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Les neurones et la créativité

 

 
Un texte d’Eugène Michel


Publication originale  Texte initialement paru dans la revue littéraire Lieux d’être, n° 36, automne 2003.
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Les systèmes sensoriels transforment la perception physique – lumière, son, pression, température, etc. – en signaux nerveux qui cheminent dans l’axone de chaque neurone. Les neurones possèdent quatre fonctions : la transmission de l’information extérieure ou intérieure, l’analyse de cette information et son éventuelle mémorisation, et enfin la transmission de la décision vers les muscles. La durée des signaux est de l’ordre du millième de seconde et les temps d’interprétation ne dépassent pas le dixième de seconde.

L’invention des neurones et leur prolifération au cours de l’évolution animale ont amplifié de façon considérable la relation des groupes et des individus à leur environnement.

Il y a un rapport direct entre les possibilités conceptuelles des espèces et leur quantité de neurones. L’éponge est l’un des rares organismes pluri­cellu­laires sans neurones. Les invertébrés en possèdent depuis quelques dizaines comme chez les vers jusqu’à plusieurs milliers pour les escargots. La limace de mer en compte vingt mille, les insectes de cent mille à plusieurs millions, l’araignée un million, la pieuvre cinq cents millions.

Les vertébrés dépassent le milliard de neurones jusqu’à l’être humain dont la spécificité dans le règne animal est de disposer du plus grand nombre de neurones, soit de 10 à 30 milliards.

La multiplication neuronale a pour corollaire un accroissement propor­tionnel du nombre de connexions – nommées synapses – qui est environ mille fois supérieur au nombre de neurones. Le nombre de synapses dans le cerveau humain serait de 600 millions par mm3. Ce foisonnement vertigi­neux rend possible les capacités de mémori­sation, d’analyse et de décision.

L’habitus neuronal

Dans L’homme de vérité(1), J.-P. Changeux forge l’expression « habitus neuronal » à partir du concept d’habitus de Pierre Bourdieu pour mettre en évidence à quel point la relation à l’environnement est fondamentale dans l’édification neuronale post-natale, dite aussi « épigénétique ». La capacité crânienne chez l’humain augmente de 4,3 fois après la naissance. Le cerveau est seulement à 70 % de son volume au bout de trois ans. Autour de la nais­sance du petit humain environ 40 000 synapses s’éta­blissent par seconde.

Or, si la migration anatomique des neurones et la construction des structures du cerveau sont programmées par les gènes, on sait maintenant que les connexions prolifèrent de façon aléatoire, et que seules celles qui deviennent fonctionnelles grâce au feed-back environnemental perdurent et se stabilisent.

D’autre part, le dogme de la perte progressive de neurones avec l’âge vient d’être remis en question par la découverte d’une neurogenèse chez les adultes. Non seulement les neurones peuvent développer de nouvelles dendrites à des fins connectives, mais aussi de nouveaux neurones peuvent apparaître. On appelle « plasticité » neuronale l’ensemble de ces modulations neuronales.

La fonctionnalité est primordiale du fait même de la morphologie des connexions : celles-ci ne sont pas créées par des liens membranaires ou fibreux, mais un espace subsiste – la synapse – à travers lequel circulent certaines molécules nommées « médiateurs ».

Or, chaque individu ne réinvente pas les techniques expérimentées par ses prédécesseurs. Il les acquiert au cours d’un lent apprentissage explo­ratoire. L’habitus neuronal représente donc ce façonnement progressif des connexions neuronales à travers une fonctionnalité constamment répétée grâce aux comportements sociaux. Seule la répétitivité permet d’échapper à la labilité synaptique.

Il faut donc imaginer que les édifications familiale et sociale s’effectuent à travers des couches à répétitivités de plus en plus intouchables lorsqu’on remonte dans la chronologie du développement humain. Il s’agit d’étapes du développement qui se caractérisent par la nécessité d’une répétition indivi­duelle acquise grâce à la répétition collective : l’habitus neuronal, c’est-à-dire la sauvegarde individuelle des connexions synaptiques par des références figées, s’acquiert par transmission de l’habitus collectif. Autrement dit, le « développement individuel reproduit dans ses grandes lignes le développe­ment collectif ».(2)

L’inventus neuronal

Nous avons vu que la plasticité neuronale représente cette aptitude des neurones à se connecter aléatoirement de façon redondante pour ne laisser perdurer que les connexions rendues fonctionnelles par des stimulations répétées. Cette modalité physiologique donne le vertige si on se dit que toute notre construction mentale – famille, collectivité, individualité – repose sur une obligation de répétition, comme si une table de ping-pong risquait de disparaître si la balle cessait trop longtemps d’y rebondir.

