est une des caractéristiques de la vie. » (pp. 143-144)

(6) Très bien décrite par l’anthropologue Jack Goody dans La Raison graphique, Éditions de Minuit, 1986.

 
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