Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Délaissés, ignorés ou maltraités,
les enfants de France ne sont pas respectés

 

 
Un texte de Hubert Montagner
Professeur des Universités en retraite,
ancien Directeur de Recherche à l’INSERM,
ancien Directeur de l’Unité « Enfance Inadaptée » de l’INSERM


Autre publication  Article publié également dans Le café pédagogique
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En ce début d’année 2010, l’Académie de Médecine vient de rejoindre la communauté scientifique et médicale qui se penche sur les rythmes biopsychologiques de l’enfant pour dénoncer les méfaits de la semaine scolaire de quatre jours imposée sans concertation ni prudence aux écoles primaires de la France en 2008-2009. Elle rejoint aussi l’Inspection Générale du premier degré de l’Éducation Nationale et l’Association Nationale des Directeurs de l’Éducation des Villes de France (ANDEV). Autrement dit, les forces vives de la recherche scientifique et médicale, la plus haute autorité morale de la médecine en France, le plus haut niveau de l’administration du Ministère de l’Éducation Nationale de la France et les responsables de l’éducation dans les villes de France au contact des réalités du « terrain », disent et écrivent leur opposition à la semaine scolaire de quatre jours.

Alors que cela était prévisible, les observateurs avertis et honnêtes de l’école primaire, les parents et enseignants lucides, plus généralement les personnes d’abord soucieuses de l’intérêt, des équilibres et de la réussite  des enfants, ont constaté que, pendant l’année scolaire 2008-2009, la semaine de quatre jours combinée à l’augmentation du poids des apprentissages dits fondamentaux (français, calcul et mathématiques) et à l’instauration d’une « aide » factice dite personnalisée pour les élèves en difficulté, a été désastreuse. En particulier, pour les enfants qui cumulent les souffrances personnelles, familiales, scolaires et sociales, qu’elles relèvent de la sphère affective, des processus de socialisation, des ressources intellectuelles ou des capacités d’adaptation. L’ensemble des mesures imposées en 2008-2009 par le Ministère de l’Éducation Nationale a été particulièrement déstabilisant pour ceux que l’on dit en échec scolaire. Même les parents et enseignants qui ont été les « fers de lance », souvent lobbyistes, de la semaine scolaire de quatre jours, du poids augmenté des apprentissages fondamentaux et/ou d’une « aide personnalisée » aux élèves en difficulté, en tout cas des témoins complaisants, ont perçu que les enfants-élèves (« leurs » enfants, « leurs » élèves) étaient nettement plus fatigués, stressés et anxieux que les années précédentes. Tous les observateurs et acteurs attentifs de l’école ont pu constater que les élèves le plus en difficulté, en particulier ceux que l’on dit en échec scolaire, étaient épuisés, démotivés, angoissés, en « désamour » pour l’école ... quand cela n’était pas un rejet de celle-ci. Ce sont également de nombreux enseignants qui ont été perturbés et parfois déstabilisés (voir plus loin).

Malgré l’évidence, le Président de la République et son gouvernement sont restés sourds au concert de voix des experts du monde scientifique, médical, pédagogique et éducatif, sans oublier la première Fédération de parents d’élèves (FCPE) et la très grande majorité des mouvements pédagogiques. La circulaire de préparation de la rentrée 2010-2011 publiée le 19 mars 2010 par le Ministère de l’Éducation Nationale, ne changera quasiment rien, même s’il demande aux recteurs et inspecteurs d’académie « d’étudier les formules les plus adaptées aux besoins de l’élève, en relation avec les collectivités territoriales, les parents d’élèves et les enseignants », et même s’il précise que « l’organisation de la semaine en neuf demi-journées (du lundi au vendredi en incluant le mercredi matin) doit être encouragée chaque fois qu’elle rencontre l’adhésion ». Autrement dit, la semaine de quatre jours et demi reste une option aléatoire alors que la semaine de quatre jours est un désastre et devrait donc être supprimée sans hésitation ni attente. La semaine de quatre jours reste et restera un désastre car elle ne résout rien. Elle aggrave et continuera d’aggraver les difficultés des enfants les plus vulnérables. Il faut de toute urgence la remplacer sur tout le territoire par une organisation du temps hebdomadaire qui respecte enfin les rythmes et les équilibres biopsychologiques des enfants, tout en modifiant la durée et l’organisation des journées scolaires (qui sont des questions majeures), sans oublier l’année scolaire elle-même (voir plus loin).

Si on veut comprendre cette fuite en avant du pouvoir politique, d’une majorité de parents et d’enseignants en faveur d’un aménagement égoïste, incohérent et « délirant » du temps scolaire... au détriment de leurs enfants ou élèves, il est nécessaire de la replacer dans le contexte des différentes formes d’irrespect, de négligence, d’oubli ou de maltraitance « ordinaire » que la société française en mal-être fait subir à ses enfants et ses adolescents, ou les  accepte, et que les mesures gouvernementales aggravent d’une année à l’autre. Il est urgent que l’opinion publique prenne enfin conscience d’une réalité persistante : les enfants et les adolescents peinent à trouver leur place dans l’ambiance dégradée, les pressions anxiogènes, l’insécurité affective et les stress de tout ordre que génère une société française à la recherche de son âme... et de ses racines humanistes. Leurs équilibres psychophysiologiques sont de plus en plus souvent altérés, et ils sont de plus en plus nombreux à être en difficulté à l’école... et ailleurs. Parallèlement, on n’observe pas de diminution dans la fréquence des consultations médicales pour « troubles du sommeil », « troubles du comportement », anxiété persistante (notamment l’anxiété de performance, c’est-à-dire la peur de mal faire) et angoisses. Si on se fonde sur les constats de nombreux médecins, on peut faire l’hypothèse forte qu’elle augmente, même si cela reste à vérifier. C’est également la consommation de somnifères, sédatifs, « calmants » (ritaline), psychotro­pes... qui reste élevée, ou s’accroît peut-être (si on sait que les Français sont dans leur globalité les plus gros consommateurs européens de ces « produits », on ne dispose pas de données fiables pour les enfants et les adolescents, notamment lorsque les molécules sont prescrites par les médecins, à la demande ou non des parents). Il serait souhaitable de réaliser une étude scientifique et médicale sur cette question. On n’observe pas davantage de diminution dans la consommation d’alcool et de drogues ni dans la fréquence des suicides. Au contraire, tout suggère qu’elles augmentent. Enfin, la persistance ou l’aggravation des violences à l’école et des échecs scolaires inquiètent tout le monde.

Dans la présente analyse, je reviendrai donc d’abord sur les dégâts occasionnés par la politique désastreuse du Ministre de l’Éducation Nationale en 2008-2009, c’est-à-dire du chef du gouvernement, le Premier Ministre, et du Président de la République puisqu’il contrôle tout. Je poursuivrai par trois autres exemples significatifs de l’irrespect du pouvoir politique pour les enfants et les adolescents, de la négligence, de l’oubli et/ou de la maltraitance qu’ils subissent au quotidien.

 

Les dégâts occasionnés par la semaine scolaire de quatre jours et les autres réformes imposées en 2008-2009 par le Ministre de l’Éducation Nationale

La semaine scolaire de quatre jours

Alors que les programmes sont restés globalement très lourds, il faut que les enseignants fassent en quatre jours ce qu’ils faisaient en quatre jours et demi lorsque le samedi matin était scolarisé. Disposant de moins de temps et désireux de transmettre d’abord et surtout les savoirs et connaissances dans les « matières » dites fondamentales, c’est-à-dire le français, le calcul et les mathématiques, ils leur consacrent logiquement plus de temps au cours de chaque journée. Ce qui réduit évidemment la quantité de temps disponible pour l’enseignement des autres savoirs et connaissances (arts plastiques, musique, sport, biologie, vie animale, histoire, géographie, langue vivante (!)...), mais aussi pour la détente physique et mentale, la « décompression », les activités ludiques, les moments d’interactions accordées (ajustements mutuels des comportements, émotions, états affectifs, rythmes d’action...), les jeux de rôle, le théâtre ...

Faute de temps pour suivre le programme,« à la recherche du temps perdu » et par conscience professionnelle (la peur de ne pas terminer le programme), la tentation des enseignants était et reste forte de prolonger la journée la plus longue du monde (05h30 de temps pédagogiques et trente minutes de récréation dans une cour le plus souvent non aménagée... et non récréative), c’est-à-dire de garder les enfants en classe au delà de 16h30 pendant 10, 20, 30 minutes, parfois davantage. C’est en effet ce qu’on observe dans un nombre non négligeable de classes. En outre, la pratique des devoirs à la maison a perduré, alors qu’elle est interdite par une dizaine de circulaires ministérielles. Ce qui augmente encore la durée quotidienne du travail scolaire, parfois de façon importante (j’ai vu des enfants passer plus d’une heure à faire leurs devoirs, parfois une heure trente).

L’augmentation considérable du temps qui doit être obligatoirement consacré tous les jours à l’apprentissage formel et explicite des « matières » dites fondamentales, a alourdi et aggravé en 2008-2009 les effets négatifs de la semaine scolaire de quatre jours. Par exemple, au cours préparatoire qui accueille des enfants majoritairement âgés de six à sept ans, le « poids » des apprentissages fondamentaux doit être de 02h30 pour le français (10 heures pour l’ensemble des quatre jours de la semaine) et de 01h15 pour le calcul et les mathématiques (5 heures pour la semaine). Au total, la « charge » des apprentissages fondamentaux dans la journée est donc de 3h45 sur 5h30 de temps pédagogique, c’est-à-dire plus de 60% du temps d’enseignement. Si on ajoute le temps pédagogique qui se prolonge en classe au delà de 16h30 et la durée des devoirs à la maison, on peut estimer que, dans la grande majorité des cas, le temps journalier consacré au travail scolaire varie entre sept et huit heures. Pourtant, les recherches montrent que les enfants du cours préparatoire ne sont vraiment vigilants, attentifs, réceptifs et disponibles que pendant trois heures ou 3h30 au maximum, d’une part au cœur de la matinée (entre 9h00-9h30 et 11h00-11h30 selon les jours et les individus) et d’autre part l’après-midi (entre 14h30-15h00 et 16h00-16h30). On peut estimer que les enfants de CM1 et CM2, âgés de 9 à 11 ans, le sont pendant 4h30 ou 5 heures au maximum.

La situation s’est aggravée avec l’institutionnalisation d’une « aide personnalisée » de trente minutes par jour aux enfants en difficulté scolaire... à l’un ou l’autre de trois moments qui se caractérisent par la plus faible vigilance, les plus faibles capacités d’attention, la plus faible réceptivité et disponibilité et/ou la fatigue maximale, c’est-à-dire après la classe à 17h00 (les enfants sont alors épuisés et saturés intellectuellement), pendant la « pause méridienne » alors que l’éveil cortical (du cerveau) est déprimé, ou le matin avant l’entrée en classe (il faut alors aux enfants en difficulté plus de temps qu’aux autres pour redevenir peu ou prou vigilants, attentifs, réceptifs et disponibles). Si on ajoute ce temps « d’aide personnalisée » aux précé­dents, la durée de la journée scolaire est supérieure à sept heures trente minutes, le plus souvent huit heures. On ne saurait oublier le temps de midi passé à la cantine dans le bruit, les allées et venues, les bousculades ... qui n’est pas un moment de tout repos ni de convivialité pour les enfants les plus insécurisés, craintifs et vulnérables, mais un temps de stress (il faudrait enfin faire évoluer les lieux de restauration, même si certaines communes les ont améliorés). Il y a encore les temps non choisis, et donc contraints, de la fin de l’après-midi (cours particuliers, visites à des amis, courses au supermar­ché...), le temps nécessaire à certains enfants pour « récupérer » le(s) jeune(s) frère(s) et sœur(s) à l’école maternelle ou ailleurs, mais aussi le temps pour préparer le repas du soir et effectuer différentes tâches ménagères si les parents ne sont pas disponibles.

Autrement dit, les enfants ont de moins en moins de temps personnel pour jouer, « rêvasser », rire, crier, se faire plaisir, « entrer dans le mouvement pour le mouvement » (« faire les fous »), partir à la découverte de l’environnement... être «tout simplement » des enfants. Parfois, ils n’en ont plus du tout. Pourtant, ils sont fondamentalement des êtres ludiques, sociaux, curieux de tout et explorateurs. En outre, il faut qu’ils puissent dépasser l’anxiété de performance, évacuer les tensions, stress et frustrations qu’ils développent au fil du temps scolaire, c’est-à-dire se détendre, se reposer, « décompresser », se régénérer et « respirer ». Il faut qu’ils puissent s’installer et se conforter peu ou prou dans la sécurité affective, c’est-à-dire le sentiment de ne pas être abandonnés, délaissés, en danger. Comment peut-on justifier un système qui empêche les enfants de « souffler », de se détendre et de jouer, alors que c’est indispensable à leur développement, à leurs équilibres biopsychologiques, mais aussi à la régulation de leurs émotions, de leur affectivité, de leurs systèmes relationnels, de leurs conduites sociales et processus de socialisation, de leurs constructions cognitives et intellectuelles ?

Les effets désastreux de la semaine de quatre jours sont particulièrement évidents le lundi. En effet, le matin, la très grande majorité des enfants paraissent « endormis » (peu ou non vigilants, inattentifs et déconnectés de l’environnement). Ils peuvent même être somnolents (il arrive que certains s’endorment s’ils en ont la possibilité). Ils sont souvent agités l’après-midi, et en même temps peu vigilants, peu attentifs et « déconnectés » de l’environnement. Ces phénomènes sont liés aux ruptures du rythme familial et social, aux perturbations du rythme veille-sommeil, à l’empilement des activités imposées au cours des deux jours « libérés » du temps scolaire, aux voyages, aux visites contraintes, à l’augmentation du temps passé devant la télévision, mais aussi à l’insécurité affective qui peut être générée par les tensions, conflits et/ou agressions au sein du milieu familial après une semaine de travail plus ou moins éprouvante et déstabilisante. Il faut ajouter les temps d’insécurité affective (parfois d’insécurité physique) dans la rue et dans le(s) groupe(s) de pairs lorsque les enfants ne peuvent être accueillis dans un milieu apaisé, rassurant et sécurisant. Le lundi, les effets désastreux de la semaine de quatre jours (fatigue, épuisement, stress, démotivation, insécurité affective, « désamour » pour l’école et rejet de celle-ci) sont particulièrement évidents chez les enfants en difficulté. L’après-midi, ils sont également peu vigilants, attentifs, réceptifs, disponibles et motivés, parfois pas du tout. En fait, c’est ce qu’on observe tous les jours dès la fin de la matinée chez ceux qui cumulent des difficultés personnelles, familiales et sociales, en particulier dans les écoles des banlieues réputées « difficiles » ou « sensibles ». En outre, ces enfants se caractérisent le plus souvent par des déficits cumulés de sommeil, des perturbations du rythme veille-sommeil (ils se réveillent pendant la nuit) et une grande insécurité affective.

Le lundi étant donc un mauvais jour pour la transmission des savoirs et des connaissances, le temps utile ou efficace dans la semaine pour bien comprendre et apprendre, en particulier les « matières » dites fondamen­tales, est limité au mardi, au jeudi et au vendredi matin (le vendredi après-midi, beaucoup d’enfants se projettent  déjà dans ce qu’ils vont faire pendant le week-end). Est-ce vraiment une telle semaine que les Français veulent pour leurs enfants ?

Les mesures imposées en 2008-2009 par le Ministère de l’Éducation Nationale constituent donc objectivement une nouvelle forme de maltraitance, particulièrement dommageables pour les élèves en difficulté. Les Français vont-ils accepter que leurs enfants continuent d’être maltraités par un système scolaire irrespectueux de leurs rythmes ?

 

L’argument majeur du précédent Ministre de l’Éducation Nationale et du Ministre actuel pour justifier la semaine de quatre jours

Les deux Ministres de l’Éducation Nationale concernés (Monsieur Xavier Darcos et Monsieur Luc Chatel) s’abritent derrière les décisions des conseils d’école qu’ils disent massivement favorables à la semaine scolaire de quatre jours. Mais alors, pourquoi n’ont-ils pas publié les statistiques détaillées des « votes » des conseils d’école dans les différentes régions, villes... Pourquoi n’ont-ils pas cherché à savoir au préalable les conséquences ou effets de la semaine de quatre jours dans les académies où elle a été instaurée au cours des années 1990 (Lyon, Bordeaux, Rennes...) ? Dans l’opacité et faute de rigueur, le Ministère de l’Éducation Nationale peut donc affirmer n’importe quoi. Il « oublie » de préciser que son administration centrale, ses Inspections Académiques et ses Inspecteurs de circonscription n’ont fourni aux conseils d’école aucune information fiable et aussi complète que possible sur les rythmes des enfants, pas plus que sur les conséquences possibles ou prévisibles d’un nouvel aménagement du temps sur leurs équilibres biopsychologiques, affectifs et intellectuels, en particulier chez les enfants fragiles, vulnérables, en souffrance et/ou en échec scolaire. En conséquence, comment les personnes qui composent le conseil d’école (les parents, les enseignants, le maire ou son représentant...) auraient-elles pu effectuer un choix réfléchi dans l’intérêt majeur des enfants ? Imagine-t-on dans une démocratie comme la France qu’un vote politique soit organisé sans que les électeurs sachent pour quel programme ou quelles idées on leur demande de  voter ? Enfin, quelle est la crédibilité de l’avis des conseils d’école puisque les parents qui siègent dans cette « instance » ne reflètent pas la diversité des familles, même si des fédérations de parents d’élèves comme la FCPE s’efforcent d’avoir des représentants issus de différents milieux sociaux. Dans la grande majorité des cas, ils ne représentent qu’eux-mêmes. Il est notoire qu’ils sont souvent cooptés, suggérés ou désignés par le directeur de l’école ou certains enseignants... ou alors ils se cooptent mutuellement ou sont « élus-désignés » par quelques personnes influentes ou lobbyistes. Au total, combien de parents votent pour élire leurs représentants aux conseils d’école ? Combien se sentent concernés par leurs propositions ou avis ? Cependant, ils ne sont pas les seuls responsables dans « l’institutionnalisation » de la semaine de quatre jours. En effet, en alliance avec les parents lobbyistes, ce sont souvent les enseignants qui « font » ou « défont » les propositions du conseil d’école car ils sont majoritaires. Selon leurs aveux, la plupart d’entre eux ont voulu la semaine scolaire de quatre jours, avec parfois des arguments stupéfiants. Certains revendiquent en effet « un acquis social »... comme si l’école était une entreprise soumise à des luttes de classes sociales. On ne s’étonnera donc pas du silence assourdissant en 2008-2009 des deux syndicats majoritaires. Pourtant, ils connaissaient, eux, parfaitement le dossier puisque le SNI (Syndicat National des Instituteurs) dont ils sont issus a été le co-organisateur de deux colloques pluridisciplinaires sur les rythmes de l’enfant au début des années 1980 (la FCPE pour l’un d’eux : voir le livre publié en 1983 par Stock sous le titre Les rythmes de l’enfant et de l’adolescent). Les excellents syndicalistes et humanistes du SNI que furent et que sont Guy Georges, Michel Gevrey et leurs camarades qui avaient compris la nécessité de repenser l’aménagement du temps à l’école, ont été trahis par leurs successeurs.

Le conseil d’école est donc un simulacre de fonctionnement démocratique... et un leurre. Il faut ajouter qu’il n’y a pas de conseil d’école dans nombre d’établissements et de territoires. Il faut inventer autre chose (voir plus loin la notion d’écosystème scolaire).

Tout n’est donc que supercherie, manipulation et mystifica­tion... au bénéfice d’adultes qui « oublient » la fatigue, le mal-être, le stress, la démotivation des enfants... parfois leur détresse, et qui s’étonnent de leur « désamour » pour l’école, voire le rejet de celle-ci.

 

Quels « rythmes scolaires » ?

Les articles et livres sur ce thème étant nombreux (voir notamment les publications de R. Debré, G. Vermeil, H. Montagner, F. Testu et de leurs collaborateurs), on se contentera ici de quelques propositions majeures :

1. il faut réduire la durée de toutes les journées scolaires, mais en la modulant selon l’âge des enfants. En effet, elle ne peut être la même au cours préparatoire (enfants âgés de six à sept ans) et au cours moyen deuxième année (enfants âgés de 10 à 11 ans), et encore moins en petite section de l’école maternelle (enfants âgés de deux ans et demi à quatre ans) et dans les cours moyens ;

2. il faut revenir à une semaine de quatre jours et demi, avec le mercredi matin scolarisé puisqu’il est quasiment impossible de revenir au samedi matin à cause de l’adhésion de la très grande majorité des personnes au week-end « libéré »... même si on peut le regretter en raison des rencontres apaisées et des écoutes mutuelles qu’il autorisait entre les enseignants et les parents. On pourrait alors étaler les programmes (démentiels) sur plus de jours et diminuer ainsi la durée de toutes les journées scolaires, tout en évitant la rupture de rythme causée par un mercredi hors temps scolaire (toutes les ruptures de rythme sont préjudiciables aux enfants de tous âges). Si, dans sa lettre de rentrée publiée en mars 2010, le Ministre Luc Chatel incite les autorités académiques à faciliter la semaine de quatre jours et demi avec classe le mercredi matin... il ne rejette pas pour autant la semaine de quatre jours. En outre, il ignore les mesures majeures qui ont été demandées par la communauté scientifique et médicale à partir des données de la recherche sur le développement et les rythmes biopsychologiques des enfants. Il se garde bien notamment de proposer une réorganisation et une réduction de la durée de la journée scolaire, « noyau » incontournable de l’aménagement du temps à tous les âges (faut-il rappeler que l’alternance du jour et de la nuit toutes les 24 heures est un donneur de temps universel qui synchronise la très grande majorité des rythmes biologiques des humains ?). Le « souhait » du ministre de passer à une semaine de quatre jours et demi serait-il un effet d’annonce ? Encore de la poudre aux yeux ? Pourquoi faudrait-il conserver la semaine de quatre jours qui s’est montrée désastreuse ?

3. il faut que les différents acteurs concernés organisent une concertation pour proposer des journées qui reposent sur la prise en compte des trois ensembles de temps incontournables dans les 24 heures : les temps familiaux, les temps scolaires et les temps récréatifs, sociaux, associatifs, sportifs, artistiques, culturels... passés en dehors de la famille et de l’école. Il faut notamment « repenser » la journée du samedi pour les enfants dont les parents travaillent, pour ceux dont la famille est en souffrance et pour ceux qui sont laissés à eux-mêmes ;

4. il faut instaurer un système d’alternance régulière des plages scolaires et des plages de vacances. L’alternance dite 7-2 est souvent plébiscitée, c’est-à-dire sept semaines de classe en alternance avec deux semaines de vacances (c’est ce que nous avions proposé dans les colloques des années 1980). Il est souhaitable que, pour éviter les ruptures de rythme et donc les effets de lundi, les quinzaines scolaires englobent les jours fériés, et qu’elles coïncident avec les moments de plus grande vulnérabilité biologique et psychologique des enfants. Il faut notamment arrêter la prise en otage de l’école par le « tourisme de la neige » en février-mars, moment de plus grande vulnérabilité biologique dans l’hémisphère nord. Il faut trouver d’autres solutions qui ne soient pas préjudiciables aux enfants ;

5. il faut réduire les grandes vacances d’été tout en promouvant une « culture » de l’aération et du rafraîchissement des classes pendant les « périodes chaudes », et augmenter ainsi le nombre de jours de classe, l’un des plus faibles d’Europe ;

6. il faut que l’école soit repensée en terme d’écosystème, c’est-à-dire comme un lieu de vie et d’éducation, et pas seulement comme un lieu d’instruction, afin que chaque enfant puisse révéler ses différences, possibilités, compétences, aspirations, motivations, ambitions, projets... dans le cadre d’interactions apaisées et d’écoutes mutuelles entre toutes les composantes de l’écosystème, c’est-à-dire les enfants eux-mêmes, les enseignants, les autres éducateurs, les parents, les familles (fratrie, grands-parents...), les RASED, le maire ou son représentant, et les autres acteurs ;

7. Il faut repenser et redéfinir les finalités de l’école maternelle et de l’école élémentaire, c’est-à-dire répondre enfin clairement aux questions : une école pour quoi faire ? pour quels enfants ? pour quelles familles ? pour quels enseignants ? pour quelle société ? pour quels projets de société ?

 

Les structures d’accueil de la petite enfance

C’est en s’appuyant sur le rapport remis par Madame Michèle Tabarot au Premier Ministre en juin 2008, et sur les rapports des deux sénateurs Madame Monique Papon et Monsieur Pierre Martin, rendus publics à l’automne 2008, que Madame Nadine Morano, Secrétaire d’État chargée de la Famille et de la Solidarité a décidé de créer des jardins d’éveil pour accueillir les enfants âgés de deux à trois ans. Selon elle, cette nouvelle structure apporterait « une véritable liberté de choix aux femmes qui souhaitent travailler » (rapport des deux sénateurs), et aurait « le mérite d’améliorer la prise en compte des rythmes des jeunes enfants tout en offrant à ces derniers la possibilité d’un développement harmonieux, au sein de structures adaptées ». En outre, si on se fonde sur les rapports des parlementaires, « le jardin d’éveil aura pour mission principale de préparer la préscolarisation à l’école maternelle »... « Il s’agit de créer une nouvelle structure ambitieuse en termes d’accueil éducatif qui s’inscrive dans une forme de transition éducative qui permet de préparer chaque enfant à l’entrée en école maternelle ».

En fait, les jardins d’éveil reposent sur la combinaison de deux logiques ou arrières pensées

Tout suggère que l’initiative des parlementaires et de la Secrétaire d’État obéit à deux logiques ou arrières pensées combinées :

1. soumettre les structures d’accueil de la petite enfance à la directive Bolkenstein de l’Union Européenne, c’est-à-dire les ouvrir à la concurrence totale, donc à la privatisation et la « marchandisation ». Les conséquences prévisibles seraient une disparition ou « dénaturation » des règles et modes de fonctionnement tissés avec patience, solidarité, professionnalisme et humanisme depuis la création par l’industriel Schneider au Creusot de la première crèche collective au milieu du XIXe siècle (ce qui a permis de sortir les enfants des asiles), et « l’invention » de l’école maternelle à la fin du XIXe siècle par Pauline Kergomard et ses collègues pédagogues. La privatisation et la « marchandisation » des structures d’accueil de la petite enfance entraî­neraient, logiquement, la diminution ou la suppression des subventions publiques aux crèches, haltes-garderies, structures multi-accueil...

2. supprimer à terme les petites sections d’école maternelle en considérant que les enfants de deux à trois ans doivent être « préparés à se préparer à la scolarisation »... comme s’ils étaient déjà des « pré-élèves » ou « pré-écoliers ». Une telle position doctrinale est la négation de la petite enfance avec ce qu’elle comporte (doit comporter) de respect de la personne et du développement individuel. Chaque enfant a en effet un « scénario de développement » et des « cartes d’identité » veille-sommeil, faim-satiété, façons d’être, façons de faire, façons de penser... qui lui sont propres. Ils ne se confondent pas avec ceux des autres. À chaque âge, tous les enfants ont besoin d’insouciance, de liberté, de turbulence, d’expériences personnelles, de rêves, d’écoute, de sécurité affective, d’affection et de liens de tendresse sans projection ou calcul vers la réussite scolaire. C’est leur oxygène. Ils ont aussi besoin de libérer, révéler et montrer leurs facettes et dimensions « cachées »... à leur rythme (quand il sont prêts), de jouer sans autre finalité que jouer, d’explorer sans but ou objectif, de communiquer sans retenue et sans enfermement dans le langage oral, de développer des interactions sociales tous « azimuts », de ne pas être prisonniers de milieux fermés, de s’engager dans des acquisitions et apprentissages ouverts et non formatés, de se nourrir de sens et pas seulement de savoirs imposés. Bref, chaque enfant en cours de construction doit être considéré comme un être humain à priori flexible et sans limites. Pourquoi faudrait-il l’enfermer dans des préjugés ou des à priori ? Au nom de qui et au nom de quoi faudrait-il considérer l’enfant de deux à trois ans comme un « pré-élève » ou un « pré-écolier » que l’on doit préparer « à se préparer à la scolarisation » ? Si on suit cette logique de prise en main des enfants dans la perspective de l’école, pourquoi ne pas accueillir les enfants âgés de un à deux ans dans des structures qui les « préparent à se préparer à la préparation aux apprentissages scolaires » ? Et pourquoi pas les bébés et les fœtus... qui sont aussi des futurs élèves et écoliers. C’est évidemment absurde. Il n’y a pas de déterminisme génétique ou culturel selon lequel les jeunes enfants devraient être élevés et programmés pour être préparés à la scolarisation. Laissons les vivre et grandir en toute sécurité en leur permettant d’exprimer toutes leurs possibilités, potentialités et capacités dans leurs différences, et d’en acquérir de nouvelles sans être formatés dans la perspective de l’école. Elle est bien déshumanisée cette société qui voudrait que ses enfants soient élevés dès le plus jeune âge... avec le baccalauréat pour objectif ou finalité.

La déshumanisation, les calculs, l’idéologie élitiste de « précocité accélérée » en prévision de l’école, l’enfermement dans la « marchandisa­tion », la « religion » de la rentabilité à tout prix et du profit, et/ou les déficits de réflexion ou de générosité de la députée, des sénateurs et de la Secrétaire d’État, sont révélés par les arguments qu’ils avancent pour justifier la création des jardins d’éveil.

Les présupposés et arguments des parlementaires sont caricaturaux ou faux

Selon les parlementaires, la création d’une nouvelle structure pour accueillir les enfants âgés de 2 à 3 ans (le jardin d’éveil), s’impose parce que cette « tranche d’âges » est différente des autres.

La classe d’âges de deux à trois ans serait l’âge charnière « d’acquisition d’une première autonomie »

Une telle affirmation ne veut rien dire. Définie comme « un droit pour l’individu de déterminer librement les règles auxquelles il se sou­met » (dictionnaire Robert), l’autonomie est plurielle et multiforme selon les aspects du développement individuel et les acquisitions que l’on considère (autonomie locomotrice, autonomie dans le comportement alimentaire, autonomie pour se laver et maîtriser l’utilisation des toilettes, autonomie pour établir des interactions avec les partenaires inconnus, autonomie pour communiquer selon tel ou tel mode, autonomie dans la maîtrise des habiletés manuelles et la manipulation des objets, autonomie pour  s’habiller...). La réalité est que, à chaque âge, et pas seulement entre deux et trois ans, les enfants deviennent plus ou moins autonomes (ils n’ont plus besoin d’une aide) plus ou moins complètement, plus ou moins tôt, et dans plus ou moins de fonctions ou de processus... à leur rythme (quand ils sont prêts).

« Le développement des moins de trois ans ne correspond pas au temps des apprentissages de type scolaire mais à celui des acquisitions sensorielles »

Affirmer que « le développement des moins de trois ans » correspond au temps des « acquisitions sensorielles » relève de la caricature. Cela dénote une grande ignorance des données de la recherche... ou même des observa­tions ordinaires et du vécu des parents, de la fratrie, des éducateurs... En effet, si certaines acquisitions sensorielles se font déjà au cours de la vie fœtale et/ou au fil des premières semaines post-natales, selon les aspects que l’on considère (par exemple, l’audition, les perceptions olfacto-gustatives, les perceptions tactiles et les perceptions proprioceptives), elles s’affinent et se développent plus ou moins rapidement et complètement tout au long des premières années, sans qu’on puisse fixer des limites d’âge. En effet, nombre d’acquisitions sensorielles (et perceptives) ne se développent pleinement que pendant la quatrième année ou plus tard selon les individus (discrimination des formes, des couleurs, des relations spatiales entre les objets, des effets de perspective... ; discrimination de certains bruits et de certaines sonorités ; discrimination de certaines odeurs et saveurs ; discrimination de toute la gamme des sensations tactiles et proprioceptives...). En fait, c’est à tous les âges que les êtres humains acquièrent, affinent et structurent leurs capacités sensorielles (et perceptives), et pas seulement « de façon spécifique » avant trois ans.

« L’enfant de deux ans, c’est en quelque sorte un individualiste auquel il faut laisser le temps d’évoluer, de mûrir pour être en capacité un peu plus tard de devenir élève. »

Cette vision de l’enfant est dogmatique et fausse. En effet, la recherche a largement démontré que, pendant la deuxième moitié de la première année et/ou tout au long de la deuxième année selon les individus, les enfants multiplient « spontanément » avec leurs pairs et les adultes les comporte­ments affiliatifs que sont les caresses, les sourires, les rires, les offrandes, les « trocs »...  dès que l’environnement s’y  prête. Bien avant deux ans, ils manifestent toute une gamme de sollicitations manuelles, corporelles, vocales... (verbales chez ceux qui commencent à parler), de comportements de coopération, d’anticipations du comportement des autres, d’entraides, plus généralement de conduites sociales déjà complexes. Par conséquent, si l’enfant de deux ans peut apparaître individualiste à certains moments (le Robert définit l’individualisme  comme « attitude de l’esprit, état de fait favorisant l’initiative et la réflexion individuelle, le goût de l’indépen­dance »), il recherche aussi à tout moment des interactions au cours desquelles il s’ajuste et s’accorde à tout moment aux initiatives et à la réflexion des autres. Il se montre alors dépendant de ses partenaires, même s’il apparaît indépendant dans d’autres situations ou d’autres environnements.

« Les Besoins d’isolement » ou les « Besoins d’isolement ou de mouvement »

Il est simpliste d’opposer isolement et mouvement. En fait, à moins de deux ans, à trois ans, à quatre ans, à tous les âges, les enfants alternent à leur initiative et à leur rythme les temps de retrait par rapport au groupe, les « vrais » temps d’isolement (ils « se mettent en position de non vigilance » et paraissent « se déconnecter » de l’environnement ; ils ne répondent plus aux sollicitations), les temps de mouvement, les temps d’activités solitaires et les temps d’activités avec des pairs ou d’autres partenaires. S’ils ont besoin d’isolement et de mouvement, ils ont aussi besoin de communication. Or, c’est seulement dans la première partie du rapport des deux sénateurs que le terme communication est évoqué (une seule fois), alors qu’il est question de l’histoire des structures d’accueil et d’éducation de la petite enfance. Il est ensuite ignoré et « remplacé » par langage. Quelle confusion ! Tout le monde sait en effet, en particulier les mères, les pères, les éducateurs, les ensei­gnants... et pas seulement les nombreux chercheurs qui ont exploré ce champ, que les bébés (et même les fœtus pour certains aspects) sont déjà, et fondamentalement, des êtres de communication. C’est a fortiori ce qu’on observe chez les enfants âgés de deux à trois ans, même quand, apparem­ment, ils ne parlent pas encore ou quand ils ne maîtrisent pas le langage oral.

Le rythme veille-sommeil

Contrairement à ce que les sénateurs écrivent, rien ne permet de considérer que l’âge de 2 à 3 ans  se caractérise par une organisation particu­lière du rythme veille-sommeil. En effet, il y a de grandes différences d’un enfant à l’autre. Certains enfants de deux à trois ans développent deux épisodes de sieste pendant la « phase éclairée », parfois trois, d’autres un seul, d’autres encore ont déjà la même rythmicité globale que les enfants plus âgés et les adultes (une seule alternance de veille et de sommeil au cours des 24 heures).

« L’intense besoin de sécurité des petits enfants ne peut se faire avec les pairs. La qualité de ce lien est conditionnée surtout par la sécurité de l’attachement aux parents. La plupart des enfants sécurisés avec leurs parents le sont aussi avec le professionnel référent du lieu d’accueil. »

Certes, la sécurité affective qui se tisse dans le milieu familial entre l’enfant et sa mère, son père, ses parents... est effectivement le « cœur » d’un enfant et le « moteur » de son développement (voir le livre L’arbre enfant publié en 2006 par H. Montagner aux Éditions Odile Jacob). Cependant, des interactions accordées (c’est-à-dire, il faut de nouveau le souligner, des ajustements de comportements, d’émotions, d’états affectifs et de rythmes d’action), des liens sécurisants et un attachement du type sécure peuvent aussi se tisser avec les pairs et les professionnels des structures d’accueil de la petite enfance. Il est étonnant que, malgré les nombreuses recherches nationales et internationales, les sénateurs ignorent ou nient l’importance des relations de l’enfant avec ses pairs, en particulier entre 2 et 3 ans. En outre, contrairement à ce que le linguiste Alain Bentolila affirme en 2009 dans son rapport au Ministre de l’Éducation Nationale, rien ne permet d’affirmer qu’elles génèrent « une insécurité linguistique ».

Selon les parlementaires, l’enfant âgé de 2 ans « a besoin de se déplacer, de se mouvoir, d’expérimenter sur le plan de la motricité. Il est également très curieux mais sa capacité de concentration est très fragile. »

Bien évidemment, il est évident que tout au long des deux premières années les enfants ont un « besoin de se déplacer, de se mouvoir, d’expéri­menter sur le plan de la motricité », et qu’ils sont « également très curieux ». Mais, à aucun moment, la députée Mme Tabarot, les deux sénateurs Mme Papon et M. Martin et la Secrétaire d’État à la Famille ne font allusion à la nécessité de concevoir dans les jardins d’éveil des objets, des mobiliers, des espaces et un environnement appropriés pour que tous les enfants, y compris ceux qui sont porteurs d’un handicap, puissent « expérimenter sur le plan de la motricité » et développer alors des possibilités, capacités, potentialités, compétences insoupçonnées... tout en acquérant de nouvelles. Mais, les parlementaires ne proposent rien. Ils se contentent d’évoquer la « motricité spatiale »... sans la définir. On ne sait donc pas comment les espaces seront aménagés... et pour quoi faire. Comment un projet éducatif ou pédagogique pourrait-il être élaboré et poursuivi de façon cohérente dans l’ignorance de l’organisation et de l’aménagement des lieux intérieurs, et aussi des lieux extérieurs ? Les jardins d’éveil apparaissent ainsi comme des coquilles vides.

« Les apprentissages langagiers et le destin linguistique »

« Les spécialistes de la petite enfance insistent sur l’importance des apprentissages de la langue comme élément essentiel d’accès à la lecture. La maîtrise des mots à l’oral préfigure la capacité à apprendre à lire. En ce sens, faciliter l’augmentation d’un capital de mots est primordial » (rapport de Mme Tabarot). Oui, bien entendu. Mais cela ne signifie pas qu’il faille formater à tout moment les jeunes enfants par des apprentissages formels et explicites de la langue. Etroitement imbriqués, le langage, les savoirs et les connaissances de tout ordre qui façonnent le fonctionnement du cerveau et organisent l’intelligence, peuvent être acquis, affinés, maîtrisés et consolidés au moyen de démarches, situations et méthodes différentes de celles qui nourrissent le dogme des apprentissages en situation d’apprentissage formel et explicite (voir le rapport remis par Alain Bentolila au Ministre de l’Éduca­tion Nationale). Et souvent, plus efficacement et beaucoup mieux, surtout chez les enfants qui ont des difficultés à comprendre et apprendre. Il y a « trente six » façons d’apprendre et un nombre infini de situations qui permettent aux enfants de comprendre et d’apprendre, notamment lorsque leurs différents modes d’expression sont libérés, et pas seulement ou forcément les situations formatées d’apprentissage du langage oral.

