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Lettre à un ami
Tutorat et Conseils de discipline dans un collège ordinaire

 

 
Un texte de Jean-Charles Léon
Professeur agrégé de musique


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Mon cher Sébastien.

Curieuse expérience que tu m’as proposée : écrire sur notre métier et de ce que nous vivons ensemble cette année. Curieuse expérience pour moi, car l’écriture, contrairement à toi professeur de français, n’est pas mon domaine. C’est d’abord une source d’angoisses et de problèmes, une source de blocages et d’échecs. Ce sont, je pense, les lointaines réminiscences de mon passé d’écolier qui viennent encore me hanter : le regard de ma mère sur ma façon d’écrire ou de me tenir, sur mon orthographe, l’absence de mon père qui, malade alors que j’avais onze ans, disparut de ma vie pendant des années pour devenir une ombre allongée dans sa chambre fermée. L’éventualité de la faute m’angoisse, me fait paniquer encore maintenant. Le regard de mes instituteurs sur mes feuilles, celui de cette gentille professeur de français, en cinquième, qui savait que je connaissais l’orthographe bien mieux que ce que je montrais alors, m’opprimaient et me faisaient peur. Je me souviens de la honte ressentie après chaque dictée rendue et au nombre de fautes annoncé. Il faut dire que la règle était dure à l’époque : quatre points en moins par faute, pas moins. Même à deux points, voire un, je n’aurais pas réussi à entrer dans le barème. Non seulement je n’avais aucune chance de gravir cette échelle, mais mes quelques progrès ne servaient à rien, n’étaient pas reconnus ; le premier barreau était trop haut pour moi.

Souvent encore je repose mon stylo plutôt que de prendre le risque d’écrire. Le correcteur orthographique de mon ordinateur me rassure, même si je suis un peu honteux, parfois, de m’en remettre à lui. L’accord marotique reste souvent un mystère alors que je connais la loi à appliquer. Appeler ainsi l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir me fait rire et me procure la douce sensation d’avoir mis un nom sur la bête que je n’arrive pas toujours à dompter. Parfois encore je me retrouve la main tremblante, incapable d’assumer mon geste, préférant tracer au tableau des lettres ambiguës, souhaitant ardemment que le lecteur, l’enfant qui me lit, pourra penser que l’orthographe que j’emploie sous les ratures illisibles est la bonne. J’espère qu’il ne mettra pas en doute ce que je suis par le simple constat d’un désordre orthographique, j’espère qu’il ne mettra pas à jour mon passé. J’ai la pénible sensation de l’escroquerie. Et pourtant, j’écris sans faute maintenant, ou presque, quand je suis dans de bonnes dispositions.

J’ai été un bon élève jusqu’à la classe de sixième que j’ai abordée avec un an d’avance, malgré mon orthographe. J’étais un lecteur infatigable, lisant, alors que j’avais onze ans à peine, Soljenitsyne, auquel je ne devais pourtant rien comprendre. Je continuais à être un enfant vif et curieux, mais je devins incapable d’ouvrir un livre autre que ceux de l’épouvantable bibliothèque de mes parents, incapable d’apprendre une leçon autrement qu’en assistant aux cours que je perturbais pourtant. J’étais, et je le suis encore me dit-on, remarquable à l’oral, capable de tenir des conversations, de débattre, d’argumenter, de faire illusion, mais incapable d’écrire. En cette année de cinquième, mon père était entré à l’hôpital, mon habileté scolaire également. Écrire me confronte encore à ma propre enfance et à cette part de moi que les élèves, tous les ans, font remonter. Et dans les premiers jours de septembre, chaque année, je scrute avec anxiété les enfants que le hasard place dans ma classe ; je les observe avec obstination, pour commencer à comprendre, pour chercher la part d’eux-mêmes que je pourrais saisir, redoutant de mettre à jour celle qui m’a fait souffrir et que je ne veux pas qu’ils connaissent. Tous les ans, malgré mon expérience, certains me transpercent, me touchent et me détruisent à nouveau.


Pourquoi Adrien m’a-t-il intéressé ? Je l’ai d’abord craint quand, élève de sixième, il est arrivé dans mes cours. J’avais été prévenu de sa violence possible, de son comportement asocial. Ce fut un élève remuant, mais dans des limites acceptables. Il était réceptif à mon humour, et j’étais patient. Ce que j’ai découvert de lui, ces dernières semaines, peu de temps avant son renvoi définitif du collège, m’a surpris. La violence dont on le croyait capable était bien plus grande, bien plus intense. Sa cible n’était pas les autres, c’était lui-même.

