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Un conseil de discipline dans un collège ordinaire
Du handicap à l’exclusion

 

 
Un texte de Jean-Charles Léon
Professeur agrégé de musique


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Les conseils de discipline sont des déclencheurs d’écriture remarquablement efficaces. Celui qui concerna Joël était le quatrième ou le cinquième auquel je participais depuis le début de cette année scolaire. Joël est un enfant de 15 ans, élève de SEGPA, atteint d’une infirmité rare : il est dysphasique. J’ai croisé cet élève pendant deux ans en classe, en sixième et en cinquième, et je le connais un peu. Il faut que je le décrive tant il est particulier.

Joël est grand, empâté, lourd même, avec des gestes maladroits un peu raides. Il fait souvent de larges mouvements avec ses bras quand il parle. Je devrais dire quand il essaye de parler car il est, je l’écris à nouveau, dysphasique. Tout le monde connaît la dyslexie ; chacun en a, comme moi, une vague idée, celle d’un enseignant qui croise parfois des enfants atteints de ce handicap et qui ne connaît de ce trouble que fort peu de choses. Surtout, chacun s’imagine des choses simples et souvent fausses ou imprécises ; l’enfant qui inverse deux syllabes, qui confond parfois les lettres symétriques ou deux mots proches, qui a quelques difficultés récurrentes à lire est souvent dit dyslexique. Il peut l’être « un peu » ou « beaucoup », comme s’il était possible à un non spécialiste de poser un diagnostic sûr et quantifiant. La vie à l’école des enfants dyslexiques est rendue difficile par ce handicap qui les fatigue, qui gêne la plupart de leurs apprentissages. Un jour, l’enseignant consciencieux ou chanceux se rend compte qu’il travaille fort mal avec ces élèves particuliers. Les dyslexiques ne peuvent pas être des enfants comme les autres ; chez eux, les chemins de la lecture ne sont pas ceux que les autres élèves développent. Souvent, leur trouble n’est même pas connu et peut être tardivement découvert. On comprend alors certaines des difficultés que ces élèves ont rencontrées mais qui leur ont déjà fait beaucoup de mal. Comme je l’ai fait, l’enseignant essaye alors de s’informer, voire de se former pour tenter de mieux faire. Pour moi, le sujet est encore délicat.

Mais la dysphasie est un mystère, à peine connaît-on le mot, souvent confondu avec toutes ces maladies nouvelles, celles du préfixe « dys », préfixe de la difficulté, du mauvais état. Une recherche rapide permet de savoir que l’enfant atteint de dysphasie présente un déficit durable des performances verbales, déficit qui n’est lié à aucune pathologie fonctionnelle, déficience auditive, malformation, insuffisance intellectuelle, ou lésion particulière. Le trouble n’est pas lié à un déficit social, affectif ou à une maltraitance, bref, à une chose pour laquelle on pourrait trouver un responsable. Performance verbale : parler pour lui est une souffrance, sa relation à l’autre est gravement altérée, il a du mal à être compris et reconnu. Il pourra parler, il n’est pas aphasique, il n’est pas privé de la parole. La dysphasie enferme la beauté du verbe de l’enfant dans son corps, elle ne permet pas à ses mots de s’incarner, il ne peut pas les habiter.

Joël n’a donc pas de chance. Ou plutôt si, Joël est le fils de parents aimants et attentionnés, ce qui n’est pas fréquent pour un élève de SEGPA. Sa cellule familiale paraît stable et protectrice ; sa mère est attentive. Si j’ai bien compris, elle est infirmière en psychiatrie. Elle fixe son fils quand il essaye de parler, comme si ses propres efforts allaient l’aider à émettre des sons plus facilement. Je n’ai jamais entendu la voix du père de Joël, ou si peu, quelques mots d’excuses et de confusion lors de son arrivée tardive au conseil de discipline. Il regarde cet enfant bien plus grand que lui avec des yeux intensément tristes de tendresse. Car, quand Joël parle, il ressemble à un débile mental. Il n’en a pas vraiment l’apparence même si son corps paraît maladroit. Mais il ne peut pas émettre facilement les sons que nous prononçons sans difficulté. Dire, pour lui, c’est d’abord faire un effroyable effort physique et intellectuel, un effort que son interlocuteur voit et subit, et qui aboutit à un discours haché, mal construit, lent, laid même. Joël est enfermé en lui-même, et seuls l’amour et le dévouement de ses parents lui ont permis d’apprendre à écrire et à lire et de développer ses capacités intellectuelles. Bien entendu, ces gens admirables ont leurs faiblesses ; ils ont dû faire le deuil de l’enfant dont ils avaient rêvé. Ils ont projeté leur fils dans l’avenir le plus radieux qu’ils pouvaient lui imaginer. Ils l’ont vu normal, comme des parents attentifs et soucieux.

Joël ne parlait pas bien du tout en classe, je me souviens de lui en sixième. Je l’ai d’abord pensé attardé, de ces retards qui se voient et qui amènent la moquerie. Il était incapable de parler sans provoquer les humiliations si cruelles, mais si accoutumées, de la part des autres enfants heureux de trouver plus malheureux qu’eux. À peine Joël ouvrait-il la bouche que des imitations humiliantes fusaient, car il ne se contentait pas de faire des efforts violents pour émettre des sons souvent ridicules, pour articuler une phrase laborieuse : toutes ses tentatives disparaissaient sous un masque grimaçant, anormal. Le langage utilisait chez lui des voies improbables et se frayait dans son cerveau des chemins tortueux, jusqu’à un visage souvent tordu par l’effort. Mais quelque chose n’allait pas et me gênait. S’il avait un mal fou à parler, il était pourtant boulimique de mots, il se précipitait sur le langage, il avait constamment beaucoup de choses à dire, il levait la main, voulait répondre et essayer de se comporter à la manière d’un élève de collège comme un autre, pas comme un élève de SEGPA ; cette attitude n’est pas courante dans cette section. Il semblait pourtant être à sa place dans cette structure spécialisée, tant ses « performances verbales » étaient faibles. Pour moi, l’élocution de Joël était le résultat de sa débilité, son apparence et sa personnalité étaient plutôt cohérentes. Et dans un ultime effort pour prononcer sa joie, son désir, sa simple sympathie, ses émotions les plus banales, Joël tordait son visage, vrillait sa bouche pour libérer un espace que les mots traversaient maladroitement dans un rictus ridicule. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vu un jour sourire, ses lèvres détendues.

Ce qui surprenait le plus était ses dents : Joël montrait ses dents. Depuis quelques années, sous l’influence de la télévision et peut-être d’un Président qui avait limé les siennes, les sourires montrent des dents régulières, blanches, innocentes et douces. Les jeunes femmes, mais aussi les hommes, recherchent un sourire découvrant une dentition pacifiée qui pourtant, dans des temps anciens, déchirait les chairs ; les dents ont longtemps été l’arme dérisoire de l’être humain, mais nos crocs ont disparu et les lèvres s’ouvrent pour dire qu’elles ne présentent plus de danger. Ce n’était pas le cas de Joël dont la bouche s’ouvrait sur la douleur de sa parole, sur l’agression et la violence intérieures qu’il subissait chaque fois qu’il s’essayait au langage. J’ai souvenir que sa dentition n’était pas belle, mais je n’en suis pas certain. Ses dents, révélées par des lèvres douloureuses, évoquaient une barrière infranchissable aux mots, aux phrases si cruellement construites. Les dents de Joël et son visage tourmenté le rendaient ridicule en cette classe de sixième SEGPA, et lui donnaient l’air laborieux d’un attardé mental. Immanquablement, les moqueries provoquaient chez lui une réaction de colère, de tristesse et d’incompréhension face à une méchanceté qu’il ne comprenait pas. Il fallait sans cesse intervenir pour le protéger des autres.

Et puis un jour sa mère vint me rencontrer, en novembre de la première année de collège de son fils. Je me souviens qu’il faisait froid, mais que le ciel de ce samedi matin était très bleu, très clair ; ma salle de classe, possédant une large baie vitrée, était très lumineuse et chaude, et contrastait ce matin-là avec les pulls que nous avions tous revêtus. Cette visite était surprenante car jamais des parents d’élèves de SEGPA n’étaient venus me voir lors de réunions avec les enseignants. Il leur fallait venir au collège, ce qui n’était pas un acte simple pour eux, anciens exclus du système dans lequel leur enfant vivait si mal. Il fallait ensuite voir les enseignants « importants », ceux qui passent un temps hebdomadaire important avec leur enfant. Il fallait ensuite quitter le lieu rassurant du couloir de la SEGPA, circonscrit entre deux portes coupe-feu, pour s’aventurer dans les couloirs sans fin de l’établissement, monter des escaliers déroutants avant d’atteindre une salle qu’ils ne connaissaient pas.

La mère de Joël fit ce trajet sans difficulté. Elle voulait le faire même, messager de la parole de son fils. J’ai encore le pénible souvenir qu’elle vint me faire un reproche : je n’avais pas compris Joël, je m’étais laissé envahir par son aspect, et je l’avais jugé alors que je ne le connaissais pas. Elle non plus ne me connaissait pas, mais elle m’avait percé, savait comment je voyais son enfant et elle avait raison. Comme chaque année, elle venait expliquer aux personnes qui croisaient Joël pour la première fois que leur regard était troublé, faussé par l’apparence physique de son enfant, et qu’elles se trompaient. C’était pourtant simple : Joël était dysphasique, il n’était pas demeuré, il n’était pas ce qu’il paraissait être.