 

Les attentes de la Secrétaire d’État chargée de la Famille (lettre circulaire n° 2009-076)

« Structure intermédiaire entre la famille, la crèche ou l’assistante maternelle et l’école maternelle, le jardin d’éveil doit faciliter l’éveil progressif de l’enfant :

- en lui offrant un lieu privilégié de contact avec des adultes et des camarades du même âge,

- en favorisant son développement,

- en répondant à ses besoins d’accompagnement relationnel individualisé,

- en l’aidant à acquérir puis maîtriser le langage,

- en l’aidant à découvrir son environnement à partir de nouvelles expériences, notamment ludiques,

- en lui donnant l’envie d’apprendre,

- et en  le préparant  à son entrée à l’école maternelle ».

La lettre circulaire n° 2009-076 n’apporte rien de nouveau par rapport aux rapports des parlementaires. On se demande donc pourquoi il faudrait créer une nouvelle structure qui « n’ajoute » rien aux apports de la grande section de crèche et à ceux de la petite section d’école maternelle qui, elles aussi, accueillent des enfants âgés de deux à trois ans.

En effet, si on reprend les attentes ministérielles dans le même ordre que dans la circulaire n° 2009-076, on observe qu’elles sont satisfaites à la crèche et à l’école maternelle :

** les enfants sont alors dans des lieux privilégiés « de contact avec des adultes et des camarades du même âge ». En outre, elles donnent aux enfants de deux à trois ans la possibilité d’avoir à la crèche des contacts avec des enfants plus jeunes (de moins de 2 ans) et à l’école maternelle avec des enfants plus âgés (de 3 à 4 ans en petite section et de 4 à 6 ans dans les moyennes et grandes sections). Il est notamment intéressant qu’un enfant ait au quotidien la possibilité d’être observateur et « écouteur » de partenaires plus âgés qui ont des registres différents du sien, et avec lesquels il puisse développer des activités, interactions et échanges langagiers plus diversifiés et complexes qu’avec ceux du même âge. C’est ce que l’école maternelle autorise. Cela ne sera pas possible dans un jardin d’éveil.

** on ne comprend pas en quoi le jardin d’éveil favoriserait davantage ou mieux le développement des enfants de deux à trois ans. Aucun argument vérifiable n’est donné.

** on ne comprend pas davantage en quoi le jardin d’éveil répond mieux aux « besoins d’accompagnement relationnel individualisé ». En supposant que l’on comprenne ce qu’un tel jargon veut vraiment dire, il est évident qu’en grande section de crèche, les enfants de deux à trois ans bénéficient eux aussi d’un accompagnement individualisé et de relations personnalisées avec les professionnels. Lorsque cela n’est pas possible en petite section d’école maternelle, on ne peut l’imputer à l’école elle-même, mais aux responsables politiques, académiques et autres qui tolèrent depuis des lustres un effectif d’enfants pléthorique (parfois 30 à 40 enfants) sous la seule responsabilité de deux personnes, c’est-à-dire un(e) professeur des écoles et un(e) aide maternel(le). Pourquoi ne serait-il pas possible d’aug­menter le nombre de personnes qui « encadrent » les enfants à la crèche et à l’école maternelle ainsi que les surfaces disponibles plutôt que de créer des jardins d’éveil ? Il serait alors possible que chaque enfant bénéficie vraiment d’un « accompagnement relationnel individualisé ».

** bien entendu, il est important que chaque structure d’accueil de la petite enfance puisse s’organiser, et développer des modes de fonction­nement, démarches et  stratégies afin que tous les enfants acquièrent et maîtrisent le langage. C’est aussi l’un des objectifs des grandes sections de crèches et des petites sections d’école maternelle Elles ont en outre le souci de permettre aux enfants d’inscrire le langage dans le cadre plus général de la communication multi-canaux (combinaisons de paroles, vocalisations, gestes, mimiques, postures, contacts corporels...), et ainsi de mieux intégrer le sens et la signification des messages qui leur sont adressés ou qu’ils envoient aux autres. Il est étonnant que la Secrétaire d’État chargée de la famille et la CNAF confondent langage et communication.

** c’est aussi à tout moment que la crèche et l’école maternelle aident les enfants « à découvrir leur environnement à partir de nouvelles expériences, notamment ludiques ». On ne voit pas ce que les jardins d’éveil apporteraient de nouveau, en tout cas dans l’état actuel des textes officiels... qui restent silencieux sur les projets éducatifs et les modes de fonctionnement de ces structures.

** les crèches et les écoles maternelles créent à tout moment des situations, modes relationnels, stratégies et environnements qui peuvent donner « l’envie d’apprendre ».

** pour « la préparation à l’entrée à l’école maternelle », voir les paragraphes précédents.

La lettre circulaire n° 2009-076 ajoute que « Les enfants de 2 ans ayant déjà acquis une autonomie, il convient de les habituer à un rythme d’activités, cela à des moments précis de la journée : il y aura  des séances de jeux et des séances d’activités ». C’est ce que font les professionnels des crèches et des écoles maternelles. Ils proposent tous les jours des moments de jeux et d’activités ludiques, tout en permettant aux enfants de vivre des temps d’activités libres, en tout cas lorsque l’effectif n’est pas trop important et lorsque l’espace les rend possibles. Là encore, les effectifs trop élevés et les espaces exigus ou mal conçus ne relèvent pas de la responsabilité de la crèche et de l’école maternelle, mais de celle des responsables politiques, adminis­tratifs et autres qui ne leur accordent pas les moyens nécessaires.

En fait, les jardins d’éveil sont des coquilles vides qui conduisent à une régression des modes et structures d’accueil de la petite enfance, à la fois pour les enfants, les familles et les professionnels... et à la disparition de la petite section d’école maternelle, peut-être au delà.

 

L’encadrement

« La capacité d’accueil minimale recommandée est de 24 places sur la base d’unités de 12 places » (document officiel du Secrétariat d’État chargé de la famille). Mais « un jardin d’éveil pourra toutefois comporter plus de 2 unités de 12 enfants ».

Selon les documents publié en 2009 par le Secrétariat d’État à la Famille, le « taux d’encadrement des enfants devra se situer dans une fourchette de 8 à 12 enfants pour un adulte, selon les moments de la journée et les coopérations possibles avec d’autres structures d’accueil de jeune enfants ». Mais, le nouveau décret, validé le 2 février 2010 par la CNAF, ouvre la possibilité que « le taux d’encadrement » soit d’un adulte pour 12 enfants, peut-être même 15 enfants (il est de un pour 3 ou un pour 5 dans certains pays européens).

Le Secrétariat d’État à la famille profite du lancement des jardins d’éveil pour augmenter le pourcentage d’enfants en surnombre dans les établisse­ments et services d’accueil du jeune enfant (EAJE). Depuis plusieurs années, le surnombre pouvait déjà représenter jusqu’à 10% de l’effectif (par exemple, lorsque les capacités d’accueil d’une crèche collective étaient de 60 enfants, on pouvait lui demander de recevoir 66 enfants). Mais, contrairement à ce que la Secrétaire d’État à la Famille affirme, la demande d’accueil en crèche est tellement forte que le surnombre n’est pas occasionnel. En réalité, il est fréquent et n’est pas limité à tel ou tel jour de la semaine ou à tel ou tel moment de la journée. Le plus souvent, c’est pendant plusieurs jours et une bonne partie de la journée. Il y a donc en fait un dépassement fréquent des « quotas » officiels, c’est-à-dire une personne pour 5 bébés et une personne pour 8 enfants qui marchent. Le surnombre entraîne bien évidemment un alourdissement de la charge de travail des professionnels et un accroissement de leurs responsabilités alors que de nombreuses crèches travaillent déjà en « flux tendus », à la limite de leurs possibilités. Cela est amplifié avec le nouveau décret qui porte le pourcentage des enfants en surnombre à 15% lorsque la capacité d’accueil d’une crèche est de 20 à 40 places. Il est de 20% si la capacité d’accueil est supérieure à 40 places. Par exemple, certains jours, un établissement prévu pour accueillir 60 enfants pourra en recevoir 72. Les propos de la Secrétaire d’État sont donc fallacieux lorsque, dans une lettre adressée à des professionnels de crèche de Paris, elle écrit le 10 mars 2010 que « le taux d’encadrement actuel n’est pas modifié, il est maintenu : un adulte pour 5 bébés et un adulte pour 8 enfants qui marchent ».

Par ailleurs, dans un jardin d’éveil, toutes les places ne seront pas ouvertes à l’ensemble des familles puisque « dans le cadre de sa politique familiale une entreprise peut contribuer au financement du jardin d’éveil en réservant une ou plusieurs places ». Le nombre de places ainsi « pré-destinées » ou « préemptées » n’étant pas clairement défini et limité, on peut faire l’hypothèse forte qu’une entreprise puissante, riche et influente pourra réserver tous les ans trois, cinq, dix... places dans un jardin d’éveil prévu pour accueillir deux ou trois unités de douze enfants. Il y aura donc une ségrégation par l’argent.

Les conditions de travail des assistantes maternelles risquent aussi de se dégrader. Il est en effet prévu qu’elles puissent accueillir jusqu’à quatre enfants au lieu de trois. En outre, elles pourront être regroupées pour accueillir jusqu’à 16 enfants... sans définition des lieux d’accueil et sans aucune règle collective de fonctionnement. Il faut ajouter que leur temps de formation initiale sera réduit puisqu’il passera de 60 à 30 heures.

La situation sera aggravée par une moindre qualification des professionnels. En effet, dans la lettre qu’elle a adressée le 30 mars 2010 à des professionnels parisiens de la petite enfance, la Secrétaire d’État à la Famille annonce que son projet de décret « prévoit de faire passer de 50% à 60% la proportion dans le taux d’encadrement de personnels titulaires d’un CAP ou d’un BEP ».

