Où va l’École ?
De quelques attaques récentes contre l’école en général,
et d’une réponse humaniste possible en particulier
Un texte de Pascal Ourghanlian
Professeur des écoles spécialisé
L’École, une nouvelle fois, est à la croisée des chemins. En a-t-il d’ailleurs été autrement, depuis qu’elle existe, ayant toujours à faire la preuve de sa légitimité face aux assauts répétés et conjoints de ceux pour qui apprendre, et apprendre à penser, met en péril la domination en laquelle ils comptent tenir les « gens de peu » ?
Ce qui se dessine aujourd’hui me paraît cependant autrement déterminant que les coups de butoirs de naguère, de la calotte ou du patronat. Tout concourt, si l’on n’y prend garde, par affichage de façade d’un intérêt soudain et suspect pour les moins compétents de nos élèves ou par publication précipitée de nouveaux programmes censément recentrés sur des fondamentaux, à rendre illisibles les préconisations, impossibles les mises en œuvre, inacceptables les conséquences. Accélérant ainsi le démantèlement d’un service public dont il sera aisé de constater, hypocrisie terminale, qu’il n’a pas su répondre aux attentes de la Nation...
D’autres, ailleurs(1), ont dit le mal qu’ils pensent des nouveaux programmes « soumis à consultation »(2). Les mathématiciens, les premiers, sont montés au créneau(3). Les littéraires ne sont guère sortis de leur mutisme, le travail de sape d’officines telle « Sauvons les lettres » portant ses fruits délétères.
Il suffit d’adopter le point de vue de chacun des destinataires premiers de ces textes officiels (les enseignants, les parents, les élèves) pour mesurer l’ampleur du mépris en lequel ils sont tenus. Aux enseignants, des instructions resserrées et plus contraintes imposent des approches pour beaucoup non validées par les recherches menées ces vingt dernières années par les didacticiens des diverses disciplines. Aux parents, elles offrent l’illusion d’un repérage facile (« la Révolution française », « la division »), mais qui ne dit rien des multiples facettes des approches possibles et des enjeux sociaux qui se cachent derrière leur affichage de surface. Aux élèves, elles assignent une place d’objet d’enseignement, lors qu’il conviendrait de mettre plus encore l’accent sur le sujet, moteur de son apprentissage.
Les réflexions en cours « sur le terrain » pour la mise en route des heures de soutien à la rentrée prochaine montrent le casse-tête organisationnel, l’incohérence pédagogique et l’inégalité de traitement auxquels elles vont conduire. Entre les écoles qui travaillaient le samedi matin et celles ayant opté pour le mercredi matin, entre la confusion perpétuée entre soutien et différenciation pédagogique, entre les écoles de centre ville aux besoins faibles et celles de périphéries où le soutien n’est pas la réponse parce que c’est l’organisation de l’offre scolaire qui est complètement à revoir, l’organisation matérielle de ces heures ne pourra pas aboutir. Tout en s’interrogeant sur les lignes budgétaires ainsi dégagées pour rémunérer les heures supplémentaires défiscalisées : si de telles ressources existent que ne sont-elles dévolues à l’embauche d’enseignants supplémentaires ou au maintien des moyens des réseaux d’aide menacés de disparition.
Lorsque le système aura montré qu’il ne saurait absorber ces contraintes contradictoires, que les moins pourvus de nos élèves resteront ceux auxquels ce n’est pas « plus » qui est la réponse mais « mieux », que donc les injonctions d’en haut ne se peuvent appliquer, alors la seule conclusion possible sera : il faut revenir sur l’offre publique et unifiée d’éducation, et distribuer à des officines privées, « appartement par appartement », les missions dévolues naguère à la « maison » Éducation nationale. Telle se verra offrir le marché des bons élèves, telle autre celui de telle matière, telle autre enfin de tel examen. Ainsi aura été conduite à son terme la logique libérale et consumériste contre laquelle l’École pouvait être le dernier rempart, en conduisant nos élèves à sortir de leurs besoins tels qu’imposés par le matraquage médiatique pour faire des savoirs des armes contre la marchandisation généralisée et l’endormissement politique.
Mais le monde qui va comme il va, et les politiques qui le conduisent et dont nous sommes comptables, n’ont que faire de têtes pensantes, qui peuvent devenir de fortes têtes. Il leur faut des individus aux comportements formatés, dont le réflexe d’achat est entraîné et dirigé comme il convient, un jour vers tel produit, le lendemain vers son contraire, sans cohérence autre que le plus grand profit pécuniaire de certains.
Le vieux rêve de Montaigne, de la liberté d’apprendre et qu’apprendre rend libre (« [Que le jugement conserve ses franches allures] ; nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy »(4)), sera alors définitivement caduque, et chacun d’entre nous bien moins apte à « faire bien l’homme et deuëment »(5).
Sauf à entrer en résistance, comme y invite Philipe Meirieu et d’autres après lui, selon les modèles jamais dépassés de la résistance civile et de l’implication citoyenne.
Car chacun, là où il exerce, dans le respect général des missions qui sont les siennes, peut être celui qui refuse que les trains arrivent à l’heure sans se préoccuper de ce qu’ils convoient.
Car chacun, au quotidien de son terrain propre, dans le respect individuel de ceux à qui il a à faire, peut être celui qui rappelle que c’est l’humain qui fonde l’Homme, la bienveillance, l’attention sourcilleuse à l’irréductible dans l’Autre.
Pascal Ourghanlian
Mars 2008
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(1) Appel des 19 : Non aux programmes du primaire.
(2) Les nouveaux programmes de l’école primaire (projet soumis à consultation – 20 février 2008).
(3) Voir, par exemple, Les mathématiques à l’école : programmes, liberté pédagogique et réussite scolaire.
(4) Montaigne, Essais, livre I, chapitre XXV, De l’institution des enfans.
(5) Montaigne, Essais, livre III, chapitre XIII, De l’expérience.
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