Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Hi-Tech, éthique et tact...

 

 
Texte de Jean-Marc Burnod,
Service médico-pédagogique (S.M.P.), Genève.


Publication originale  Texte publié initialement dans Informatique/Information (DIP Genève), N° 26, mars 1996.

 

Préambule

Comme d’autres secteurs de pointe où elles sont par ailleurs omniprésentes, les nouvelles technologies génèrent de multiples craintes et les espoirs les plus inattendus. Cependant, la seule certitude que nous puissions avoir à leur propos est que leur effets imprévus seront plus importants que ceux prévus par les experts.

Organisé par Autisme France en janvier dernier, le congrès de Nice intitulé « Autisme et Informatique » se proposait de faire le point sur les possibilités offertes par les nouvelles technologies aux personnes autistes et à leur entourage. Plusieurs domaines d’application ont été retenus par les organisateurs : le diagnostic de l’autisme, l’évaluation des capacités d’apprentissage, les applications éducatives, les possibilités d’aide à la communication et les modèles de recherche. De nombreux intervenants ont présenté leurs travaux à un public de parents d’enfants autistes et de professionnels, toutes catégories confondues. L’approche TEACCH, dont les chercheurs de l’Univer­sité de Caroline du Nord sont les promoteurs, fournissait la toile de fond de cette manifestation qui se voulait résolument moderne et scientifique. Deux épithètes qui font bon ménage avec l’infor­matique, les graphiques et l’évaluation.

Fidèles à la méthode expérimentale, ces approches prétendent ne tenir compte que de ce qui est mesurable et reproductible(1) dans un champ d’investigation soigneuse­ment défini ignorant notamment les effets de leur propre existence(2).

Il est beaucoup question ces derniers temps des relations compliquées (à défaut d’être complexes) entre les chercheurs et les praticiens. Les premiers se réfèrent volontiers à la méthode expérimentale qui souvent confère aux recherches leur « validité scientifique », tandis que les seconds, par souci de ne pas réduire une réalité hypercomplexe, résistent à cette apparence de rigueur dont ils savent qu’elle influen­cera les critères de validation de leurs pratiques.

Les quelques remarques qui vont suivre intéressent ce difficile mariage entre la méthode expérimentale et les sciences humaines, où les préoccupa­tions économiques ont aussi leur place. En effet, les crédits pour la recherche sont plus que jamais l’objet de la compétition ambiante que la crise budgé­taire ne fait qu’amplifier. Il apparaît aussi qu’être visible dans ce contexte est important et que le caractère « scientifique » d’une recherche lui confère cette qualité.

En définitive, les démarches présentées plus loin s’apparentent plus au marketing, à l’autoconviction et à l’établissement de certitudes qu’au ques­tionnement nécessaire à la mise en pratique des deux préceptes hippocrati­ques : « D’abord ne pas nuire, ensuite être utile... ».

 

Le changement de catégorie diagnostique de l’autisme

La nosographie est l’instrument qui permet de classer les individus en fonction des particularités qu’ils expriment. Passage obligé de la méthode expérimentale, c’est à ce titre et parce qu’elle partage avec elle les mêmes illusions qu’elle est mentionnée ici.

Considéré précédemment comme faisant partie des psychoses, l’autisme est maintenant classé parmi les troubles envahissants du développement dans le DSM IV(3). Cette modification est le fruit d’un travail considérable mené par des chercheurs américains et confirmés par d’autres chercheurs, principalement des pays industrialisés. S’il est bien difficile de dire quelle sera l’incidence de ce changement sur les pratiques institutionnelles, on peut affirmer d’ores et déjà qu’il produit des modifications importantes dans les représentations qui circulent à propos de l’autisme.

Sans discuter ici de la pertinence de ce que beaucoup qualifient d’une grande avancée dans le domaine de l’autisme, il convient de rappeler que la nosologie, si sérieuse qu’elle paraisse au premier abord, confond souvent ses propres productions avec la réalité. C’est sur ces bases que seront constituées les futures cohortes nécessai­res aux recherches à venir sur l’autisme dans lesquelles on continuera à nous présenter des études comparatives, avec la rigueur méthodologique que leur confère le jargon d’usage. Or, la multiplica­tion et l’affinage des critères impliquent qu’il est de plus en plus difficile de constituer une cohorte prétendument homogène. À moins de s’évertuer à trouver ce que l’on cherche et à exclure ce qu’on ne cherche pas. Privilégiant les invariants au détriment des écarts, ses usagers oublient souvent que la personne réelle devrait toujours prendre place devant le diagnostic.