Selon le document Méthodologie des jardins d’éveil publié en 2010 par le Secrétariat d’État à la Famille, dans un jardin d’éveil de 12 places, les enfants seront sous la responsabilité d’une auxiliaire de puériculture, d’une titulaire de CAP Petite Enfance, d’un diplômé d’auxiliaire de vie sociale ou, à temps partiel, d’un éducateur de jeunes enfants (celui-ci partagera son temps avec d’autres structures... non précisées). Il n’y aura donc pas d’éducateur de jeunes enfants à temps plein dans une unité de 12 places, alors que, dans les crèches actuelles, il y en a toujours un pour 12 enfants (ou moins, souvent 8). C’est une régression évidemment dommageable car les compétences d’un éducateur à temps plein sont incontournables. Elles sont indispensables pour aider chaque enfant à se construire dans toutes ses dimensions et facettes, notamment ses systèmes de communication, y compris le langage, ses processus de socialisation, ses constructions cognitives et ses ressources intellectuelles, quelles que soient ses différences, surtout quand il présente des « troubles » du comportement ou s’il est porteur d’un handicap. Lorsque les jardins d’éveil comportent deux unités, et accueillent donc 24 enfants, « trois professionnels doivent être présents en même temps » : un éducateur de jeunes enfants (qui pourra être le directeur de la structure), une auxiliaire de puériculture, un titulaire du CAP petite enfance, un titulaire d’un diplôme d’état d’auxiliaire de vie sociale, un animateur titulaire du BAFA  ou une assistante maternelle. Autrement dit, lorsque l’éducateur de jeunes enfants et l’auxiliaire de puériculture seront absents, il n’y aura plus de professionnels hautement qualifiés, quelles que soient les qualités humaines des autres personnes. En outre, quels seront le statut et la durée d’emploi des différents professionnels recrutés par un jardin d’éveil ? Que feront-elles en dehors du temps partiel que certaines passeront dans cette structure ? Faut-il entendre qu’elles seront rémunérées à l’heure, à la journée... ?

Il est étonnant que la responsable du Département « Enfance et Parenta­lité » à la CNAF  déclare « Nous veillerons à privilégier les compétences et les qualités humaines aux diplômes... » et « Nous voulons ouvrir les jardins d’éveil aux éducateurs spécialisés, aux techniciens de l’intervention sociale et familiale ou aux BAFD ». Il s’agit d’une négation des principes fondamentaux d’une société développée et complexe. Il est en effet évident que les diplômes (et donc la formation) donnent une qualification intellectuelle et profession­nelle que n’ont pas les non-diplômés... comme dans tout autre secteur de la société. Par comparaison, demande-t-on à l’aide maternelle (ATSEM) d’une classe d’école maternelle de faire le travail d’un professeur des écoles, même si elle a des qualités humaines, techniques et pratiques, et même si elle participe efficacement à la préparation des situations d’apprentissage ? L’important est que, dans un domaine aussi délicat et complexe que la petite enfance, les professionnels aient une compétence réelle et reconnue par leur(s) diplôme(s), combinée à des qualités humaines et à une expérience consolidée par des années d’exercice. Il faut qu’ils aient une formation théorique, pratique et technique de haut niveau pour s’ajuster aux particularités des différents enfants et pour faire face aux variations de leur état de santé et de leurs équilibres psychologiques. C’est ce que les puéricultrices, les auxiliaires de puériculture et les éducateurs de jeunes enfants ont largement démontré. Mais, cela n’empêche pas qu’ils soient assistés et secondés par des professionnels moins qualifiés, par exemple ceux qui sont titulaires d’un CAP ou d’un BEP sanitaire et social.

 

La durée de l’accueil dans les jardins d’éveil

« Il sera recommandé que l’accueil de l’enfant soit d’une mi-temps et pour une durée de 9 mois. 18 mois constitueront une durée maximale d’accueil, à l’exception de situations particulières, notamment pour les enfants porteurs de handicap ». Soucieux de permettre à leur enfant de conserver les mêmes repères humains et spatiaux, et d’éviter des ruptures dans  son rythme de vie, de nombreux parents souhaiteront que leur enfant reste dans le même jardin d’éveil pendant la durée maximale de 18 mois, en tout cas ceux qui auront des ressources financières. En conséquence, cet enfant sera âgé de trois ans et demi lorsqu’il quittera le jardin d’éveil pour être admis dans une école maternelle, la mission de celle-ci étant d’accueillir gratuitement tous les enfants âgés de trois à six ans, même  si elle peut aussi accueillir des enfants de moins de trois ans, notamment dans les secteurs que l’on dit sensibles ou socialement défavorisés. On peut faire l’hypothèse forte que la plupart des parents n’accepteront pas que leur enfant soit « intégré » dans la petite section, et exigeront qu’il « passe » en moyenne section, la « classe au dessus ». Débordés par un effectif souvent pléthorique d’enfants âgés de trois ans ou plus jeunes (30, 35, parfois davantage), les professeurs des écoles accepteront ou proposeront que l’enfant soit effectivement reçu en moyenne section. Ainsi sera administrée la preuve qu’avec les jardins d’éveil, on peut se passer des petites sections d’école maternelle. D’autant plus qu’ils sont supposés « préparer les enfants à la préparation aux apprentissages scolaires ». On peut faire l’hypothèse forte que, plus ou moins rapidement, la mission des jardins d’éveil deviendra non plus de « préparer à la préparation  aux apprentissages scolaires » mais de « préparer aux apprentissages scolaires ». En outre, on peut penser que si les jardins d’éveil se développent et conservent les mêmes règles dans le cadre de l’ouverture à la concurrence préconisée par la directive Bolkenstein, ils ouvriront progressivement leurs portes aux enfants âgés de trois à quatre ans (et non plus seulement à ceux âgés de deux à trois ans). S’ils sont admis à l’âge de trois ans, ces enfants auront quatre ans et demi au terme des 18 mois passés au jardin d’éveil. En conséquence, la plupart « passeront » dans la grande section d’école maternelle, « la classe au dessus », plutôt que dans la moyenne section. Ainsi sera administrée la preuve qu’on peut aussi se passer des moyennes sections d’école maternelle.

Les jardins d’éveil apparaissent donc comme un cheval de Troie destiné à faire disparaître à terme les petites et moyennes sections de l’école maternelle... pour des raisons comptables. On ne gardera que la grande section car elle constitue la propédeutique du cours préparatoire (son objectif est déjà d’apprendre aux enfants âgés de 5 à 6 ans à lire, écrire et compter).

 

Les lieux

Il est affirmé que les jardins d’éveil seront « des locaux adaptés aux jeunes enfants ». En fait, les sénateurs et la Secrétariat d’État à la famille proposent que les jardins d’éveil puissent être ouverts dans des locaux attenant à une crèche ou une école maternelle, au sein de celle-ci ou à une distance raisonnable (que faut-il entendre par là : 20 mètres, 100 mètres, 500 mètres... ?). Les conséquences sont évidentes : l’espace disponible à l’intérieur et/ou à l’extérieur des structures existantes sera réduit, alors que l’une des critiques formulées à l’encontre des écoles maternelles (souvent des crèches) est le manque de surface utile, en particulier pour l’accueil des enfants et de leur(s) accompagnateur(s). Va-t-on perturber les équilibres de vie des enfants accueillis à la crèche ou à l’école maternelle en réduisant leurs surfaces... pour faire de la place aux jardins d’éveil ? « On déshabille Pierre pour habiller Paul » ? Les sénateurs évoquent aussi dans leur rapport la possibilité d’implanter les jardins d’éveil dans des locaux appartenant aux collectivités territoriales. C’est-à-dire, des hangars, des remises, des bâtiments désaffectés, des locaux anciens de la Poste, d’anciens corps de ferme... ? Combien de mètres carrés seront réservés au lieu de sommeil, aux toilettes, aux  sanitaires et à l’alimentation ? De combien de mètres carrés les enfants disposeront-ils pour évoluer en activité libre et pour être accompagnés dans des activités éducatives et/ou pédagogiques ? 10 mètres carrés comme cela est rapporté par la lettre circulaire n° 2009-076 ? La surface réelle des jardins d’éveil qui ont été visités est bien inférieure à cette « norme ». En conséquence de surfaces étriquées et non aménagées ou aménageables, les enfants seront-ils placés dans des conditions de « sardines en boîte » dont la plus grande partie du temps sera consacrée à l’attente de leur mère, de leur père... ? En outre, quelle sera vraiment la proximité du jardin d’éveil avec une crèche ou une école maternelle ? Si des locaux municipaux ou autres sont « convertis » en jardins d’éveil, qui financera leur aménagement en dehors de la Mairie et de la CNAF ? L’État ? En effet, le budget attribué pour l’investissement, l’équipement et le fonctionnement des jardins d’éveil n’est que de 25 millions d’euros jusqu’en 2012. Pourtant, dans chaque jardin d’éveil, il faut construire des lieux sanitaires et des « toilettes hygiéniques » qui soient adaptés aux besoins des enfants de deux à trois ans, mais aussi au moins un lieu de sommeil et une possibilité de préparer ou réchauffer le(s) repas. Faute d’avoir la possibilité de se restaurer dans le jardin d’éveil, les enfants seront-ils conduits dans une cantine ouverte aux enfants de l’école primaire, c’est-à-dire un lieu bruyant, d’allées et venues, de bousculades, de conflits... comme cela peut être déjà observé ? Et la sécurité affective ? Il faut aussi des lieux équipés de mobiliers appropriés et des espaces qui autorisent les activités ludiques, les activités libres, les activités à finalité éducative ou pédagogique... pour permettre aux différents enfants de révéler et structurer leurs potentialités, particularités, possibilités et capacités, tout en acquérant de nouvelles, et ainsi de grandir et de se construire.

