Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Les activités d’expression,
restauration de l’estime de soi et désir d’apprendre

 

 
Un texte d’Annie Langlois,
Maître de Conférences en Sciences de l’éducation,
Coordonnatrice des formations AIS à l’IUFM de Basse Normandie


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Publication originale  Ce texte a été initialement publié dans la Nouvelle revue de l’AIS,
n° 18, 2002.

 

C’est de ma place de formatrice d’enseignants se spécialisant dans le champ de l’AIS que je parlerai ici ; je suis en effet formatrice à l’Institut Universitaire de Forma­tion des Maîtres de Basse Normandie et je participe à la formation des enseignants spécialisés, options D et E.

La formation à l’IUFM de Caen, est multiréférentielle ; elle est construi­te autour de trois axes principaux :

C’est dans ce dernier axe que j’inscris mes activités de formation, en effet je soutiens que, face à la difficulté d’apprendre, il convient aussi bien d’interpeller la place du désir que celle des stratégies d’apprentissage.

La difficulté, ou le refus d’apprendre, chez l’enfant déficient intellectuel, ne peut se traiter uniquement en utilisant l’axe, à mon goût trop développé actuellement, des seules médiations ou remédiations cognitives ;

Si celles-ci sont certes très utiles pour utiliser et développer au mieux le potentiel cognitif, j’avancerai, quant à moi, deux hypothèses-postulats qui sont à la base de mon travail de formation :

Les activités d’expression, dont je donnerai deux définitions, sont alors des outils précieux pour aider l’enfant-élève à trouver, ou à retrouver, ce désir d’apprendre.

1 Activités d’expression et estime de soi

Revenons, si vous le permettez, à mon premier postulat : “le désir d’apprendre est en étroite corrélation avec l’estime de soi”. Je définirai l’estime de soi comme une juste adéquation entre l’amour du moi (autre­ment dit le narcissisme) et l’idéal du moi.

Dans le cadre de cet article, nous allons nous intéresser plus particuliè­rement au narcissisme ; en effet, le désir de grandir, le désir d’apprendre est dépendant de la valeur que l’on s’accorde. Aussi, je m’intéresserai tout d’abord à sa construction pour aborder, dans un second point, le rôle des activités d’expression dans le cas où ce narcissisme se serait constitué d’une manière défaillante.

L’être humain a ceci de particulier qu’il construit sa propre valeur à partir de la valeur que l’autre lui accorde.

La valeur que l’on se donne se construit tout d’abord dans le temps des processus primaires (là où le bébé est encore en fusion avec sa mère) ; c’est dans le regard de la mère que se construit en premier ce sentiment de valeur. À ce propos, Winnicott nous dit “Peut-être un bébé au sein ne regarde-t-il pas le sein. Il est plus vraisemblable qu’il regarde le visage [...] Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de sa mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même...(1).

C’est dans ce premier regard et dans ce premier “dialogue toni­que” (Wallon) que l’enfant peut évaluer combien il vaut (on pourrait citer aussi les travaux de Spitz sur la dépression du nourrisson, ou ceux de Bowlby sur l’attachement ou encore ceux de Brazelton sur la période prénatale).

Plus tard, au moment des processus secondaires, l’enfant cherchera des renforce­ments de cette valeur dans toutes les marques de reconnaissances qui émaneront de la sphère sociale, il les cherchera en particulier dans ses enseignants.

D’autres psychanalystes, en particulier Melanie Klein et Bela Grunber­ger, nous ont montré que l’amour de soi était une condition indispensable pour s’ouvrir à la relation objectale, c’est à dire à la relation aux choses, aux autres et au savoir.

Melanie Klein écrivait en 1936 :

Une bonne relation avec nous-mêmes est l’une des conditions pour témoigner aux autres amour, tolérance et sagesse(2)

et Bela Grunberger ajoutait en 1975 :

Plus l’homme est capable d’investir son propre Moi sur un certain mode et plus il dispose de libido pour le monde objectal(3).

Donc, si tout se passe bien, un enfant, conscient d’avoir de la valeur pour l’autre, pourra construire sa propre valeur ; il pourra alors diriger sa curiosité vers l’extérieur, il pourra alors accéder au monde du Savoir...

Mais tout ne se passe pas toujours bien. Pierre Kammerer, psychologue et psycha­nalyste, pouvait dire, en reprise des positions développées sur la construction du narcissisme primaire par Winnicott : “Il peut arriver que le regard de la mère soit voilé, tourné vers une douleur qui exclut l’enfant, telle une glace sans tain ; c’est alors un regard qui ne reflète rien(4).