 

Sally et Ann et le concept de fausse croyance

Issue de la théorie de l’esprit, une des caractéristiques supposées des personnes autistes consiste en la difficulté qu’elles auraient à percevoir l’état mental de l’autre. La démonstration en a été assurée par la présentation des résultats d’un groupe d’enfants autistes au test de Sally et Ann qui est proposé avec des poupées et sur un écran d’ordinateur.

De quoi s’agit-il ?

Sally et Ann sont dans une pièce où se trouvent également une boîte rouge, une boîte bleue et une balle. Sally met la balle dans la boîte bleue et sort de la pièce. Pendant que Sally est hors de la pièce, Ann en profite pour changer la place de la balle en la mettant dans la boîte rouge. Sally revient dans la pièce et une question est posée à l’examiné (en l’occurrence l’enfant autiste) « Où est-ce que Sally pense que se trouve la balle ? ». À cette question, les enfants autistes répondent que Sally pense que la balle se trouve là où elle est alors que la bonne réponse est naturellement qu’elle devrait penser que la balle est là où elle l’a placée, c’est à dire dans la boîte bleue.

Les résultats sont interprétés par les chercheurs de la manière suivante : C’est parce que l’autisme comprend l’incapacité de percevoir le concept de fausse croyance (comme exemple d’un état mental) que les personnes autistes sont moins performantes que d’autres populations.

Il se trouve que l’examen de l’hypothèse inverse aboutit aux mêmes résultats : les personnes autistes disposent de capacités leur permettant de percevoir mieux qu’un individu ordinaire l’état mental de l’autre et c’est surtout dans la difficulté à gérer ces informations qu’il faut comprendre le phénomène autistique. Sally, à laquelle l’enfant autiste prête les mêmes capacités que les siennes propres, sait « naturellement » où se trouve la balle puisqu’elle est en mesure de le « deviner » en percevant l’état mental de Ann qui savoure intérieurement le tour qu’elle vient de lui jouer.

Bien entendu, cette deuxième hypothèse fait appel à des éléments non mesurables et ne peut donc être envisagée dans le cadre de ces recherches qui privilégient les hypothèses considérées comme vérifiables.

 

Amélioration du diagnostic, l’informatisation du PEP-R

Le département d’Orthopédagogie de L’Université de Mons-Hainaut est le référent de deux projets de création d’outils informatiques destinés aux professionnels. L’informatisation des test PEP-R est une première étape qui devrait permettre d’accélérer la définition d’un « profil développemental » comprenant des objectifs et les moyens de les atteindre selon un système automatique de cotation. « Pour rappel, le Profil Psycho-Éducatif – Version révisée (PEP-R, 1990) est un outil d’évaluation du développement et du comportement particulièrement approprié aux caractéristiques des personnes autistes. L’échelle développementale est composée de 131 items repartis en 7 secteurs : l’Imitation, la Perception, la Motricité Fine, la Motricité Globale, la Coordination Oculo-Manuelle, les Performances Cognitives, le Fonctionne­ment Verbal. La cotation se fait, dans cette échelle, sous trois points (Réussite, Émergence ou Échec), dépassant ainsi la dichotomie habituelle. L’échelle d’évaluation de Déviance des comportements du PEP-R, elle, comporte 42 items faisant partie de 4 secteurs. Il s’agit du secteur des Relations, du Jeu et de l’intérêt pour le Matériel, des Réponses Sensorielles et, enfin, du Langage »(4).

Dans un proche avenir, les initiateurs de ce projet comptent développer une banque de données consultable par les écoles participant au projet.

La mise en place d’un tel dispositif nécessite des moyens considérables et porte donc en lui l’exigence de résultats qu’il convient de faire valoir. Le dernier objectif général de la présentation – « Créer des bases de données utiles pour les rapports d’activités et défendre l’existence des services » – en constitue le premier jalon et nous rappelle que la recherche est aussi soumise aux lois du marché.

Ici, comme dans l’exemple qui va suivre, se pose la question de la pertinence d’un tel investissement dont les évaluations ne pourront être que très partielles en regard des effets induits(5) dont l’analyse à long terme semble bien difficile.