Adrien est passé une première fois en conseil de discipline le lundi 5 janvier. « Bonne année Adrien », avais-je envie de lui dire. Comment faire vivre un enfant dans un collège en commençant le trimestre par une telle réunion ? Mais le conseil fut exemplaire. Les immenses réserves que je ressentais furent balayées par son déroulement. Adrien a affronté l’épreuve sans forfanterie. Il a répondu très correctement, avec une voix assurée, en assumant sa posture, en faisant preuve d’une grande maturité. Sa mère et sa sœur, présentes à ses côtés, n’ont presque rien dit. Le conseil s’est déroulé comme tout conseil de discipline, à un détail prêt : trois professeurs affichaient une forte empathie pour l’adolescent. Son professeur principal, Astrid, présenta un enfant perturbé mais possédant une grande aura personnelle auprès de ses camarades. Elle affirma qu’elle le pensait intelligent et rempli de qualités. Elle souligna ses dons de comédiens (il faisait partie d’une classe de quatrième à projet théâtral), ajoutant qu’il se mettait souvent en représentation. Tu es venu au conseil à deux titres : tu étais son professeur de français, mais tu voulais également te placer en position de défenseur. Cette situation est très embarrassante, très délicate à assumer pour un enseignant. Je l’avais moi-même tenue il y a des années à la demande d’un adolescent de troisième brisé par sa vie et sa mère délirante. J’avais appris la veille le décès de mon ami Denis, ancien CPE du collège, dans une île lointaine, sous les tropiques. Je pleurais avec quelques collègues dans la salle des professeurs, quand cet élève, ne sachant rien de la douleur qui nous étreignait, était venu me demander de le défendre de ce qu’il croyait être une injustice. Ces moments restent parmi les plus douloureux de ma carrière ; la confrontation avec la mère de l’adolescent fut éprouvante, le passage devant le conseil cruel.

Tu nous avais prévenus de ton désir d’assumer ce rôle pour Adrien lors de nos réunions mensuelles de Soutien au Soutien, groupe de paroles sur notre métier animé par Bernard. Je t’avais mis en garde, te racontant cette histoire. Bernard avait recentré ta demande sur un plan professionnel : en participant de la sorte au conseil de discipline, tu n’intervenais pas seulement en tant qu’homme affichant une empathie profonde envers un de tes élèves ; tu faisais ton métier d’enseignant, de professionnel. Tu as parlé à Adrien et au conseil avec une force peu commune. Je ne pense pas avoir entendu un jour, depuis bientôt trente années que j’enseigne, un professeur parlant de la sorte à un enfant, parlant ainsi d’un enfant. Quelques mots restent gravés dans ma mémoire : « J’affirme avec force que, contrairement à ce que tu penses, Adrien, des adultes, dans cet établissement, te donnent une valeur, désirent t’aider et souhaitent ta réussite ». Avec force, je dois reconnaître que ton discours a bouleversé l’enfant, dont les yeux se sont mis à briller. Les adultes t’ont écouté dans un silence absolu, stupéfaits, conscients de l’importance humaine du moment.

Ce qui m’a le plus surpris fut ta voix, posée, comme d’habitude, mais également ferme et précise, alors que je savais que tu étais étreint d’émotion et de crainte. Aucun tremblement, aucune hésitation, des mots justes et rigoureux, simplement. Adrien fut d’autant plus ému par ce discours qu’il n’a certainement pas tout compris. Tu l’as respecté au point de risquer son incompréhension avec un langage riche, choisi, hors de portée par moment d’un enfant de quinze ans. Mais il a saisi l’essentiel. Un adulte, enseignant, lui témoignait de l’intérêt et un profond respect. Il le voyait autrement que lui-même se vivait. Ce qu’il ne comprit pas entra dans le domaine du symbolique ; ces mots qui n’appartenaient pas encore à son jeune âge revêtirent une puissance supérieure, totémique, magique, par le simple fait qu’il te les entendait dire. Le conseil a pris, à partir de ce moment-là, une tournure remarquable.