De sorte que l’on comprend que la plasticité neuronale crée en définitive une rigidité mentale : chaque individu se voit contraint de s’accrocher à son système mental édifié depuis l’enfance, que ce système soit conforme à une majorité culturelle ou qu’il s’en distingue d’une façon plus ou moins spectaculaire. On peut même en déduire que plus un décalage se sera produit tôt dans l’histoire d’un individu, plus d’une part la souffrance sera grande, et plus d’autre part les thérapies seront lentes. On comprend aussi qu’un accompagnement soit nécessaire pour faire évoluer un système mental obligé de passer d’une flottaison à une autre.

En revanche, si la plasticité entraîne une rigidité mentale pour les premières étapes du développement, on peut imaginer qu’elle produit une possibilité de souplesse et de créativité à partir de l’adolescence pour les étapes avancées du développement comme celles de la parole, de l’écriture, des pratiques sportives, scientifiques et artistiques.

Le corollaire de l’habitus neuronal est ce que j’appellerai l’inventus neuronal. En quelque sorte, la « plasticité de construction » de l’habitus neuronal est inséparable de la « plasticité d’exploration » de l’inventus neuronal.

On sait depuis longtemps que l’enfant ou l’adolescent n’apprennent jamais mieux qu’au moment où ils ont l’impression de découvrir par eux-mêmes, avec un certain sentiment d’aventure, ce qu’on essaie de leur transmettre. Les conseils obligés ou l’excès d’autorité des aînés sont rarement efficaces car ils court-circuitent les principes mêmes du développe­ment neuronal. On doit montrer l’exemple, mais, dans le même mouvement, laisser le jeune expérimenter les alentours de cet exemple. L’absence d’habitus ou son excès entraînent une absence ou un excès d’inventus fort dommageables.

Nous abordons là une sorte de désert conceptuel scientifique. Il n’existe pas actuellement, à notre connaissance, de théorie qui relie la créativité à la physiologie neuronale. On le comprend très bien puisqu’aucune expérimen­ta­tion n’est possible. L’inventus neuronal résultant du fonctionnement épanoui de l’enfant et de l’adulte, on ne peut en aucune façon étudier les changements de connexions neuronales individu­elles humaines en fonction des attitudes de créativité.

Or, la créativité pourrait être caractérisée par la volonté d’échapper à une connectique neuronale collective. Chez l’enfant, comme chez l’adulte créatif, il y a une sorte d’intuition de la nécessité de stimuler en permanence la plasticité neuronale pour aussi bien fuir l’ennui que se donner toutes les chances de pouvoir s’adapter à des modifications environnementales.

On peut dire que l’artiste se caractérise par une exigence d’exploration individuelle permanente, un refus d’attendre que les adaptations ne se produisent que lentement, d’une génération à la suivante. L’être humain moderne est en train d’inventer progressivement la possibilité de connaître plusieurs modalités conceptuelles au cours d’une même vie, et cela non pour souffrir mais pour s’épanouir.

En Occident, nous sommes passés ainsi d’une étape familiale à une étape collective, puis à une étape individuelle, tandis que les étapes suivantes sont en cours d’exploration grâce aux passionnés de la créativité artistique, scientifique ou comportementale.

On peut supposer que c’est grâce à la plasticité neuronale que l’inventus neuronal ne se réduit pas à un simple jeu de recomposition d’éléments invariables, et qu’il permet de vivre dans un monde conceptuel radicalement différent de celui des généra­tions précédentes ou d’une période de vie antérieure.

Eugène Michel
2003

 
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Notes

(1) Éditions Odile Jacob, 2002, 446 pages.

(2) Cf. Traité de Monologie, in Histoire(s) Naturelle(s), Eugène Michel, Le Jardin d’essai, 2001.

 
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