Ce manque, voire cette négation de l’enfant en tant que Sujet, peut perdurer dans les années de la petite enfance...

Les enfants déficients intellectuels ont eu souvent à souffrir de cette non reconnaissance ; au début de ma carrière d’enseignante, j’ai eu l’occasion de travailler dans ce qu’on appelait une “maison d’enfants” ; les enfants qui y étaient accueillis étaient tous déficients intellectuels légers et la plupart avaient été retirés de leurs famille ; j’y ai rencontré un petit garçon d’environ 6 ans qui s’appelait “Jean-Patrice” ; le premier jour de son arrivée à la maison d’enfants, j’ai voulu rentrer en contact avec lui en l’interpellant par son prénom : “Jean-Patrice...”, “je ne m’appelle pas Jean-Patrice”, me répondit-il d’une voix coléreuse... “alors Jean...”, “je ne m’appelle pas Jean...”, “alors Patrice”, “je ne m’appelle pas Patrice”, me répondit-il d’une voix de plus en plus coléreuse..., à bout d’arguments, je lui demandai alors “mais comment ta mère t’appelle ?” et il me répondit : “elle m’appelle : étoiriencon”. Ce “hé, toi rien con !” était devenu son prénom.

Je crois que beaucoup d’enfants nous arrivent à l’école avec ce narcissis­me défaillant... Alors, que pouvons-nous faire ?

Parmi plusieurs propositions pédagogiques, je proposerai ici, dans le cadre de cet article, de faire une grande place aux activités d’expression.

À ce moment de l’avancée de ma réflexion, j’appellerai activités d’ex­pression toutes les activités où l’enfant se donne à voir.

Ce donné à voir, ce peut être l’enfant lui-même dans le cadre d’activités de chant (individuel ou choral), de théâtre, de marionnettes, de danse, d’acrosport...

Mais, ce peut-être aussi ce qu’il a produit, les peintures qui sont affi­chées au mur, les expositions de fin d’année ou après la réalisation d’un projet, les constructions de livres collectifs qui circulent chez les parents...

L’enfant en se donnant à voir, ou en donnant à voir ce qu’il a produit, pourra alors recevoir des marques de reconnaissances sociales positives ; à partir de ces regards sociaux positifs, il pourra se construire un narcissisme secondaire qui viendra, pour partie, réparer le manque à être initial. Et si l’on accepte le lien énoncé précédemment entre l’amour de soi et la possibilité d’aller vers les savoirs, ces activités d’expression deviennent alors un outil pédagogique privilégié pour les enfants qui ne se sont pas constitués comme ayant de la valeur pour l’autre.

2 La possibilité de s’exprimer et d’être entendu

Je voudrais maintenant aborder la seconde partie de mon exposé que je défendrai peut-être encore avec plus de vigueur. J’aborderai là mon second postulat : le désir d’apprendre est en correspondance avec la capacité qu’a l’enfant de s’exprimer et d’être entendu dans ses besoins, ses plaisirs mais aussi dans ses manques et ses souffrances.

Dans cette seconde partie, je donnerai un autre sens aux activités d’expression.

Je dirai ici que les activités d’ex-pression s’appuient sur ce qui a été im-primé. Là, les activités d’expression sont liées à la mémoire ; il s’agit alors de sortir de soi ce qui a été imprimé, souvent en faisant souffrance.

Je prendrai un détour théorique pour défendre ma position, en m’ap­puyant sur Hans Zulliger, psychologue et psychanalyste Suisse qui a beau­coup travaillé avec des enfants.

Hans Zulliger(5) nous dit que la libido, réservoir de désir, est traitée de trois manières différentes :

Je m’explique :

Hans Zulliger nous dit aussi que ces trois modalités de traitement de la libido sont complémentaires et qu’elles ne peuvent fonctionner l’une sans l’autre ; ainsi si un enfant ne peut exprimer ses désirs, ses dérange­ments, ses souffrances, en d’autre termes si l’expression de la pulsion est barrée, il ne pourra accéder à la sublimation, donc aux savoirs.

Cette pulsion barrée, cette parole interdite va trouver d’autres moyens pour se dire ; certains enfants choisiront la violence, d’autres choisiront le fuite (mentale ou physique), d’autres encore choisiront l’inhibition, qui peut se traduire par l’inhibition d’action ou l’inhibition mentale.