Les faits reprochés à l’adolescent ne m’ont pas paru clairs. Les explications d’Adrien étaient confuses, le réseau intense des relations adolescentes qu’il avait tissé me semblait impénétrable et me masquait ce qu’il était ; un vol de téléphone portable lui était reproché, ainsi que des menaces proférées envers d’autres élèves. Adrien dit avoir été accusé à tort ; un grand gaillard de troisième jouait un rôle trouble dans l’affaire. Les hommes présents dans la salle, les parents d’élèves mes voisins de table en premier lieu, entrèrent en empathie avec Adrien, acquiesçant à ses propos, ses émotions, ses ressentis. Des remarques, des signes de têtes de leur part me le firent comprendre. La part accidentée d’Adrien les touchait et les renvoyait à leur propre passé. Les femmes ne le comprenaient pas toujours, étaient quelquefois surprises par ce que l’adolescent disait. Elles ne pouvaient retrouver dans le discours de l’enfant le souvenir du jeune garçon que mes voisins et moi-même avions été, les émotions qui nous envahissaient à nouveau. Oui, ce garçon extraverti qui ne craignait personne avait peur parfois, peur d’un autre élève. Cela, une femme ne pouvait le croire ou l’imaginer. Mais le pénible sentiment de lâcheté, de renoncement face à un plus fort m’envahissait à nouveau, étreignait peut-être aussi les pères d’élèves mes voisins. Combien de fois, enfant, ai-je composé avec un plus grand, un plus fort, avec une sympathie feinte, dans la crainte de ce qu’il pouvait me faire ? Le souvenir de mes jambes flageolantes est encore puissant.

Adrien fut sanctionné de vingt jours de renvoi avec sursis. Le conseil lui proposa de commencer un travail de tutorat avec moi.


Notre première rencontre eut lieu le lendemain, juste après manger. Astrid, attentive et rigoureuse, était là pour lui expliquer à nouveau la sanction qu’il n’avait pas comprise ; le sursis est une projection dans l’avenir toujours difficile pour un élève. Nous avons ensuite passé lui et moi une heure soutenue à discuter. Il a évoqué des éléments très intenses de sa vie : l’idée de la mort hante le passé et le présent de cet enfant. Tout est cependant difficile à comprendre, quelquefois même contradictoire. Son père est-il mort ? Est-il seulement disparu ? A-t-il simplement quitté le domicile familial ? Ses résultats scolaires sont-ils aussi bons qu’il le pense ? Ce que je sais de sa vie, à partir de ce moment-là, se résume à ce qu’Adrien m’a dit. C’est ainsi qu’il la raconte et la pense, ses mots étaient les seuls sur lesquels j’allais m’appuyer.

Adrien est le cinquième enfant d’une famille d’origine africaine. Il a deux sœurs aînées, qui sont jumelles. Son frère, plus âgé que lui de deux ou trois ans avait également un jumeau, décédé à la naissance. Adrien est donc une exception dans cette fratrie, seul enfant unique à qui il manque certainement quelque chose. Son père est parti quand il avait deux ans. Peut-être est-il décédé, mais Adrien ne peut pas du tout m’expliquer ce qui s’est passé. Pour lui, son père est mort, mais dans sa tête. Son grand-père est décédé quand il avait cinq ans. Il me présenta cela comme quelque chose de grave, qui l’avait marqué car il s’en sentait responsable. Ses yeux brillèrent alors qu’il me disait cela comme un secret qu’il n’avait confié à personne. Enfin, il me dit que sa mère était encore soignée pour un cancer, mais, ajouta-t-il, elle était guérie, car elle ne suivait plus qu’une chimiothérapie, fantasme dérisoire, faible protection d’un enfant qui a peur de perdre encore quelque chose. Une fois, au moins, pendant l’entretien, les larmes lui vinrent aux yeux ; évoquant ce surcroît d’émotion, il me dit qu’il ne pouvait pas pleurer car il n’était pas une fille.

L’entretien se termina par l’explication de ce qu’allait être le tutorat que nous allions mettre en place. Adrien devait entendre également ce que j’avais à dire. Je mis l’accent sur le fait que nous étions l’un et l’autre volontaires, et que nous pouvions refuser ou interrompre à tout moment notre relation. Il n’était cependant pas en situation de pouvoir dénoncer un tel travail, le poids de l’institution était trop présent encore. Nos rencontres seraient régulières, d’abord hebdomadaires puis, si possible, plus espacées. Nous allions devoir travailler dans la confiance réciproque, ce qui impliquait une confidentialité de nos propos. Adrien savait cependant que je devais rendre des comptes de nos rencontres. Je lui indiquai qu’il avait le droit à l’erreur ; il était hors de question d’exiger de lui un changement radical et immédiat, mais bien une dynamique de progrès, même lente. Ces mots furent écrits sur un contrat que nous avons signé lui et moi en présence de Jeanne, Principale du collège que j’apprécie tant, solennellement.