 

Le coût pour les familles

Dans l’un de ses documents initiaux, la CNAF révélait que, pour les familles ayant un revenu de 573 euros, le coût serait de 2,29 euros par jour et par enfant, c’est-à-dire 45,84 euros pour un mois (en réalité 20 jours), de 4,24 euros par jour et par enfant pour les familles gagnant un Smic, et donc de 84, 80 euros par mois. Cependant, si la lettre circulaire n° 2009-076 indique que le coût sera de 42,5 euros par mois pour les familles ayant un SMIC (127 euros pour les familles dont le revenu mensuel est de 2 SMIC), il n’est plus question des familles dont les revenus sont les plus faibles. Faut-il comprendre qu’elles sont maintenant exclues ? Le coût pour les familles est donc incertain. Que faut-il croire ? D’ailleurs, la CNAF ne cache pas qu’elle pourrait modifier ses tarifs en fonction des résultats de l’expérimentation. Quels que soient les coûts réels, de nombreuses familles peu aidées dont les revenus sont très limités ne pourront pas consacrer plusieurs dizaines d’euros par mois à l’accueil de leur enfant dans un jardin d’éveil. Ce type de structure entraîne de facto une nouvelle discrimination et sélection par l’argent. C’est contraire aux principes fondateurs de la République et à la solidarité nationale. Sans ségrégation, la société doit accueillir gratuitement les enfants âgés de deux à trois ans comme ceux qui ont entre trois et six ans.

 

Proposition

Il y a bien des choses à faire et à inventer pour sauvegarder et promou­voir les intérêts majeurs des enfants et des familles. Mais certainement pas les « jardins d’éveil ». Il faut au contraire renforcer et améliorer les deux structures que la France a inventées au 19e siècle : la crèche et l’école maternelle. Il faut aussi créer de nouvelles entités qui soient intermédiaires et passerelles entre la crèche et l’école. Nous pouvons en donner un exemple avec les « crèches-écoles enfantines » (voir le numéro de juin-juillet 2009 du Journal des Educateurs de Jeunes Enfants). Ces structures permettraient d’assurer de deux à quatre ans une continuité dans la satisfaction des besoins « basiques » et universels qui perdurent (protection, sécurité, alimentation, hydratation, propreté et soins corporels, sommeil...) et dans le « façonnement » des constructions, acquisitions et apprentissages au rythme de chacun, que ceux--ci soient liées au développement ou tributaires de l’environnement. On parle encore trop souvent de retard ou de déficit dans telle ou telle façon d’être, façon de faire, capacité, conduite... pour souligner celles qui ne sont pas encore observées chez certains enfants alors qu’elles sont évidentes chez la plupart des pairs du même âge ou plus jeunes. Pourtant, il suffit le plus souvent d’attendre quelques semaines ou quelques mois pour que les enfants « en retard » ou « déficitaires » soient comparables aux autres, en tout cas peu différents, voire « en avance » pour d’autres aspects. Tout devient possible si on crée des structures au fonctionnement flexible et adapté qui reçoivent dans les mêmes lieux les enfants de deux à trois ans et ceux de trois à quatre ans. Elles sont conçues pour permettre aux différents enfants de passer à tout moment et à leur rythme d’un petit groupe à un plus grand groupe, et inversement, d’une classe d’âges à une autre, tout en restant dans des limites qui évitent de trop grands écarts de compétences liées au développement (par exemple, le passage d’un ou de plusieurs enfants d’un groupe de deux ans à un groupe de trois ans et demi, et inversement), mais aussi de passer sans appréhension, stress ou détresse d’une activité à une autre. Structure passerelle et intermédiaire entre la crèche et la moyenne section de l’école maternelle, la crèche-école enfantine serait gratuite et ouverte aux enfants de tous les milieux sociaux et ethniques dès l’âge de deux ans et jusqu’à quatre ans, en interaction avec les moyenne et grande sections d’école maternelle. L’équipe de professionnels serait « pluridisciplinaire » (puéricultrice, auxiliaires de puériculture, éducateurs de jeunes enfants, professeurs des écoles, intervenants spécialisés des RASED, aides maternelles...). La crèche-école enfantine assurerait une continuité sans rupture entre le milieu familial, la crèche et l’école maternelle.

 

Les souffrances des jeunes

Pour illustrer les souffrances des jeunes dans une société française qui souffre, j’ai choisi trois exemples récents.

1. dans son numéro du 23 septembre 2008, le journal Libération publiait les résultats d’un sondage réalisé auprès de 700 jeunes : 42% disaient avoir « mal au ventre » au moment de partir à l’école et 26% ne comprenaient pas ce qu’on leur demandait de faire. Autrement dit, c’est la peur au ventre que 42% des enfants vont à l’école, et ce sont 26% qui ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre les informations qu’on leur transmet. Comment des jeunes « insécures » qui ont peur (de l’école, du climat délétère dans le milieu familial, des pairs, de la société...), et qui ne comprennent pas ce qu’on leur dit, pourraient-ils avoir envie d’apprendre, et comment pourraient-ils entrer avec succès dans les apprentissages scolaires ? Comment pourraient-ils se réaliser comme élèves avec la perspective de réussir leur scolarité et de se préparer à un avenir souriant et prometteur alors qu’ils vivent au quotidien dans l’insécurité affective ?

2. Dans son numéro du 24 février 2010, le même journal rapportait les résultats d’une expertise collective de l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) sur des adolescents âgés de 15 à 19 ans. Même si les données sont estimées parcellaires, il ressort de l’étude que 240 000 seraient atteints de troubles anxieux et que, globalement, un enfant sur huit souffrirait de troubles mentaux. Même si ce dernier terme recouvre probablement des réalités diverses, et pourrait être discuté, l’expertise confirme qu’en France beaucoup de jeunes vivent dans l’angoisse et que plus de 12% des enfants sont en grave difficulté psychique. Comment pourraient-ils s’accorder à leur environnement et comment pourraient-ils être vraiment maîtres de leur destin ?

3. Le Journal du Dimanche du 28 février 2010 nous informe que, selon un rapport du Conseil Économique et Social de la fin du mois de février 2010, le nombre d’enfants et d’adolescents pris en charge par la pédopsychiatrie a augmenté de 7% depuis 2000 (ce qui ne signifie pas qu’ils relèvent tous de soins psychiatriques). En conséquence, les services de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent sont saturés, et les listes d’attente augmentent. Les pédopsychiatres manquent en effet de moyens humains pour accueillir correctement les familles dans un délai raisonnable, sans compter les locaux parfois vétustes, exigus, mal conçus et/ou mal entretenus. Selon le rapport du Conseil Economique et Social, et selon les pédopsychiatres eux-mêmes, il faut « en moyenne » de six mois à un an pour obtenir un premier rendez-vous. Pourtant, comme le souligne Marie-Rose Moro, Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Directrice de la Maison des Adolescents de l’Hôpital Cochin, « la dépression d’un ado, ça se soigne assez facilement », mais « à condition d’être prise en charge de façon précoce ». En six mois et sans soins appropriés, les états dépressifs ou de mal-être, les « troubles » du comportement, les symptômes, « étrangetés » ou « anoma­lies » inquiétants... ont le temps de « s’enkyster » ou s’aggraver, et de conduire à des comportements autocentrés, à la marginalité sociale, à des peurs, blocages affectifs ou inhibitions, à la fuite dans l’alcool, la drogue ou le suicide, à l’agitation excessive qualifiée «d’hyperactivité », à des conduites d’agression et/ou de destruction... Le rapporteur du Conseil Economique et Social, Monsieur Jean-René Buisson, insiste notamment sur l’urgence « d’associer l’école au repérage précoce des troubles des élèves » et « suggère de mieux former les enseignants au dépistage, de mettre en place des psychologues référents et de mieux impliquer le médecin et les infirmiers scolaires ». Mais, est-ce bien leur mission, et sont-ils formés humainement, « scientifiquement », médicalement, socialement... pour procéder à des dépistages précoces qui aient du sens, sans stigmatisation et sans discrimination négative ? En réalité, malgré les « grilles » internationales comme les DSM, nous manquons de recherches sur les « tableaux » de signes ou symptômes qui pourraient permettre de «distinguer» les conduites ayant une forte probabilité d’annoncer ou de préparer les désordres liés aux réalités familiales, sociales ou scolaires du moment et les « troubles » plus « profonds » qui relèvent de la psychiatrie. Nous manquons aussi de recherches sur les « vrais » phénomènes de résilience et les processus qu’ils recouvrent (ils restent une belle idée, mais seulement une belle idée). C’est aux pouvoirs publics de soutenir les recherches pluridisciplinaires qui permettraient de mieux comprendre les conduites des enfants et des adolescents, et ainsi de mieux prévenir les « troubles », « étrangetés », « anomalies » ou « pathologies » du comportement et/ou de la personna­lité... sans que, pour autant, les chercheurs et les cliniciens s’enferment dans une logique déterministe de prédiction à court terme ou à long terme. Et, bien évidemment, sans ségrégation ou discrimination négative.

 

Les maltraitances du pouvoir politique qui nourrissent ou aggravent les souffrances des enfants de tous âges (exemples récents)

Jean Matringe et Karine Parrot rapportent dans les pages Rebonds du journal Libération en date du 23 décembre 2009 que, dans le cadre de la politique du gouvernement contre l’immigration, la cour de cassation a décidé par deux arrêts du 10 décembre 2009 que  le maintien en rétention de deux nourrissons avec leur famille pendant plus de quinze jours « ne constitue pas en tant que tel un traitement inhumain ou dégradant ». Pourtant dans les deux affaires en cause, deux présidents de cour d’appel et un juge des libertés avaient jugé que « les conditions de vie anormales imposées à ces très jeunes enfants quasiment dès leur naissance » et la « grande souffrance morale et psychique infligée aux parents par cet enfermement...  interdisaient un tel traitement au regard de la Convention Européenne des droits de l’homme ». Jean Matringe et Karine Parrot ajoutaient que « le droit communautaire fait désormais planer la menace qu’un tel enfermement des enfants puisse se prolonger dix huit mois dans de véritables prisons ». Comment les magistrats de la cour de cassation, l’une des plus hautes autorités judiciaires de la République, peuvent-ils ignorer que les souffrances morales et psychiques de parents privés de liberté jour après jour, plus généralement en difficulté personnelle, familiale et sociale, sont inquiétantes, insécurisantes et/ou angoissantes pour leurs enfants ? Comment un Ministre et le gouvernement de la République peuvent-il ignorer que les souffrances morales et psychiques de parents privés de liberté jour après jour sont destructrices pour leurs enfants, et qu’elles brouillent ou empêchent les interactions accordées qui fondent un attachement générateur de sécurité affective ?