Donnons un exemple qui vous aidera peut-être à mieux comprendre : supposons qu’une petite fille de trois ou quatre ans qui, jusqu’à présent, jouissait de l’attention et de l’amour exclusif de ses parents, se trouve soudain en présence d’un bébé, frère ou sœur, bébé que l’on mettra peut-être dans sa chambre, bébé avec qui elle devra partager l’attention et l’amour de ses parents et bébé qu’elle devra de surcroît aimer... Rien de plus normal... Cela se passera peut-être bien, mais cela se passera peut-être mal. Si cette petite fille ne peut exprimer sa jalousie, sa détresse, auprès de ses parents, si ses parents ne peuvent pas ou ne veulent pas l’entendre, en d’autres termes, si l’expression de la pulsion est barrée, alors cette petite fille aura toutes les chances de ne plus être attentive et curieuse à l’école maternelle... Elle pourra même, si la situation perdure, s’installer dans l’inhibition intellectuelle et présenter les signes cliniques du retard mental.

Et là, toutes les pédagogies différenciées, les médiations et remédiations ne pourront pas venir à son secours, car la difficulté de rentrer dans les apprentissages ne se situe pas uniquement du côté du cognitif, elle se situe aussi du côté de l’affectif(6).

Alors que peut faire l’école ?

Je défendrai ici que l’énoncé de la parole expressive précède la construc­tion de la parole référentielle. Cette parole référentielle, celle qui décrit, celle qui explique, qui argumente ou qui démontre est celle de l’école. Alors si la parole expressive est barrée dans le lieu de vie de l’enfant, il appartient à l’école de mettre en place des stratégies pédagogiques pour que cette parole expressive puisse trouver à se dire et à être entendue.

Bien sûr l’école n’est pas un lieu de thérapie, il ne s’agira pas de conduire des entretiens thérapeutiques ni de mettre en place des ateliers psycho­dramatiques ; il s’agira plutôt de mettre en place des ateliers d’expression symbolique (c’est à dire placée dans le faire semblant).

Bien des supports peuvent tenir ce rôle : le jeu dramatique (où, contrai­rement au théâtre, le texte n’est pas imposé mais se construit à partir d’im­provisations autour de thèmes choisis collectivement ou individuellement), la peinture, la poterie, les histoires sans fin (la collection des Lili et Max qui présente des problématiques d’enfants ordinaires est ici un déclencheur précieux) ; il y a aussi les coins jeux, si l’enseignant prend le temps d’y aller de temps en temps pour entendre et peut-être, s’il s’en sent la capacité, pour interagir.

Car pour que ces activités d’expression soient des moments de parole réparatrice, il ne suffit pas que l’enfant soit seul à s’exprimer (comme dans les jeux symboliques de cour de récréation) ; l’écoute, le regard de l’adulte sont nécessaires ; ce que l’enfant ne peut dire ailleurs de ce qui lui fait souffrance, il doit pouvoir le mettre en jeu symboliquement dans un acte de communication qui suppose un émetteur et un récepteur.

Dans l’école, les partenaires privilégiés pour conduire de telles activités sont, bien sûr, les enseignants spécialisés, mais un enseignant ordinaire peut aussi très bien tenir ce rôle ; Hans Zulliger nous dit encore que, dans le cas de névroses non installées, il suffit souvent de laisser l’enfant s’exprimer et d’accueillir ses productions en sécurité, pour que des événements ponctuels qui ont fait souffrance puissent être dépassés.

Je ne veux pas dire ici que les stratégies d’apprentissages qui sont construite autour des recherches cognitives et des neuro-sciences n’ont pas leur juste place dans les pédagogies qui concernent les élèves en difficulté d’apprentissage, mais je veux dire que la grande place accordée à ces travaux nous fait oublier que l’élève est aussi un enfant, sujet porteur de désir, et que sa manière de nous dire sa souffrance se traduit parfois par une non possibilité d’apprendre.

Je terminerai mon propos en vous parlant de Claire :

J’ai connu Claire en animant des travaux pratiques qui s’adressaient à des enseignants en formation spécialisée qui préparaient l’option “déficients intellectuels” (vous reconnaîtrez au terme de l’option que cette pratique est ancienne...) Ces travaux pratiques consistaient en la conduite de séances de jeu dramatique auprès d’un groupe d’adolescentes, déficientes intellectuelles avec troubles du comportement associés, qui avaient été placées dans un Institut Médico-Éducatif. Ces séances, qui ont duré toute l’année scolaire, se déroulaient une fois par semaine, elles duraient environs 1h30.

Au cours de ces séances, nous avons mis en scène différents scénarii qui étaient tous proposés par les adolescentes ; aussi nous avons joué au cours de l’année diffé­rents jeux dramatiques qui tous étaient en correspondance avec leurs problématiques (la fugue, la drogue, les querelles parentales, la mala­die, la solitude, la violence, l’alcoolisme, la recherche amoureuse...), mais nous les avons jouées de manière symbolique : il y avait une scène, il y avait des déguisements, les personnages et les situations étaient fictives. À travers ces scénarii les adolescentes pouvaient apprivoiser leurs peurs et dire, sans recevoir de jugement de valeur de notre part, leur violence, leurs fantasmes et leurs souffrances.