Plusieurs éléments me troublaient après cette première rencontre. Adrien avait encore une fois fait preuve d’une maturité remarquable. Il était posé, sans aucune agressivité, enjoué parfois. Il me paraissait en confiance, le regard franc et direct, sympathique même. Une énergie extraordinaire se dégageait de son physique, de ses mouvements. Je fus également surpris de ma propre attitude ; jamais l’émotion qui se dégagea de certains moments de l’entretien ne m’envahit au point de m’opprimer. J’eus la sensation étrange de ressentir tout ce qui se passait, de lire ce que l’adolescent ressentait avec une grande acuité, sans jamais être débordé par mes propres sentiments : professionnel.

Les éléments qu’Adrien m’avait livrés me parurent tout de suite fondamentaux. Ses accidents de vie, violents, nombreux et lourds, se situaient à des moments cruciaux de son évolution d’enfant. Son père disparut quand Adrien entra en classe maternelle. On connaît l’importance de ce passage de la vie, il provoque trop de pleurs, tous les ans, chez les parents et leurs enfants. Le petit, dans le giron de sa mère depuis sa naissance, en relation ternaire avec son père – symboliquement la loi –, entre, en cette première année de maternelle, dans le grand jeu de l’humanité. L’école n’est pas « maternelle » pour rien ; on naît à nouveau en franchissant ses murs, mais la relation de chair se fait avec le monde. Alors, comme pour une nouvelle naissance, il faut crier, pleurer pour respirer, accompagner en cela de la mère qui sent bien que cette séparation est la prémice de nombreuses autres qui feront partir son enfant. Adrien perdit son grand-père, le père d’avant son père, alors qu’il abordait son cours préparatoire, l’école des grands ; il me confia cet événement avec un grand sérieux, troublant son regard franc, solennellement, comme une douleur. Les larmes perlèrent, vite refoulées. Adrien apprit à écrire dans le deuil renouvelé de son propre père, dans la disparition du grand-père dont il se jugeait responsable. Ainsi, chaque fois qu’il changeait d’appartenance, à chaque confrontation à une loi nouvelle, Adrien avait affronté la mort et le danger, la solitude, lui l’enfant déjà seul, unique et singulier de sa nombreuse famille. La fracture d’Adrien était donc immense. Chaque rapport à la loi le soumettait à la trahison des instances paternelles, à une souffrance psychique intense. Ses constantes dérogations à la règle collective construisaient une organisation réactionnelle à la dimension accidentée de son Moi : son attitude de refus et de rébellion était paradoxalement cohérente, elle le protégeait.

Je dois avouer que le constat qui ressortit de ce premier entretien était très pessimiste. Adrien paraissait en confiance, très à l’aise avec moi ; il semblait pourtant dépassé par la réalité et ne se rendait pas compte du désastre de sa présence au collège, des relations épouvantables qui s’étaient mises en place entre lui et la plupart des enseignants, entre lui et les conseillères d’éducation, pourtant si gentilles. La réalité qu’il vivait était parfois fantasmatique. Il m’a affirmé avec vigueur que j’avais été son professeur principal en classe de sixième. Cela n’est pas vrai, mais en affirmant cela, il m’inscrivait symboliquement dans son histoire.


Je fus très rapidement confronté à l’incompréhension de plusieurs collègues qui ne comprenaient pas pourquoi cet élève n’avait pas été renvoyé alors que son passif au collège était lourd. La posture dans laquelle le tutorat me plaçait était compliquée à admettre pour eux. J’avais la pénible sensation que le projet que je voulais construire pour Adrien était déjà jugé, et qu’on ne concevait pas qu’il puisse réussir. Il me semblait pourtant que tout n’avait pas été fait, que tout n’avait pas été tenté. Mais ce travail allait se heurter à un tel désastre de vie que je ne pouvais penser réellement que ce simple tutorat allait changer quelque chose. Adrien cumulait plusieurs désavantages : sa vie présentait une part importante de non-présentabilité, comme diraient les psychanalystes. Son image personnelle dégradée l’avait obligé à mettre en place une dimension réactionnelle qui était, à ce moment de son adolescence, profondément ancrée.

Là commence notre métier ; cet adolescent n’avait pas besoin de compassion, il n’avait pas besoin de punition. La compassion, il en avait certainement reçu. Elle permet aux âmes bien-pensantes de bien dormir. Elle les empêche d’exercer leur profession. La punition fut certainement employée sans modération envers un enfant compliqué et remuant en classe. Elle ne permet pas la réparation, elle ne donne pas le chemin à suivre.

Tu sais combien la lecture de Jacques Lévine m’a impressionné. La vision des enfants qu’il développe dans ses écrits est fascinante. Il les installe dans une globalité temporelle et sociale, psychique, presque spirituelle. L’enfant, quand il devient élève, possède un passé avec lequel il s’est construit. Les blessures de sa vie ont mis en place des mécanismes de défense différents de ce qu’un adulte ferait. Trop faible, psychiquement, pour se protéger activement, pour rassembler ses forces face à l’adversité, l’enfant vit le monde extérieur comme une puissance non modifiable à laquelle il devra se plier, ou avec laquelle il devra composer. Adrien répondait à cette description. La confrontation à la loi, qu’elle fut sociale ou symbolique, était pour lui une menace de mort imminente. Pour se protéger des conséquences néfastes qu’il redoutait et qu’il avait déjà vécues, Adrien n’avait d’autre solution que de contourner ou d’éviter la règle commune ; accepter une loi nouvelle, c’était prendre le risque de mourir, ou de faire mourir quelqu’un. Dans un premier temps, sa construction psychique était efficace car elle lui permettait d’éviter de revivre ces traumatismes d’enfants. Elle était socialement épouvantable.

J’ai voulu m’appuyer sur ce qui me paraissait à peu près solide. Ma relation à l’adolescent était bonne. Je représentais pour lui un adulte stable, qui l’écoutait et l’entendait dans une relation humaine directe, franche. Je tenais des discours cohérents, je représentais un cadre rassurant. Le contrat de tutorat que je lui demandai de signer, s’il le voulait, allait dans ce sens. Il comportait des engagements de sa part et de la mienne. Adrien s’engageait à essayer de changer son comportement au collège. Je tiens à ce type de formulation qui ouvre le droit à l’erreur, au tâtonnement et au temps qui passe et qui répare ; le chemin de sa vie est encore long et difficile. Adrien devait me rencontrer tous les mardis après son repas. Pour cela, je lui faisais un mot qui le rendait prioritaire à la cantine ce jour-là. Je mettais également l’accent sur l’honnêteté de nos relations ; Adrien devait s’engager à ne pas me mentir, à ne pas me cacher des éléments. Il savait, en retour, que je ne serais pas une force punitive, mais que je n’accepterais pas certains comportements sans réagir. Je crois qu’Adrien fut effectivement honnête avec moi, qu’il ne me mentit pas. Enfin, nous nous sommes engagés à une confidentialité de nos rencontres. Pour moi, c’était donner un gage de respect de sa parole. Revenant sur le conseil de discipline, à la fin de cette première rencontre, j’ai pu m’apercevoir combien Adrien en avait été ému. Il avait été surpris par l’alternance de rigueur dans la demande de respect de la loi et d’écoute bienveillante qu’il ne connaissait pas.

La fidélité est ce qui me frappe le plus chez l’enfant en difficulté scolaire, comme si la construction psychique sur laquelle il avait bâtit sa vie était la meilleure solution pour lui. Elle est de plusieurs sortes, fidélité à l’image qu’il s’est forgé de lui-même au cours de sa scolarité en particulier, de sa vie plus globalement. C’est pour cela que la mauvaise note me paraît, la plupart du temps, une erreur. J’écris la plupart du temps, mais en réalité, je pense toujours. Cette note ne fait pas grand chose à l’enfant solidement implanté dans le système scolaire ; elle blesse celui qui est en désordre ; elle condamne celui qui est brisé car elle lui donne une caution institutionnelle de son image. La mauvaise note peut offrir le paradoxe de rassurer psychiquement celui qui la reçoit, confirmant ce qu’il pense de lui-même. Mais l’enfant est aussi fidèle à son groupe d’appartenance. Celui-ci est à l’image de son système réactionnel. Cette sphère qui entoure l’enfant blessé lui permet de tisser un monde cohérent dans lequel son psychisme se sent en sécurité. Cet état est la plupart du temps un leurre, comme dans les cas profonds comme Adrien.

Nous avons donc fabriqué, Adrien et moi, une bulle agréable dans laquelle nous nous trouvions bien l’un et l’autre. Cet espace dans lequel personne d’autre n’a eu le temps d’entrer fut totalement inefficace dans le court laps de temps que nous avons eu à notre disposition avant son renvoi de l’établissement. Le tutorat permit à deux Adrien de coexister. L’un, épouvantable, asocial, excédait les enseignants, les surveillants, et tout adulte de l’établissement amené à croiser son chemin. J’ai dû intervenir lors de la sortie théâtre que tu as organisée. Il fut odieux lors des déplacements. Pourtant, dès que la pièce fut commencée, il s’assagit, n’ayant pas besoin de surveillance, contrairement à d’autres. Les fourberies de Scapin, à travers les siècles, l’interpellaient peut-être. L’autre Adrien, celui des moments de tutorat, fut plutôt ponctuel – une prouesse –, agréable, intelligent. Il tenait des conversations policées d’une belle tenue pour un adolescent. Son humour était éclatant et tranquille ; il rejoignait toujours le mien. Ma présence, a-t-il dit à quelqu’un, l’apaisait. Il pouvait même me raconter le terrible Adrien, jouant un jour le jeu de se placer dans la posture de l’enseignant qui le voyait arriver en cours, me décrivant alors le ressenti de l’adulte face à lui. Son récit fut rapide, précis, avec un humour efficace, celui qui le faisait aimer par ses camarades de classe. Je comprenais pourquoi certains pouvaient être subjugués. Le professeur (il disait évidemment le prof) demande à Adrien de cesser de faire l’imbécile en bout de rang avant d’entrer en classe, et de venir se ranger au niveau de la porte. Qu’à cela ne tienne, il accepte de se placer devant les autres, mais attend que toute la file entre pour le faire à son tour. Ses gants, qu’il ne quitte pas, gênent l’enseignant. Il en enlève un seul, car il n’avait pas été précisé que les deux devaient l’être ; il ôte le second à la demande du « prof » qui a déjà passé du temps à le faire asseoir à la bonne place, à lui faire enlever sa casquette, son manteau, à attendre qu’il ait posé son sac par terre, qu’il soit tourné du bon côté... La scène, très drôle à écouter, était racontée par un Adrien des plus social, parlant d’un inadapté en grand danger, mais c’était lui-même qu’il décrivait. J’avais pourtant la sensation qu’il parlait d’un autre enfant, celui que sa mère grondait quand il avait fait une bêtise. D’ailleurs, Adrien m’a plusieurs fois dit qu’il se sentait double ; double car sa mère n’avait pas été très convaincante quand il lui avait demandé s’il avait un jumeau, s’il entrait dans la norme familiale. Double aussi car un « bon Adrien » reprochait régulièrement sa conduite épouvantable au « mauvais Adrien » que sa mère venait de sermonner. La dualité a fait partie du problème sans que nous ayons eu le temps de faire quoi que ce soit.


Le second conseil de discipline d’Adrien eut pour motif l’introduction d’objets dangereux dans le collège, en l’occurrence deux pics brise-vitre du genre que l’on trouve dans les autobus de transports scolaires. Une ceinture de sécurité faisait également partie du lot. Ce nouveau conseil était attendu, mais je n’imaginais pas qu’il allait arriver aussi tôt. Je pensais avoir un peu plus de temps pour commencer à obtenir des résultats ou une évolution, mais Adrien ne nous l’a pas laissé. Je dis Adrien, mais en réalité, je pense plutôt à cette dimension envahissante qui le presse et l’oppresse, qui l’occupe et guide sa vie sans qu’il puisse y faire grand chose, ce second Adrien qu’il racontait si bien. Il me semble clair qu’Adrien a fortement réagi à nos rencontres et notre volonté de l’aider. Je ne crois pas, comme le pense peut être Jeanne, qu’il se soit moqué de moi. Sa part accidentée, lourde, épaisse et ancienne, celle qui le rassurait, ne lui a pas laissé de répit. Elle a réagi à notre travail par une fidélité sans borne à son image. Il ne peut pas y avoir désappartenance brutale, Adrien y aurait perdu son identité, son psychisme n’y était pas préparé. Il n’a pas pu lutter contre ce qu’il était depuis des années.

Je redoutais ce moment qui avait été annoncé par deux jours d’exclusion préalables, pour une affaire que j’ai oubliée. Ainsi, ma relation privilégiée avec l’enfant allait s’arrêter, car il ne faisait aucun doute, dans mon esprit, que ce conseil serait le dernier, et que la sanction serait le renvoi définitif de l’établissement. J’allais par conséquent me trouver en situation de devoir juger un adolescent qui m’avait donné sa confiance, qui s’était livré. Envahi de doutes, je commençai par ne pas vouloir participer à cette réunion. Cette décision semblait soulager beaucoup de monde. Elle me plaçait pourtant dans une posture qui ne me plaisait pas du tout, comme si l’alibi de la relation privilégiée ne cachait pas en réalité une fuite devant les responsabilités.

Bernard comprit combien la situation me troublait. Une longue conversation téléphonique, une séance de Soutien au Soutien privée en quelque sorte, me fit comprendre la portée de la décision que j’avais à prendre. Le problème était simple : quelle posture était la plus professionnelle ? Qu’est-ce qui serait le plus profitable à l’adolescent ? La réponse coulait de source. Je ne devais pas rester, dans la mémoire d’Adrien, comme le professeur sympathique qui un jour l’a écouté. Cela n’avait de toute façon servi à rien, une illusion simplement. Je devais dire que je n’acceptais pas certaines actions, certains comportements, et qu’en tant qu’adulte et enseignant responsable, je disais non. Curieusement, j’avais tenu ces propos à Adrien au tout début du tutorat. Il savait que la relation qui allait s’engager le serait sur un plan humain. Il savait également que j’allais continuer à représenter le cadre, la règle, et qu’à aucun moment je n’allais couvrir ou défendre des conduites inexcusables. À la première occasion, en ne participant pas à un conseil de discipline dont j’étais pourtant membre, j’allais déroger à un cadre que j’avais moi-même fixé ; bel exemple. La dernière leçon que je devais lui donner, si je lui en ai donné une seule, était que je disais non, malgré nos rendez-vous hebdomadaires, et que j’étais assez solide pour le faire. C’était également appliquer à la lettre les enseignements de Jacques Lévine. Le regard tripolaire sur l’enfant n’exclut pas la sanction, si elle est expliquée, si elle n’est pas uniquement punitive. J’irai au conseil de discipline.

J’ai croisé Adrien et sa mère avant d’entrer dans la pièce. Sa mère, anxieuse, était particulièrement faible, physiquement. Ses yeux étaient graves, profonds. Elle était soutenue par une de ses filles et par Adrien. Tous deux paraissaient soucieux de son état de santé et de la fatigue intense qu’elle ressentait. Elle eut beaucoup de mal à faire les quelques mètres qui séparaient la porte de la salle où elle attendait de l’endroit où je les menais pour leur parler. Elle avait déjà compris la sanction qui allait être prise. Je leur fis part de ma décision de participer au conseil de discipline, de la raison pour laquelle je le faisais. J’insistai également sur l’inquiétude que m’inspirait Adrien. Je finis cependant en disant combien il était sympathique, combien il était intelligent, mais qu’un long travail était nécessaire pour qu’il s’en sorte. Seul un suivi psychologique allait pouvoir l’aider. Elle m’assura que les rendez-vous avec un psychiatre venaient d’être pris. Adrien m’a écouté avec gravité, sans aller contre moi, sans chercher de justification ou d’excuses.

Le conseil se passa comme prévu. Adrien fit face, tenant des propos à nouveau incohérents, mais cette fois-ci, je les comprenais. Je fus plusieurs fois cité sur un mode qui m’ennuyait, celui de la culpabilisation de l’enfant qui se serait montré indigne du travail que j’avais entrepris avec lui. J’avais certes passé du temps avec l’adolescent ; ce temps, qui lui servira un jour, je l’espère, ne devait pas devenir une charge. Quand je pris la parole, mon insécurité émotionnelle reprit le dessus. Je me méfie de mes émotions dans des cadres humainement très compliqués. Mon métier de musicien me force à aller, dans les concerts, à certaines limites émotionnelles, celles de la musique et du public, celle des personnes qui chantent sous ma direction. En revanche, je fais tout pour que les émotions ne m’envahissent pas, pour qu’elles me transpercent sans s’arrêter, pour avoir la jouissance de les ressentir et de les maîtriser. C’est la condition nécessaire pour la dompter et rester maître le temps du concert. Je pense cependant que ce travail constant affaiblit dans certaines relations humaines. Ma parole se fit progressivement plus lente, moins ferme, presque sanglotante, en tout cas tremblante, sans souffle. Je sentais également le public retenir sa respiration, un peu gêné peut-être, devant la révélation d’une faiblesse. Adrien me regardait fixement. Je lui sais gré de son humanité. Je répétai simplement ce que j’avais dit quelques minutes auparavant à Adrien et sa mère.

Le moment des questions fut difficile, les bonnes ne pouvaient être posées. Les réponses de l’adolescent n’avaient aucun sens. Tout était compliqué, incompréhensible pour les adultes. Mais Adrien ajouta une dimension supplémentaire à ce qu’il disait habituellement. Il dit qu’il éprouvait la sensation – réelle ou imaginaire – du danger, de la persécution : Adrien se sentait menacé depuis qu’il avait été un jour agressé par deux hommes dans des conditions confuses ; il possédait ces deux pics depuis des mois et les avait toujours sur lui au point, disait-il, de ne plus le savoir, de ne plus en être conscient. Je n’imaginais pas, en l’entendant énoncer ceci, que ces deux hommes pouvaient être symboliquement son père et son grand-père. Alors que le conseil me paraissait tirer en longueur, une jeune collègue, ironiquement, mais innocemment, posa enfin la bonne question, celle que je n’avais pas comprise : pourquoi donc ces deux objets, ces deux brise-vitre ? Pourquoi une ceinture de sécurité ? Elle ajouta qu’avec deux mains, on ne pouvait se servir de tout cela. Je réagis curieusement, surpris et stupéfait de commencer à comprendre, incapable de mettre les mots qu’il fallait, bredouillant qu’Adrien ne pouvait rien répondre. Il prit la parole, en me regardant, interrogatif. Ses mots furent incohérents, encore une fois, disant simplement qu’il avait deux mains, et que deux personnes l’avaient menacé. Il me brûlait de lui demander à quoi devait servir la ceinture.

AAdrien fut renvoyé. Marine, belle enfant aux yeux bleus perçants, élève de quatrième que je connais depuis qu’elle est toute petite, bouleversa le conseil juste avant le vote. Réfrénant des sanglots, elle demanda ce qu’Adrien allait devenir. Je me chargeai de la réponse. Adrien allait continuer son chemin, accompagné maintenant de la leçon qu’il allait recevoir ; des adultes lui avaient dit non, lui avaient montré des limites fermes qui lui seraient utiles. Méthode Coué, j’espère y croire, il y aurait eu tant de choses autres à faire pour lui. J’ai voté son renvoi.

La leçon est cruelle pour l’enfant qu’est encore Adrien, pour nous également. Encore une fois, nous avons travaillé trop tard, trop lentement, ou trop vite. Nous aurions également pu prendre d’autres décisions. Adrien aurait pu recevoir une peine d’exclusion temporaire. Cette peine aurait permis de commencer un travail de désappartenance et de réinvestissement dans le cadre que son Moi accidenté redoute tant. Nous aurions pu lui faire rencontrer des gens différents, pas que des enseignants ; ces personnes, quelquefois blessées, auraient pu lui montrer le sens de la vie. Pourquoi ne pas l’avoir responsabilisé ? Pourquoi ne nous sommes-nous pas servi de sa formidable énergie à rencontrer les autres élèves ? Pourquoi ne nous-sommes nous pas servi de sa formidable énergie à vivre, lui qui est tant hanté par la mort ? Ce conseil de discipline a les relents de la somme formidable des petites lâchetés dont les adultes ont fait preuve envers lui depuis des années. Ce conseil est à l’image de l’immense gâchis que le système scolaire met en place.

Adrien ne reviendra plus au collège, privé des deux brise-glace qui ne pouvaient défendre, je ne peux imaginer autre chose, que lui-même, le voyou, et son double idéal. La ceinture qui les relie et les tient ensemble ne lui procurera plus de sécurité non plus.

Jean-Charles Léon
Rédigé en mars 2010
Publié en septembre 2011

 
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Dernière révision : vendredi 21 février 2014 – 15:20:00
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