Beaucoup d’élèves cachent ce qu’ils sont et nous renvoient l’image que nous nous faisons d’eux, ou l’image qu’on a bien voulu construire avant même que nous ne les ayons rencontrés. J’ai une profonde aversion envers les fiches de renseignements que l’on fait remplir en début d’année scolaire. Elles ne me disent rien d’autres que ce que l’enfant devrait être, elles ne me disent pas ce qu’il est. J’en ai fait remplir, au début de ma carrière, pour jouer au professeur, un peu, mais je ne les ai jamais lues. En septembre, ma profession d’enseignant en musique remplissait ma sacoche de centaines de feuilles de papier qui ne m’intéressaient pas et que je ne lisais jamais. C’était des pages coupées en deux que je voulais en partie administratives – nom, prénom, date de naissance, adresse, profession des parents –, en partie personnelles : l’enfant est-il lecteur ? Fait-il de la musique ? Où fait-il ses devoirs ? Que veut-il faire plus tard ?... Pourtant, cette dernière question n’apporte jamais rien : un enfant de sixième veut faire, quand il sera grand, le plus beau métier du monde, celui de ses rêves, du père ou de la mère. Il est rempli de l’espoir et de la vigueur de son jeune âge. Non, je préfère attendre, regarder mes nouveaux élèves, entrer doucement en relation avec eux, d’abord sourire, mettre en confiance, afin qu’ils me révèlent calmement ce qu’ils sont, et non ce qu’on croit d’eux. Je prends le risque de passer à côté d’une information essentielle, mais je sais qu’en cas de soucis les parents, un enseignant ou une autre personne viendra me dire ce qu’il faut que je sache. Je n’aime pas qu’un collègue me présente un enfant avant que je ne le rencontre car c’est souvent pour porter à ma connaissance un problème, pour me dire les troubles dont on croit qu’il souffre. Cette prévention est perverse, elle peut être fausse, et l’élève que l’on me décrit n’existe que dans le regard de cet adulte, pas dans le mien ; il n’est que la surface des choses, un élève peut-être, pas un enfant. Quelquefois, on me dit pourtant que tel redoublant dont j’aurai la charge est un enfant remarquable qui a besoin d’aide pour bien faire, ou que cette famille est difficile, mais qu’une aide bienveillante sera bénéfique. J’apprécie ces collègues qui projettent l’enfant dans un futur meilleur, qui ne l’enferment pas dans les quelques mots trop simples écrits par d’autres. Et puis, il est si facile de laisser venir les parents à soi en début d’année, lors de l’accueil, et de les laisser parler, de les écouter. Leurs angoisses disent l’essentiel. Les élèves sont souvent le pénible miroir de notre regard, de nos peurs enfouies pourtant au plus profond de notre âme et qu’ils font émerger à nouveau, passé qu’on aurait voulu ne jamais voir ressurgir.

Pourtant, avec Joël, j’avais agi autrement, comme si le simple fait de le regarder m’avait permis de le connaître. Il n’avait pas eu besoin de remplir de fiche pour que je le juge trop tôt. Sa mère me dit que son enfant portait un masque dont il ne pouvait se défaire et qui le cachait. Joël n’était pas attardé (peut-être même employa-t-elle ce mot ?). Il avait l’intelligence vive, la curiosité de son âge, le désir d’apprendre et de grandir, la joie d’arriver en sixième. Je suis toujours surpris de la fierté et de la feinte assurance des enfants, les premiers jours de sixième, alors qu’en réalité ils ont peur, souvent. Il est toujours délicieux de voir ces petits qui jouent à être grands, maladroits avec leur sac volumineux encore vide, et qui craignent leur nouvel établissement. Ils sont fiers, mais ils ont peur. Ils savent que les très grands qu’ils croisent maintenant, ceux de troisième, sont vraiment très grands, et qu’ils ont pour certains la taille de l’adulte qui devra les défendre et les protéger. Ils pensent qu’ils vont apprendre des choses très difficiles et espèrent qu’ils franchiront les étapes. Ils savent et espèrent qu’ils vont beaucoup écrire, des formules de mathématiques absconses, des schémas compliqués ou des cartes pleines de couleurs qu’ils regardaient peut-être avec envie dans les cahiers de leurs aînés – comme des preuves qu’eux ont déjà grandis –, comme la promesse de leurs progrès à venir et de leur intelligence. Même ceux qui arrivent au collège chargés de leurs échecs passés sont emplis d’espoir ; ils espèrent que par magie ils franchiront les obstacles qu’ils n’avaient pu jusqu’alors renverser, ils se croient fort, et ils ont, en ce mois de septembre, raison. S’ils sont là, c’est qu’ils le méritent et ils s’en montreront dignes. Gonflés de résolutions, ils s’imaginent grands, réfléchis, sérieux alors que certains comportements trahissent déjà le mal-être et les difficultés à venir. La tenue sur la chaise, la coupe de cheveu ou le pantalon trop bas, les bras dénudés, les premiers maquillages maladroits ou le cartable porté avec trop d’assurance révèlent des appartenances particulières que l’école ne saura pas accueillir.

Joël avait certainement ressenti ces mêmes émois d’enfant en arrivant au collège. Il était content de la nouveauté du lieu, d’avoir franchi une étape dans sa vie. Il sortait progressivement de l’enfance. Mais il ne savait pas montrer ce plaisir de grandir, il ne pouvait pas le dire. Plus cruel encore, nous ne savions pas l’entendre, nous ne savions même pas l’écouter. Son apparence ridicule était le masque de notre impossibilité de le comprendre, le portrait de notre incompétence involontaire. Sa maman me décrivit un enfant normal caché dans un corps difficile. Elle me parla de son plaisir de lire, de parcourir les encyclopédies, de sa culture, de sa curiosité, de ses connaissances scolaires. Peut-être son amour lui fit-il exagérer sa description, comment lui en vouloir ? Joël était un miroir à deux faces, celle de mes craintes passées, celle du regard de sa mère qui, obstinément, voyait dans son fils l’être fantasmé de son désir : Joël n’était vu que par le regard des autres, miroir obstiné qui lui disait comment être, et qui lui renvoyait une double image déformée, comme un portrait silencieux de Francis Bacon sous une protection de verre. Mère aimante, cette maman admirable était tombée dans le piège inverse du mien ; elle voulait le meilleur pour son fils et l’imaginait archéologue ou égyptologue, peut être gardien de musée, – premier renoncement – ; elle lui montrait des expositions, l’emmenait au Louvre et lui faisait lire des encyclopédies savantes. Elle projetait son enfant dans un avenir radieux et sa force allait pouvoir renverser tous les handicaps, au risque de se heurter aux institutions et aux personnes qui avaient pu, dans le passé, poser un regard lucide sur lui, refusant des aides qui l’auraient certainement aidé. Elle me décrivit en cette matinée froide et ensoleillée, seule assise en face de moi, dans ma salle de classe, un enfant normal, mais un enfant en dedans, en creux, qu’il faut découvrir, avec qui il faut être patient et qu’il faut mériter. Elle savait ce qui était arrivé chez moi, comment je voyais son fils et voulait le protéger de mon regard. Je garde une mémoire précise, trop précise de l’entrée dans ma salle de cette femme solitaire, sans Joël qu’elle voulait certainement protéger, de son visage soucieux, de ses paroles, et de ma culpabilité après son départ.

Le souvenir des deux années passées avec Joël est compliqué. Sa classe était épouvantable, emplie de douleurs d’enfants fracassés ; insultes, vexations, violences verbales et physiques étaient le lot quotidien de chacun d’entre eux. Les cours prenaient souvent l’allure de moments de pacification provisoire, de discussions, d’attentes que le groupe soit un tant soit peu disponible, quelques minutes, de repos ensuite pour des élèves incapables de faire de longs efforts. C’était le monde habituel de ces enfants, leur normalité, la lie du monde. Mais ce n’était pas ce que Joël vivait même si, cruelle conséquence de son handicap, le vocabulaire employé par ses pairs était également le sien. Dans le tableau de son désordre figurait un vocabulaire souvent ordurier qui le déplaçait et qui n’était pas celui qu’il aurait employé si les mots avaient pu sortir calmement de sa bouche ; les « putain », « saloperie », « con » étaient pléthore dans ses propos.

Autant dire tout de suite que Joël n’avait rien à faire en SEGPA, même si je n’étais pas capable de le dire à ce moment-là. Mais, comme d’habitude, il n’existait pas ou peu de structures d’accueil pour ces enfants particuliers. Joël était inclassable. Il aurait dû être débile, ou retardé, ses parents lui avaient fait le cadeau d’épanouir son intelligence au-delà de ce qu’il aurait pu espérer. Il avait, j’en suis maintenant convaincu, une place à tenir dans une autre partie de l’établissement, ou dans une institution spécialisée qui lui aurait laissé le temps de la parole. Sa vie aurait été facilitée s’il avait été accompagné dans nos cours par un adulte qui aurait aidé ses phrases à trouver un chemin plus simple ; son emploi du temps aurait pu être allégé pour réduire sa fatigue ; il aurait pu être avec ses semblables du dedans, nous aurions pu lui éviter tant d’humiliations et de souffrances. Le parcours en classe de SEGPA fut pour lui un long chemin de croix, j’en suis convaincu. La rencontre avec d’autres enfants, rencontre qui aurait dû lui servir à grandir, à se forger une personnalité, fut une longue douleur. Il était trop lent dans son langage, incapable de lutter avec la violence rapide et sournoise de sa classe, ou avec la fraiche inventivité des autres collégiens qu’il croisait dans la cour ou dans les couloirs, trop maladroit et surtout trop déformé quand il tentait de parler. J’ai le souvenir de mille interventions protectrices pendant les deux années où il fréquenta ma salle de classe.

Alors, lentement, Joël se renferma pour se protéger. L’enfant de l’intérieur du miroir lentement se mura et se referma. Je ne le vis pas pendant son année de quatrième. On me raconta que Joël cessa d’être joyeux. Il vivait à ce moment-là ce que tous les garçons doivent vivre un jour, il muait. Sa voix se transformait, il entrait progressivement dans l’adolescence et cela devait faire son désespoir. La seule chose sur laquelle il avait pu s’appuyer un peu pour parler, le timbre de sa voix, la sonorité des mots qu’il tentait d’articuler, son image sonore, lui faisait maintenant défaut. Sa voix devint progressivement incontrôlable, tantôt aiguë, tantôt grave, jamais là où il voulait qu’elle fût, souvent risible. Le rythme de ses phrases n’était pas beau, et leur nouvelle mélodie les enlaidissait encore. Un garçon devient quelquefois ridicule, à cet âge ; Joël l’était tout le temps, grotesque même, et cela s’ajoutait à sa difficulté de prononcer. Il tomba en profonde dépression lors du premier trimestre de sa classe de troisième, quelques mois avant le conseil de discipline.

Plusieurs fois je me suis trouvé à ses côtés, cette année-là, dans les couloirs du collège ou pour monter en classe. Joël était devenu un adolescent massif, plus grand que moi, qui suis pourtant grand. Le souvenir de mon écoute bienveillante, peut-être, provoquait immanquablement une courte discussion d’escalier. Souvent, cela se limitait à un « bonjour ! », suivi d’un « ça va ? », sonores dans un rire suffoquant. Il me parlait, toujours hoquetant des phrases simples mais si difficiles à dire. Son intonation me frappait maintenant. Joël parlait fort, très fort, autre symptôme de ce qui l’habitait. Il parlait fort et son infirmité devenait publique, faisant tourner les têtes des personnes qui nous entouraient, provoquant des sourires souvent moqueurs. Il parlait sans regarder, cherchant le chemin des phrases qui ne savent pas venir seules, les yeux très hauts tournés vers lui-même. Son regard intérieur lui montrait quelque chose qu’il ne devait pas aimer. Son handicap rendait ces courtes discussions pénibles ; il fallait être patient, attendre, écouter. Entendre Joël était une épreuve, celle de l’écoute de celui qui est différent et qu’on ne comprend pas. Parler avec lui l’était tout autant car il ne pouvait facilement comprendre que s’il regardait les lèvres de celui qui lui répondait, pas les yeux. Il regardait des lèvres normales, bougeant normalement, anodines, avec un air anormal. Celui qui ne regarde pas dans les yeux donne la sensation de ne pas saisir. Alors, comme un demeuré, il faisait répéter les gens, interrompant parfois les discours par un borborygme nasal : « Hein ? », ou par un « Comment ? », toujours sonores. Joël comprenait tout, mais à condition de voir.

L’enfant était devenu, en grandissant, un adolescent impressionnant, un des élèves les plus imposants de l’établissement. Il avait lui-même écrit, un jour de violence ordinaire : « Je me sens fort et grand ». Il l’avait écrit car il ne pouvait pas le dire, et cette fureur qui l’habitait avait fini par le déborder, par l’envahir totalement ; il avait découvert que son corps pouvait remplacer ses mots difficiles et qu’il pouvait éloigner ceux qui l’avaient humilié depuis si longtemps. Son physique n’était pourtant pas celui d’un enfant qui se bat tout le temps, d’un enfant de la rue. C’était celui de quelqu’un pour qui la violence n’était pas naturelle. Je suis convaincu que la violence le culpabilisait et que se battre était pour lui une faute ; Joël était, malgré son poids et sa taille, tendre, et l’utilisation de sa force n’était qu’un exutoire à la parole impossible. Les élèves finirent par redouter ses réactions, tout comme le personnel de surveillance ou l’équipe éducative. Des dérapages récents et des crises qu’il ne maîtrisait pas avaient nécessité l’intervention de plusieurs adultes. Un professeur raconta qu’il n’y avait qu’une seule chose à dire à un enfant en conflit avec lui : « sauve-toi ! ». Joël, depuis qu’il était en troisième, arrêtait de prendre sur lui ; il était entré dans la violence réactive et compensait à présent les mots qui ne franchissaient pas ses lèvres en sortant physiquement de lui-même. Sa stature devait attirer les élèves bagarreurs qui trouvaient fierté à défier quelqu’un de si grand et si maladroit. J’ai connu ceci, grand gaillard de collège, plus grand d’une tête que la plupart des autres élèves, mais tendre et coupable dans la bagarre au point que mes jambes se mettaient à trembler quand la menace pointait. C’était sans réaliser que la force de Joël allait bientôt être décuplée par la rage de ne pouvoir dire les choses. Sans sa dysphasie, Joël aurait été un enfant du langage ; son trouble l’avait mené sur des chemins qui n’étaient pas les siens et son corps avait pris la place du verbe interdit.

Un jour, un professeur le vit agresser un élève dans les couloirs. Il était intervenu, certaine­ment de façon un peu vive, en tout cas très sonore, peut-être excédé de trouver à nouveau Joël dans une situation de violence. La situation avait dégénéré et s’était transformée en une altercation physique. Plusieurs personnes avaient dû s’interposer, et seuls la venue des parents et le départ de Joël avaient pu calmer les choses.

Nouveau conseil de discipline, donc. Celui-ci commença par une brève et vive discussion entre Jeanne, la principale de l’établissement, et deux femmes qui accompagnaient la mère de Joël. Ces dames ne s’étaient pas annoncées et nous avions découvert leur présence au commencement de la réunion. Leur présentation jeta un trouble ; elles étaient des représentes d’associations contre l’exclusion des handicapés. J’eus la sensation mauvaise que ma décision finale était prévue : je n’allais pas participer à un conseil de discipline, mais à un conseil d’exclusion. Comme lors de la première rencontre avec la mère de Joël, j’avais l’impression que mon comportement avait déjà été jugé, mais cette fois-ci, je n’étais pas d’accord, c’était faux, car j’avais appris à connaître Joël. Tout semblait menaçant en elles, malgré leur apparence plutôt sympathique et douce. Elles se présentaient comme des défenseurs militants d’une cause qui nous combattait, sans que nous sachions quelle faute nous avions commise. Elles étaient surtout « contre » : contre nous, contre ce que nous allions voter, contre la façon dont nous allions comprendre le cas de Joël. Leur discours fut longtemps troublé par cette mauvaise sensation des premières minutes. Pourtant, une simple présentation préalable, avant la réunion, aurait permis à ces deux dames de lever toute ambiguïté. Elles auraient pu entrer dans le cercle du conseil, en faire partie, apporter des éléments de compréhension d’un cas si difficile, si incompréhensible justement. Elles furent perçues symboliquement comme des éléments extérieurs agressifs. La courtoisie permet de régler beaucoup de choses, en tout cas, elle permet d’éviter des tensions dont on n’a pas besoin en début de conseil de discipline. Je crois cependant qu’elles avaient peur, et qu’elles venaient en mission, combattre évidemment, mais combattre ce qu’elles avaient déjà vécu car elles étaient impliquées dans leur chair, dans leur corps et dans leur âme par le cas de Joël. Leurs propres enfants avaient vécu des situations semblables, elles avaient vécu ce que les parents de Joël supportaient. Leur discours allait mettre du temps à se déployer dans sa vérité, à effacer ces premières minutes si maladroites. Malheureusement, le conseil de discipline commençait dans une perversion du langage et de la relation humaine, dans ce qui allait être le nœud de la discussion. La souffrance de Joël allait nous envahir et imprégner notre esprit.

L’enfant et son père n’étaient pourtant pas encore là ; ils avaient été retardés par une soudaine et violente tempête de printemps qui s’était abattue sur la région. La séance commença tout de même. Le rappel de la scolarité de Joël confirma ce que je savais de lui, mais j’appris qu’il avait un temps été scolarisé en CLIS, que son niveau scolaire lui avait ensuite permis d’intégrer une classe de CM2 « normale », avant son arrivée au collège en classe de SEGPA. J’appris également que Joël s’était progressivement marginalisé du reste de sa classe depuis le début de sa troisième. Il nous fut dit que Joël passait en conseil de discipline car il était encore une fois entré dans une fureur abominable. Il avait « pété les plombs » selon ses propres mots qui ne pouvaient pas dire « sorti de lui-même », curieuse métaphore d’électricien. Le rapport de l’enseignant qui avait séparé Joël de sa victime du moment, un élève bien plus petit que lui, racontait que l’adolescent fit d’abord, en guise d’explication de sa conduite violente, des « grimaces », et même qu’il montra ses dents. Je sais qu’il le fit pour dire les choses, qu’il essaya de parler, mais l’émotion et l’injustice qu’il nous déclara ensuite bloquèrent toute possibilité de parler normalement. Joël se fit alors menaçant. La réaction de colère d’un enseignant sans distance, d’un adulte qui n’arrivait pas à lire qu’il voulait parler, le mit en fureur. Il employa ce qu’il avait récemment découvert : il avança vers l’adulte, l’attrapa au col, puis il l’insulta, le menaça de mort – c’est un mot court, facile pour lui. Joël usait du seul discours qu’il pouvait réellement employer, sa supériorité physique, celle de la taille et du poids. Le tableau était très sombre ; les choses paraissaient claires.

Joël et son père arrivèrent enfin, confus de leur retard. Son père paraissait petit à côté de lui. Il semblait surtout profondément triste et inquiet. Joël prit la parole pour raconter ce qu’il avait vécu. Je redoutais ce moment, son ridicule, sa bouche tordue, son discours bégayant et je l’avais dit à mes collègues ainsi qu’aux parents du conseil de discipline comme pour les préparer au désastre et au choc de Joël parlant. Ma surprise fut grande d’entendre l’enfant s’exprimer avec quelques difficultés, certes, mais clairement, en hésitant fort peu. Son visage habituellement tordu par les mots était plutôt calme, peut-être l’effet d’un médicament, je ne sais pas. Joël était immobile, il regardait fixement droit devant lui. Peut-être regardait-il Jeanne qui lui faisait face. Il parlait fort, et ses bras étaient retenus par la table sur laquelle il s’appuyait. Son discours, fait de phrases courtes, maladroites et incomplètes, fut atterrant. La relation qu’il fit de l’incident ne correspondait pas du tout au rapport de l’enseignant. Joël ne parla pas de violence envers un autre élève, seulement d’un jeu pour lequel il avait demandé l’autorisation à son partenaire du moment, jeu d’apparence violente pendant lequel il mimait une séquence vidéo, peut-être un peu trop vivement. Joël savait qu’il faisait peur, aussi, quand il voulait jouer, il prenait ses précautions et le faisait savoir, en enfant du langage qu’il aurait dû être. Le jeu, apparemment, avait fonction de rite pour lui ; il lui permettait de montrer pacifiquement qu’il était fort, mais qu’il pouvait également ne pas faire de mal, qu’il pouvait entrer en relation normale avec un autre. Décidément, Joël n’était jamais ce qu’il paraissait être.

L’intervention de l’enseignant qui avait cru assister à une dispute l’avait précipité dans une de ses fureurs impressionnantes, dans cette impossibilité de dire. La suite de son récit fut bouleversante et je ne fus pas le seul à être saisi de stupeur en l’entendant. Joël parla de coups portés par l’enseignant, de « poings », comme il dit, allant à l’essentiel, au nécessaire suffisant pour être compris. Et joignant le geste à la parole, il leva son propre poing au dessus de sa tête. Il raconta que l’intervention d’une collègue eut lieu alors que l’homme, en face de lui, s’apprêtait à lui assener un second « poing » : coup de poing était trop long et difficile à prononcer dans l’urgence qu’il avait à dire car, à ce moment-là, il parlait et racontait, et la salle l’écoutait, les adultes l’écoutaient. Rarement il avait pu s’exprimer devant une assemblée aussi attentive, dans un silence aussi profond, dans un respect le plus total. Personne n’avait l’idée de se moquer de lui, il pouvait dire. Jeanne l’interrogeait simplement, des phrases courtes elles aussi, un peu hésitantes comme si sa parole devenait difficile. Elle l’appelait « mon garçon », une expression qu’elle utilisait souvent, mais qui sonnait là tendrement et qui devait le rassurer ; elle parlait lentement. Elle lui rappela que ce qu’il racontait était très grave, qu’il était interdit de prononcer de telles accusations si elles étaient fausses. Il insista. Il ne mentait pas car sa maladie ne le lui permettait pas. Le mensonge, qui détourne la pensée, qui oblige la parole à prendre des chemins secrets et cachés, lui était impossible ; ses mots avaient trop de mal à trouver une voie pour prendre des chemins de traverse.

Son père resta silencieux, mais l’enfant était en confiance à côté de lui. Sa mère apporta quelques précisions au récit lourd de sens de son fils. Elle raconta que Joël ne fut calmé que par son arrivée aux urgences de l’hôpital, et que son trouble profond ne lui avait pas tout de suite permis de raconter ce qu’il avait vécu. Le hasard fit que le médecin qui l’examina était psychiatre, un spécialiste du langage de l’autre, quelqu’un qui pouvait l’écouter, qui en avait la patience, et surtout, qui savait comment attendre que les mots de Joël trouvent leur chemin. Il put, en ramenant au calme l’adolescent, en faisant patiemment son métier, faire émerger la parole blessée. Et c’est là qu’il découvrit la marque sur la tempe de l’enfant, ce bleu et cette estafilade.

Continuer ce récit bridé de nombreuses manières est fort embarrassant. L’enseignant avait porté plainte. Les parents de Joël, mis devant le fait accompli, n’eurent d’alternative que de faire de même. Une procédure judiciaire était en cours, et nous allions donc nous prononcer sur quelque chose qui nous dépassait, un acte que des instances supérieures de la société allaient juger. Seul Joël était là, l’enseignant n’était pas venu, n’avait peut-être pas été convoqué pour ne pas alimenter à nouveau la violence de la situation. Nous n’avions entendu sa parole que par le biais d’un résumé du rapport qu’il avait écrit. Notre décision allait être lourde de sens : le renvoi de Joël cautionnerait le rapport de l’enseignant. Dans le cas contraire, nous allions juger l’adulte sans qu’il ait même été entendu.

Ce qui me frappa, à ce moment-là, fut la peur de parler. Pourtant, à aucun moment, je n’ai mis en doute le récit de Joël, mais ma parole, sidérée, se fit impossible. Jamais je n’ai pu dire que cet enfant n’était pas un menteur, ou que nous ne pouvions nous prononcer sur un tel cas qui nous dépassait, à aucun moment je n’ai pu dire que je doutais de la sincérité de la parole de l’enseignant, mon collègue ; j’ai cessé de croire à son récit en entendant le mot « grimace ». Il avait écrit que Joël lui avait fait des grimaces ! Mais je savais ce que cela signifiait chez l’enfant, je savais qu’il avait essayé de parler et qu’il n’y était pas parvenu sous son visage déformé. Je savais également que l’enseignant connaissait ce trait particulier de cette maladie, ce rictus qui habillait le visage et les mots de Joël. Il n’est pas question dans mes propos de condamner mon collègue ; je laisse la place au doute, au faible doute, à la peur et la crainte de cet enseignant qui ne comprenait pas ce que Joël avait dû ressentir, cet homme jouant sa relation aux autres sur la soumission et la force. Mais je n’ai pas pu dire que mon choix était impossible, et qu’il n’était pas question de ne juger que sur des faits que l’on ne pouvait comprendre qu’en comprenant Joël, je n’ai pas su dire que nous étions dépassés par les événements. Pourtant, une colère sourde et profonde m’envahissait, tant j’étais sûr des propos de l’enfant.

La mère regardait souvent son fils. Elle vit avant tout le monde ce que nous ne pouvions distinguer, le trouble qui l’enveloppait et qui le rendait à nouveau stupide. Le visage de son enfant commençait à se déformer, il devint confus, demanda l’heure, parla d’un rendez-vous télévisuel anodin qu’il ne voulait pas manquer. Les mots vulgaires commencèrent à affluer, les « putain » et autres « fait chier » entrèrent en résonance avec la violence dont on l’accusait, mais discordaient avec le calme et la douceur de son père qui tentait de le rassurer. Joël avait enfin l’air de ce qu’il paraissait : un enfant violent et incontrôlable. Ces mots le recouvrirent du masque dont il s’était un temps débarrassé. L’enfant quitta la salle avec son père, laissant place à un silence accablé, suffoquant. Les adultes reprirent péniblement leur souffle, Jeanne était désemparée, elle le dit, en me lançant des regards éprouvés.