Les adultes, qui participaient aux jeux, étaient là pour jouer les rôles que leurs attribuaient, dans leur désir, les adolescentes (on peut dire ici que le temps de jeu représente “l’espace magique” développé par Winnicott) ; cepen­dant, un des adultes restait toujours hors de l’espace de jeu, il était le garant de la loi du jeu dramatique (pas de passage à l’acte, respect de l’espace scène et de l’espace spectateur).

En fin d’année, les adolescentes ont désiré montré leur travail à leurs camarades et au personnel de l’établissement (nous retrouvons là ma première hypothèse de restauration narcissique par le donné à voir).

Les adolescentes ont choisi de représenter un de leurs scénarii préférés, la fugue :

Parlons de Claire : Claire est une adolescente d’environ 15 ans, elle est depuis 3 années à l’IME. Elle est déficiente intellectuelle légère, elle fréquen­te la classe de perfectionnement de l’IME, mais lit avec beaucoup de difficulté et s’intéresse peu aux activités scolaires.

Son institutrice (qui accompagne les adolescentes à l’atelier d’expression dramati­que) nous dit que ses deux parents sont décédés, qu’elle traduit son désarroi par des fugues fréquentes et qu’elle se montre souvent violente ; par ailleurs, Claire a des entretiens réguliers avec le psychiatre de l’établissement.

Claire a participé toute l’année à l’atelier de jeu dramatique, elle s’y montre inventive, développe un langage plus élaboré que la plupart de ses camarades et se montre volontiers meneuse lors de la construction des scénarii.

À aucun moment, nous n’avons parlé de la problématique personnelle de Claire, les discussions nombreuses qui avaient lieu après les séances portaient sur les jeux produits et les suites possibles que les adolescentes désiraient leur donner... nous savions bien que ces jeux étaient une manière détournée pour nous parler de leurs peurs, de leurs inquiétudes, de leurs espoirs et désirs ; mais, en tant qu’animateurs, nous sommes restées au niveau du jeu symbolique ; et pourtant, c’est bien ce jeu symbolique qui permit à Claire d’énoncer, en toute conscience et tranquillité, la souffrance qui l’habitait :

C’est elle, sur son désir, qui énoncera la dernière réplique de la représentation ; alors que les différentes adolescentes se plaignaient du mauvais accueil que leur avaient réservé leurs parents après leur fugue, Claire énoncera à ses camarades : “Vous avez bien de la chance, moi, je ne n’ai plus de parents”.

Le rideau se fermera sur cette réplique, et Claire, stable et tranquille, put fêter, avec ses camarades et les adultes, la clôture de ces ateliers. Elle avait pu mettre des mots symboliques sur sa souffrance, elle les avait assumés... deux ans plus tard Claire a réussi son CAP de fleuriste.

Annie Langlois
2002

 
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Notes

(1) D.W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Editions Gallimard, 1986, p. 155.

(2) M. Klein, “L’amour, la culpabilité et le besoin de réparation” in L’amour et la haine, de Mélanie Klein et Joan Rivière, Petite Bibliothèque Payot, 1989, p. 145.

(3) B. Grunberger, Le narcissisme, Payot, 1975, p. 19.

(4) Pierre Kammerer, Délinquance et narcissisme à l’adolescence, Bayard éditions, 1992, p. 35.

(5) Consulter, à ce propos, le livre de Hans Zulliger Le jeu de l’enfant et sa dynamique de guérison, Bloud et Gay, collection PSY, 1967.

(6) Serge Boimare nous montre très bien dans son livre L’enfant et la peur d’apprendre (Dunod, 1999) comment la difficulté ou le refus d’apprendre se situent, pour certains enfants, du côté de la blessure affective : “la confrontation avec la règle et l’autorité, la rencontre avec le doute et la solitude, inhérentes à la démarche pour apprendre à penser, réveillent alors une inquiétude trop profonde, contre laquelle il est illusoire de vouloir lutter avec des outils pédagogiques ordinaires”. Serge Boimare fait alors recours à la mythologie ou aux romans de Jules Verne pour apprivoiser les peurs et leur donner une forme acceptable. Ces craintes apprivoisées permettent à l’enfant de se libérer de préoccupa­tions personnelles trop envahissantes, préoccupations qui faisaient barrage au désir d’apprendre.

 
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Dernière révision : mercredi 15 janvier 2014 – 13:30:00
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