 

L’utilisation de la réalité virtuelle à des fins rééducatives

Une équipe de l’université de Caroline du Nord a mis au point un dispositif de réalité virtuelle permettant à des enfants autistes d’apprendre à traverser la rue. Sur la base de postulats issus des neurosciences, cette équipe a développé un casque virtuel qui donne l’illusion de se trouver dans une rue où circulent des voitures. Une série d’animations gérées par un ordinateur permet de créer une rue virtuelle modifiable en fonction des besoins. Actuel­lement, le casque pèse 10 livres (environ 5 kg), la techni­que gagnerait beau­coup avec son allégement qui semble être une condition à une appli­cation plus large.

Comme dans l’exemple précédent, les perspectives présentées ignorent des phénomènes non mesurables qui, à défaut d’être analysés, ne seront évoqués que sous la forme d’une déclaration de principe qui veut que l’intérêt des enfants soit toujours placé au centre des préoccupations des chercheurs.

Au-delà de la question de la pertinence des investissements déjà évoquée dans l’exemple précédent (Quel sera ici le prix, en argent et en compétences humaines, de la diminution du poids des casques virtuels et la transmission des compétences liées à leur utilisation pertinente ?), se pose celle de la modification des systèmes de représentation des personnes bénéficiant de ces prestations, de leur entourage et de leurs praticiens.

En d’autres termes, en quoi ce type de cadre rééducatif modifie-t-il la manière dont se pensent un enfant autiste et son entourage ? Bien entendu, cette question comprend l’idée que la proposition éducative contient aussi la représentation que son initiateur se fait de son destinataire, dimension invisible donc absente des débats. Cohérente avec elle-même, la théorie de l’esprit considère sans doute que ce problème ne se pose pas avec des personnes autistes, puisqu’elle admet préalablement qu’il leur est difficile de percevoir l’état mental de l’autre.

Comme souvent, les objets préconstruits sur lesquels reposent les modèles assurent leur autovalidation avec toutes les distorsions épistémolo­giques et les certitu­des qui accompagnent cette manière de faire.

 

Conclusions

Si j’ai choisi ces exemples, c’est qu’ils traduisent à mon sens autant d’égarements de l’utilisation de l’informatique dans le domaine éducatif. D’abord, ces approches portent en elle le germe de toutes les dérives liées à l’instrumentalisation des particula­rités humaines. Ensuite, elles mobilisent des ressources qui font cruellement défaut au développement d’approches sur lesquelles on dispose déjà d’expériences indiquant les meilleures conditions possibles de leur diffusion(6).

D’autres présentations, notamment celle relative aux aides techniques à la communication, sont plus à même de concilier rigueur et complexité et de respecter cette idée que l’enfant doit rester au centre des préoccupations, ou mieux encore qu’il est aussi notre guide dans la découverte de l’espace que nous partageons avec lui. Un principe fort bien explicité par M. Jean-Claude Gabus, directeur de la F.S.T.(7), qui plaidait dans ce même congrès pour une utilisation des nouvelles technologies qui sache concilier Hi-Tech, éthique et tact...(8).

Jean-Marc Burnod
1996

 
*   *   *
*

Notes

(1) Alors que ces critères ont été abandonnés depuis maintenant longtemps par les chercheurs en « sciences exactes ».

(2) Ceux qui ont suivi les pérégrinations de la nosologie à titre d’exemple savent bien qu’il suffit de modifier une catégorie diagnostique pour qu’elle soit prioritaire dans les programmes de recherche. Recherche dont l’aboutissement constitue une condition à la progression académique de leurs auteurs.

(3) Le DSM est l’ouvrage de référence international en matière de diagnostic psychiatrique.

(4) Éric Willaye, Psycho-Pédagogue, Université de Mons-Hainaut, Belgique, (1995), « Amé­lioration du processus de diagnostic », dans les actes du 3e congrès international d’Autisme-France, Nice.

(5) Par exemple à la « technocratisation » du personnel éducatif.

(6) Alors qu’on évalue l’énergie nécessaire à la mise en pratique pertinente des outils didactiques comme quatre fois plus importante que celle dépensée à leur développement.

(7) Fondation Suisse pour les Téléthèses.

(8) Jean-Claude Gabus, (1995), « Aides techniques à la communication des personnes sans langage verbal ; le point de la situation », dans les actes du 3e congrès international d’Autisme-France, Nice.

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : jeudi 20 février 2014 – 20:30:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés