Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Article précédent   « Il vaut mieux la cacher »   Article suivant

 

Voici une histoire édifiante, qu’une professionnelle m’a racontée il y a quelques années. Cette professionnelle travaillait alors dans un CAMSP, un Centre d’action médico-sociale précoce, spécialisé dans la déficience auditive, rattaché (et situé dans) un grand hôpital universitaire. Il accueillait donc des parents de jeunes enfants diagnostiqués ou suspects de déficience auditive.

Après bien des débats éthiques (et idéologiques), la décision fut prise d’embaucher dans l’équipe professionnelle, très médicale (médecins ORL, orthophonistes, psychologues, psychomo­tricien et, quand même, une assistante de service social), une personne sourde. Son embauche se fit, non pas sur son identité de personne sourde (comme ce fut le cas dans bien des institutions), mais sur ses qualifications professionnelles d’éducatrice spécialisée, et sur sa maîtrise de la langue des signes.

Si tout le monde se mit d’accord sur son embauche, les différentes postures idéologiques s’exprimèrent lorsqu’il fut question d’établir les modalités d’intervention de cette professionnelle nouvellement embauchée. Et les craintes se firent jour.

D’un côté, se questionnait-on, est-ce que cette personne sourde (qui ne « parlait » pas, mais utilisait des modalités gestuelles pour communiquer) ne risquait pas d’effrayer les jeunes parents encore sous le choc du diagnostic de déficience auditive ou angoissés par l’imminence de ce diagnostic ? De l’autre côté, s’inquiétait-on, est-ce que la vision d’une communication gestuelle qui fonctionnerait bien et rapidement avec l’enfant n’allait pas dissuader les parents d’investir dans la communication orale, ou même les dissuader de faire le choix d’une implantation cochléaire. À la première interrogation, certains professionnels suggérèrent que la personne sourde restât cachée dans un des bureaux du service lors du premier rendez-vous avec une famille, jusqu’au moment, lors des rendez-vous suivants, où les autres professionnels jugeraient que la famille ne serait pas traumatisée par cette rencontre.

Ceci s’est passé il y a plus de dix ans et, aujourd’hui, je suppose qu’une telle réaction apparaîtrait choquante. Mais elle révèle des postures professionnelles fréquentes sous des formes bien moins caricaturales. Car on y retrouve à la fois la supériorité professionnelle des experts, et inversement la négation de l’expertise de la personne qui pourtant vit avec des caractéristiques qui sont la spécialité du service. On y retrouve la mise à distance (et même les fantasmes de rejet, attribués aux familles bénéficiaires du service), presque la honte de présenter de telles personnes ; on y retrouve, en dépit de l’accord pour l’embauche (sans doute pour des raisons pragmatiques de résolution des problèmes de communication trop importants pour de jeunes enfants sourds, à qui on veut bien présenter quelques modalités gestuelles facilitantes) ; on y trouve le rejet d’un modèle éducatif qui a pourtant réussi (la jeune femme est diplômée) face au modèle éducatif préconisé (la communication orale) et la crainte de perdre cette orientation auprès des parents. On y voit aussi peut-être l’activation d’un fantasme de la monstruosité attribuée par le passé aux handicapés.

À l’heure où l’on met en avant l’expérience des pairs dans l’appropriation des pratiques de participation sociale, où l’on sait qu’au cours de l’éducation, les pairs sont des éléments particulièrement importants pour s’éduquer (dans la culture sourde, nombreux sont les auteurs qui ont mis en avant l’importance des relations entre pairs sourds pour s’ajuster en termes de comportements sociaux), de telles postures sont bien éloignées du respect de la diversité humaine et témoignent d’un rapport inconvenant avec les personnes en situation de handicap.

 
Un texte de Jean-Yves Le Capitaine
27 mai 2019

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : mercredi 23 juin 2021 – 12:30:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés