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Et si on différenciait aussi pour les bons élèves ?

 

 
Un texte de Laurent Lescouarch


Autre publication  Cet article a été également publié sur le site de Philippe Meirieu (format PDF).
Autres textes de Laurent Lescouarch  Voir sur ce site les autres textes de Laurent Lescouarch.
Laurent Lescouarch sur le Web  Voir ailleurs sur le Web la thèse de Laurent Lescouarch, Spécificité des pratiques pédagogiques des enseignants spécialisés chargés des Aides Spécialisées à Dominante Pédagogique en RASED (format PDF), dirigée par Jean Houssaye et soutenue en Novembre 2006 à Rouen, ainsi que ses publications sur le site de son laboratoire, CIVIIC.
Un livre de Grandserre & Lescouarch  À lire : Sylvain Grandserre et Laurent Lescouarch, Faire travailler les élèves à l'école : Sept clés pour enseigner autrement, Col. Pédagogies, ESF, 2009, préface de Jean Houssaye.

 

Les conclusions du rapport Bentolila sur la maternelle vont de nouveau attirer l’attention du public sur la nécessité d’une différenciation précoce notam­ment dans le domaine du langage oral. Gageons que cette différencia­tion sera pensée comme d’habitude à destination des élèves en difficulté (et c’est nécessaire même s’il reste à discuter des modalités) mais on pourrait également l’envisager à l’inverse pour les élèves en réussite sachant qua­siment lire à l’entrée de l’élémentaire dont la présence est de plus en plus massive dans les classes de cycle 2.

Cette situation devient en effet fréquente avec le développement de pratiques systématiques d’apprentissage de l’écrit en maternelle, l’investisse­ment massif des parents des classes moyennes supérieures dans le rapport à l’écrit dans la toute petite enfance et la sur-stimulation parfois mise en œuvre.

On pourrait s’en réjouir mais cet état de fait semble plutôt poser problème dans les classes car face à un élève qui est en réussite à l’entrée au CP, du fait que les cycles et la différenciation ne sont pas souvent en place, l’école en tant qu’institution n’a bien souvent que deux réponses : la cécité ou la fuite en avant.

La cécité consiste à faire comme si l’enfant ne savait rien à l’entrée en élémentaire et à lui proposer de faire et refaire des choses qu’il sait déjà faire en ignorant totalement son vécu antérieur. C’est particulièrement criant en CP lorsque l’on repart de zéro, (tous la même méthode en même temps), que l’enfant soit déjà quasiment lecteur ou n’ait aucune notion. C’est peut-être cela l’égalité des chances du point de vue des « républicains » mais quel sens cela peut-il avoir pour l’élève en difficulté d’être confronté à des tâches qu’il n’a aucune chance (justement) de réaliser et pour l’élève en réussite de passer sa journée à faire des tâches sans enjeu d’appren­tissage pour lui. Lorsqu’on sait quasiment lire couramment quel peut être l’intérêt de passer la journée à lire des phrases du genre « Kimamila a un ami » sans autre tâche stimulante relative à la lecture. Pour ces enfants, l’école devient bien un lieu de « métier de soldat » au sens de Freinet, où l’on déplace des tas de cailloux sans jamais rien construire.

Lorsque la différence devient trop gênante, la réponse institutionnelle pour maintenir le mythe de l’homogénéité de la progression est la fuite en avant consistant à faire « sauter une classe » en ne se basant bien souvent que sur le seul niveau scolaire de l’enfant , voire même sur son seul niveau en lecture. (De manière un peu ironique, on pourrait s’étonner que cette expres­sion puisse subsister 18 ans après la création des cycles...)

Les enjeux sont pourtant énormes à très long terme. Lorsqu’on décide de ne se baser que sur le niveau d’un enfant dans le domaine des connaissances scolaires pour lui faire « sauter une classe », on prend une décision qui va concerner toute sa vie sociale. Il sera immanquablement le plus jeune à son entrée au collège, au lycée, dans le supérieur... et d’une certaine manière il perd une année d’enfance en rentrant dans le monde adolescent un an plus tôt. C’est donc une décision qu’on ne peut prendre à la légère car elle engage la vie de l’enfant.

Or, bien souvent, ce choix résulte essentiellement de la recherche d’une organisa­tion plus commode afin de ne pas poser la question d’une différen­ciation importante dans la classe. Il est vrai qu’il n’est pas aisé d’avoir dans un groupe classe de CP des élèves qui arrivent en sachant lire mais doit-on pour autant les couper de leur classe d’âge ? Loin de moi l’idée de jeter la pierre à des enseignants qui bien souvent font de leur mieux pour résoudre ce véritable casse tête pédagogique mais je crois que les réponses à la question méritent d’être approfondies et problématisées en les pensant à long terme pour l’enfant. D’ailleurs bien souvent, ce ne sont pas les ensei­gnants qui sont demandeurs mais les familles soucieuses de réussite scolaire, avec parfois des arrière-pensées discutables car l’épanouissement de l’enfant est rarement le premier critère motivant leur demande.

En maternelle ou au début de l’élémentaire, il est ainsi fréquent d’être confronté à des parents voyant dans les compétences de leurs enfants les germes d’une réussite sociale future qui serait accentuée par le passage anticipé dans une classe supérieure. Il est difficile de ne pas les soupçonner de chercher une reconnaissance sociale de réussite éducative parentale et une dimension inconsciente de réalisation de soi à travers son enfant.

Un indicateur de cette demande sociale est la montée en puissance du thème de la précocité dans les débats sociaux mettant en accusation l’école pour son incapacité à gérer ces enfants « surdoués » (la littérature sur ce thème s’embarrasse rarement des guillemets s’inscrivant dans un différentia­lisme hiérarchisant et nous renvoyant à la bonne vieille antienne du don remise au goût du jour par la neuropsychologie).

On parle souvent et à juste titre de la médicalisation de l’échec scolaire mais rarement de celle de la réussite scolaire. Or je crois que ce phénomène est également important dans l’évolution sociale actuelle où la compétition permanente incite les parents et les enseignants à une course à la réussite scolaire. Comme pour la dyslexie, il faut être prudent avec les travaux expliquant de manière organique les compétences de ces enfants. Je veux bien croire que certains enfants aient un fonctionnement mental particulier à prendre en compte mais pour penser ce phénomène, il nous faut distinguer ce qui relève d’une précocité spontanée et d’une précocité provoquée par sur-stimulation.

La précocité spontanée, je l’ai parfois rencontrée chez des enfants dont la réussite dans les apprentissages était importante alors même que tous les indicateurs sociaux étaient au rouge et cela doit effectivement nous interro­ger en tant que pédagogues. Ces enfants apprennent seuls et vite par un tâtonnement expérimental spontané. Mais j’ai surtout rencontré des enfants dont l’environnement social était particulièrement stimu­lant sur le plan scolaire et dont la réussite ou l’avance pouvait s’expliquer largement par l’écologie familiale.

Je ne suis donc pas impressionné par un enfant qui sait lire en fin de grande section s’il est en contact avec le livre depuis sa toute petite enfance et si son entou­rage a pu, en répondant à ses questions, jouer un rôle de média­teur au quotidien dans cet apprentissage, reconstruisant ainsi une véritable méthode naturelle que Freinet n’aurait pas reniée. Je ne suis pas non plus épaté par les évaluations scolaires positives de ces enfants qu’on transforme en singes savants à travers des cahiers d’entraînement dès la maternelle, des sollicitations artificielles et béhavioristes (voir par exemple la méthode Doman, « j’apprends à lire à mon bébé », pensée initialement pour remédier à des difficultés cognitives majeures d’enfants handicapés et utilisée par des parents dans un projet éducatif digne de Frankenstein pédagogue). Cela se fait même parfois pour ces derniers au détriment d’autres apprentissages sociaux et d’un renoncement de l’enfant à être enfant pour devenir un adulte en miniature.

Mais il y également ces enfants qui devraient réussir d’après les tests psychologi­ques et qui échouent, ce sont les plus médiatisés. Je me méfie pour ma part également du discours sur ces surdoués en échec qui posent de mon point de vue beaucoup plus la question de la différenciation que celle du différentialisme.

Derrière, on retrouve systématiquement comme justification l’idée d’un QI sym­bolisant une supériorité d’intelligence avérée et présentée comme une valeur absolue ouvrant la porte à toutes les exclusions. Or il faut quand même rappeler que le QI n’est qu’une mesure à un moment donné, évolutive et circonscrite à certains aspects de la cognition. Je ne suis pas sûr que médica­liser (même en positif) cette situation soit le meilleur service à rendre à ces enfants et à la société (qui du même coup institu­tionnalise l’idée que certains enfants seraient supérieurs à d’autres). Les mettre dans des classes parti­culières ou leur faire accélérer leur parcours scolaire par passage de classe anticipé en les coupant des pairs de leur âge, est-ce vraiment les aider ?

Effectivement, certains enfants s’ennuient à l’école qui ne répond pas à leur faim de savoir mais est-ce parce qu’ils sont surdoués ou parce que l’école est monolithique et prend peu en compte l’individu ?

La réponse à cette question suppose de réfléchir beaucoup plus à la mise en œuvre effective d’une différenciation pour les élèves en réussite (qu’ils soient précoces ou stimulés, voire sur-stimulés), leur permettant de conti­nuer les apprentissages à leur rythme sans être coupés des enfants de leur âge. Cela suppose peut-être de remettre au goût du jour la notion de cycles chargée par les antipédagogues de tous les maux (mais pourtant jamais mise en œuvre) et de placer l’enfant en devenir (plutôt que la demande sociale ou les programmes) au centre de nos réflexions pédagogiques.

Laurent Lescouarch
Décembre 2007

 
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Dernière révision : vendredi 21 février 2014 – 15:40:00
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