La délibération qui suivit fut difficile car la longue discussion avec la mère de Joël et les deux dames l’avait été. Longtemps, nous avons cru qu’elles mettaient en cause les professeurs de l’établissement, longtemps, nous nous sommes sentis agressés. La faute incombait au système, et nous étions le système. Leur défense maladroite radicalisa les positions, ranima le conflit initial et leur posture extérieure. J’abondais pourtant dans leur sens quand elles racontaient Joël et son handicap. Je décrivais les grimaces, ses rictus ridicules, l’impossibilité de parler, je disais que j’avais vécu ce qui avait été dit et ce qui ne s’était pas vu. Car Joël avait parlé plutôt correctement devant nous ; les dysphasiques s’adaptent progressivement à la société au point que certains arrivent à masquer totalement leur handicap à l’âge adulte. Malheureusement pour Joël, il ne paraissait plus ce qu’il était, son langage avait été trop facile, pour une fois. Mes collègues étaient silencieux, les parents d’élèves parlaient peu, et je n’ai pas compris qu’il fallait que je dise que cet enfant était handicapé, qu’il était reconnu comme tel, handicapé, et que j’aurais dû insister ou le crier. Nous l’avons jugé sans tenir compte de ce qu’il avait vécu depuis plus de trois ans au collège, un élève dont la violence était le recours à l’impossibilité de dire et de s’exprimer : Joël avait l’apparence des faits, seulement l’apparence. Quel affreux paradoxe ; son infirmité reconnue l’avait empêché de vivre normalement depuis sa naissance. Elle s’était estompée au moment où il en avait besoin.

Joël fut exclu par le conseil de discipline, il le fut, mais pas à l’unanimité. Les dames, comme dans une tentative désespérée de dire encore quelque chose, avaient pourtant affirmé que jamais un dysphasique n’avait provoqué de drame, que Joël avait besoin d’une orientation particulière qu’un renvoi risquait de compromettre. J’avais proposé un renvoi provisoire, suivi, pour les quelques semaines qui restaient jusqu’à son départ du collège, de stages, de quelque chose d’autre qu’une réintégration en cours. Mais cela entrainait une séparation de ses pairs, une mise à l’écart des autres élèves. Une conversation s’engagea alors sur la scolarisation de Joël, sur le fait qu’il devait rencontrer d’autres adolescents car le sortir de cours l’aurait enfermé dans sa difficulté à communiquer. Le conseil cherchait à se persuader qu’un renvoi était mieux pour l’enfant car il ne l’isolerait pas. Comment imaginer qu’un élève handicapé comme Joël, dont l’appartenance au collège avait toujours été régie par la violence dans une section souvent violente, pourrait se conduire autrement ailleurs ? Comment imaginer qu’il pourrait intégrer une nouvelle classe de SEGPA en y construisant une relation différente en aussi peu de temps ? Nous allions, j’en ai la ferme conviction, l’envoyer dans une autre souffrance, et en provoquer d’autres. La plupart des adultes du Conseil n’avait pas compris ce qui avait été dit et n’avait pas pris la mesure du problème, du handicap. Ils n’avaient pas, pour la plupart, réussi à lire entre les phrases de Joël et des dames la réalité du langage indicible. Je n’avais pas réussi à dire. Joël a été exclu car, encore une fois, les mots avaient perdu tout sens.

Je quittai, ou plutôt fuis le conseil, sans saluer personne, profondément troublé, incapable d’émettre un mot. Je n’osai regarder les collègues, saisi par la honte de mon métier et de ce qui s’était passé. Ils n’avaient pas prononcé un seul mot ou si peu, pas dit une phrase pendant les deux heures et demie de conseil de discipline. J’avais la pénible sensation d’être totalement différent d’eux, de ne plus les comprendre, de ne plus vouloir faire partie de leur profession. Ma colère, ma sidération m’empêchaient de voir l’évidence : il y a encore quelques années, j’aurais peut-être voté comme la plupart d’entre eux, je n’aurais pas compris Joël. Les difficultés de l’adolescence s’étaient ajoutées à son infirmité. Joël avait multiplié les handicaps qui le rendaient illisible, incompréhensible à des collègues peu ou pas assez aguerris. Le « déficit de ses perfor­mances verbales » de ses jeunes années se juxtaposait au langage impossible de son adolescence. Nous n’avions pas réussi à le lire, lui, l’exilé de son corps, depuis peu, et de son langage, depuis si longtemps.

Jamais le mot crucial n’avait été prononcé, affirmé, pendant cette longue et pénible séance ; Joël était handicapé, nous avons exclu un handicapé.


Appendice : Joël fit une tentative de suicide au milieu du mois de juin qui a suivi ce triste épisode, après que j’aie rédigé ce texte. Je ne sais pas si ce malheureux conseil de discipline fut pour quelque chose dans ce tragique événement, il n’aura assurément pas permis de pacifier l’enfant si grand, il aura donc échoué. La mère de Joël a téléphoné au collège pour un motif futile, comme on me l’a rapporté, et a annoncé la triste nouvelle au détour d’une phrase. Elle sait que l’épisode fut terrible pour son fils. Je n’ai pas réussi à écrire à Joël pour lui dire combien j’étais honteux, pour dire à ses parents ma tristesse d’avoir participé à cette blessure supplémentaire.

Jean-Charles Léon
Avril-Mai 2010
Publié en septembre 2011

 
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