Dans le numéro du 8 mai 2009 de ce même journal, Emmanuel Terray, Anthropologue et Directeur d’Études à l’EHESS, rapporte les chiffres de la Cimade sur les centres de détention pour 2007. Cette année-là, 242 enfants ont été enfermés (contre 197 en 2006). Les ¾ étaient âgés de 10 ans et moins. « La présence des enfants dans les centres d’internement n’est pas enregistrée » car « l’administration considère qu’ils accompagnent leurs parents ». La Cimade souligne que c’est la première fois depuis les années de l’occupation de la France par les forces allemandes pendant la deuxième guerre mondiale, que « des enfants sont internés ». Alors que le juge des libertés avait décidé « que la procédure était irrégulière, le procureur (qui agit sur les instructions du gouvernement) a aussitôt fait appel, et l’internement a été prolongé ». Le Ministre de l’Immigration a répondu que « en France, on ne sépare pas les enfants des parents », s’abritant ainsi derrière la jurisprudence de Laval-Bousquet de 1942, c’est-à-dire du gouvernement de Philippe Pétain. Un exemple récent : en 2010, 124 réfugiés Kurdes dont 38 enfants (5 nourrissons) abandonnés sur une plage en Corse par leurs « passeurs », se trouvent enfermés dans les centres de détention administrative de plusieurs villes françaises...

 

Conclusion

Toutes ces questions ne sont pas des épiphénomènes ni des fantasmes, mais des réalités malheureusement ancrées dans la société française, et portées par un pouvoir politique déshumanisé qui ignore, délaisse ou maltraite les enfants. Il ne faut donc pas s’étonner que l’anniversaire de la CIDE (Convention Internationale pour les Droits de l’Enfant) ratifiée le 20 novembre 1989 par 191 pays dont la France, ait été quasiment ignorée par l’Éducation Nationale, à peine évoquée par l’ensemble des secteurs, instances et ministres responsables de la petite enfance et de la famille, à peine prise en compte par la plupart des responsables de l’accueil des enfants et adolescents en souffrance, notamment ceux qui nécessitent des soins psychiatriques.

Deux événements illustrent le désengagement, la non implication ou l’absence d’intérêt du gouvernement de la France dans la protection des enfants et la défense de leurs droits.

1. En mai 2009, la Secrétaire d’État chargé de la Famille a été épinglée par l’ONU, au cours de la réunion internationale que cette organisation organise tous les cinq ans pour demander aux états signataires de la CIDE de présenter leur bilan sur sa réelle application dans la défense des droits de l’enfant. Si « l’ONU remarque qu’elle (la France) se classe très bien dans le domaine de la protection des enfants par rapport à d’autres pays, elle note une régression de leurs droits pour ces dernières années (« emprisonnement des enfants de moins de treize ans, maintien d’enfants dans des centres de rétention, interdiction des châtiments corporels toujours pas à l’ordre du jour »).

2. Le gouvernement annonce en 2009 la suppression de l’Institution « Défenseur des enfants » alors qu’elle a largement démontré son engagement et son efficacité dans l’aide à la défense des enfants maltraités, à la résolution des conflits parentaux et à la promotion des droits de l’enfant sur le territoire national.

Faut-il donc s’étonner que la Secrétaire d’État chargée de la famille et de la solidarité ait affirmé que « la fessée est structurante » ? Faut-il s’étonner de ses propos pour le moins populistes et irrespectueux, même s’ils peuvent paraître affectueux, quand elle dit à un  enfant « Tu es beau comme un camion tout neuf », à l’occasion de la visite d’une crèche de Yerville (Normandie), installée... dans un ancien corps de ferme ?

Faut-il s’étonner des propos du Ministre de l’Éducation Nationale en 2008 quand il s’interrogeait devant une commission du Sénat sur le niveau bac +5 que doivent acquérir les enseignants d’école maternelle... pour changer les couches des enfants et « leur faire faire la sieste » ? Ignorait-il que l’école maternelle n’accueille pas les enfants qui n’ont pas acquis la propreté corporelle ? Ignorait-il qu’il faut des professionnels de haut niveau pour répondre de façon appropriée à l’ensemble des besoins et particularités des jeunes enfants, notamment les plus fragiles et vulnérables, mais aussi aux questionnements et inquiétudes des parents ?

Faut-il s’étonner des propos du Président de la République : « nous devons sanctuariser les établissements scolaires » ... « S’il faut fouiller les cartables, vous fouillez » ?

Fort heureusement, il n’y a pas de fatalité. Rien n’est figé, rien n’est  irréversible. Tout peut changer positivement à condition de respecter tous les enfants, quelles que soient leurs particularités et celles de leur famille, en tout cas si on agit sur les « bons leviers » qui permettent d’abord aux enfants et adolescents de s’installer dans la sécurité affective. C’est-à-dire, il faut le souligner, de développer le sentiment de ne pas être abandonné, délaissé, ignoré, maltraité, en danger... au sein de la famille, mais aussi dans les structures d’accueil et d’éducation, en particulier à la crèche et à l’école, plus généralement dans l’ensemble des lieux de vie. Il faut notamment refonder l’école en considérant qu’il y a un enfant derrière chaque élève, et pas seulement un écolier, en développant des stratégies et innovations qui permettent aux équipes éducatives et pédagogiques de prendre réellement en compte les particularités et difficultés de chacun, et en créant des vraies relations de confiance entre les différents acteurs (enfants, enseignants, parents, décideurs politiques...). Il faut mettre en œuvre des conditions d’accueil, des systèmes relationnels, des organisations du temps, des aménagements d’espace et des modes de fonctionnement qui peuvent permettre aux différents enfants et adolescents de prendre confiance en eux et dans les autres, et de développer l’estime de soi, y compris lorsqu’ils sont porteurs d’un handicap. Tout en libérant leurs émotions, leurs élans affectifs, leur langage oral et leurs compétences «cachées». C’est alors qu’ils peuvent acquérir de nouvelles compétences, de nouveaux savoirs, de nouvelles connaissances et de nouvelles ressources intellectuelles, et qu’ils peuvent s’engager sur les voies de la réussite.

Il est urgent que les parents , les familles, les enseignants et les autres personnes concernées, plus largement l’opinion publique, prennent conscience que beaucoup d’enfants sont épuisés, stressés, inquiets, anxieux, angoissés, démotivés, en désamour pour l’école, et qu’un nombre non négligeable rejette celle-ci, surtout ceux qui sont vulnérables et en souffrance, à cause notamment de la succession des journées scolaires les plus longues du monde et de la semaine scolaire la plus stupide du monde... Mais aussi, plus profondément, parce qu’ils sont niés en tant que personnes et parce qu’ils sont seulement considérés comme des écoliers ou des élèves. On soulignera particulièrement l’augmentation insupportable de la quantité de temps passé dans les apprentissages fondamentaux qui exigent une grande concentration et une forte mobilisation des ressources intellectuelles. Trop, c’est trop ! Aucun enfant ne peut bien comprendre et apprendre quand il est épuisé et saturé psychologiquement ou intellectuellement, même s’il est le meilleur élève de sa classe. Il faut ajouter que la durée excessive de la journée scolaire est encore augmentée par les trente minutes d’aide dite personnalisée que l’on impose tous les jours aux élèves en difficulté ou en échec alors qu’ils sont trop fatigués, stressés et démotivés pour en profiter. Le temps supplémentaire des devoirs à la maison aggrave leur situation. L’une des conséquences est que les enfants de France n’ont plus assez de temps pour jouer alors que les activités ludiques sont nécessaires.

Les Français vont-ils continuer à fermer les yeux sur un système qui maltraite leurs enfants et qui détruit toute envie d’apprendre ? En outre, les enseignants sont eux-mêmes fatigués, stressés et démotivés. Soucieux de la réussite et de l’avenir de leurs élèves, beaucoup vivent mal les difficultés persistantes de ceux-ci pour comprendre et apprendre. Ils ont le sentiment de ne plus être capables d’apprendre aux enfants en difficulté à parler, lire, écrire, calculer, résoudre les problèmes de mathématique... et d’avoir ainsi perdu des compétences qui leur permettaient auparavant de tirer peu ou prou les enfants en difficulté « vers le haut ». Quant aux RASED, il faut les reconnaître dans toutes leurs valeurs et compétences, et leur donner plus de temps et de possibilités pour remettre peu ou prou les enfants-élèves sur les rails de la confiance en soi et dans autrui, et de l’estime de soi.

S’agissant de la petite enfance, la création des jardins d’éveil masque mal le désintérêt ou le désengagement du pouvoir politique pour un accueil de haut niveau qui permette de répondre vraiment aux différents besoins et aux différentes particularités des jeunes enfants, tout en satisfaisant les attentes des parents. On impose aux familles des coquilles vides en s’abritant derrière des faux arguments qui ne correspondent pas aux données de la recherche fondamentale ni aux observations des cliniciens. La France ayant inventé les deux structures d’accueil qui suscitent l’admiration du monde entier (la crèche et l’école maternelle), on ne comprend pas pourquoi il faudrait les remplacer par une nouvelle structure, malgré les dénégations des parlementaires qui ont rédigé les « rapports fondateurs » et de la Secrétaire d’État, sinon pour ouvrir les portes à la privatisation et la « marchandisa­tion »... sans améliorer pour autant le cadre de vie des enfants qui leur sont confiés. Au contraire. Quel gâchis !

En revanche, il faut créer des structures réellement innovantes,  passerelles et intermédiaires qui permettent d’éviter aux enfants les ruptures de rythme de vie, par exemple des crèches-écoles enfantines pour ceux qui sont âgés de deux à quatre ans, en liaison avec les crèches et les écoles maternelles.

C’est l’avenir de la nation qui est en jeu. Peut-on en effet bâtir une société viable et porteuse d’avenir avec des enfants fatigués, fatigables, épuisés, stressés, délaissés, ignorés, oubliés, démotivés, en manque de confiance, anxieux, enfermés dans des peurs et des angoisses qui les dépassent... finalement maltraités ?

Hubert Montagner
Avril 2010

 
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