Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

D’écrire, donc...

 

 
Un texte de Jacky Poulain
Rééducateur, AREN 74

 

Roman scié, écrits vains

Décrire l’envie, la peur, le besoin, le plaisir d’écrire ? J’ai toujours écrit : j’ai dû tomber dedans quand j’étais petit ; ça ne m’est jamais passé et ma foi tant pis, tant mieux : tant mieux pour le plaisir procuré, presque toujours ; tant pis pour l’orgueil de penser que ce qu’on donne à lire présente un intérêt quelconque, tant sur le plan personnel que professionnel : ça vous a forcément un côté “M’as-tu lu ?”, même si voilà longtemps que la question est réglée, l’ambition remisée : “roman scié”, “écrits vains”, “lis tes ratures” : les choses sont claires, globalement. N’empêche ... n’en demeure pas moins une fascination vivace pour la matière, la chair des mots, parole ou écrit, l’étrange rapport qu’entretiennent ces deux-là (“Je t’aime”, dit-il / “Je t’ai”, me dit-elle. La mystérieuse alchimie des corps nus ? Des lits défaits ; “délit, des faits”, aura noté l’huissier...).

Il se dit que la parole est d’argent, le silence d’or : voyez l’alliage que recouvre et protège le plomb de l’écrit ! Lieu et lien entre (outre) silence et parole, l’écriture vous permettra toujours d’“avoir le premier mot” – à défaut du dernier – pour paraphraser quelqu’un (G. Perros) ayant passé sa vie à écrire son incertitude quant à... l’intérêt de la chose : écrire. Il faisait – comme nous, pour d’autres raisons – beaucoup dans la note (pour la musique des mots, peut-être ?) : “Faiseur de notes invétéré, sur quelle marge puis-je les prendre, sinon sur celle de l’immense livre ouvert qu’est la vie. Et qu’est cette vie, sinon le texte de l’Autre, follement sollicité ?”.

Beaucoup de nuits à écrire, dans la musique des mots, dans le silence d’une maisonnée endormie : dans une tache de lumière, un homme veille, un livre d’or...

Il n’y a point de parole qui ne soit, déjà, enveloppée d’avenir. (...) Une bougie allumée suffit à délimiter l’espace de nos pensées, de nos gestes, de nos écrits. Amère est notre déception de ne pouvoir franchir les frontières de la clarté. Ecrire ne serait alors que projeter un peu de lumière autour des mots. Humilité de l’œil face à l’obscurité”, écrit Edmond Jabès.

Bien peu de choses, donc, et pourtant quelque chose d’essentiel de notre huma­nité, dans ce qui nous lie à nous-mêmes et aux autres : “Ma façon de rejoindre le monde, c’est de m’en séparer pour lui écrire”, note Bobin, dans ce double mouvement : une plongée, une exploration interne, une expression personnelle – quelque chose tiré de soi – pour l’autre, les autres, le monde comme surface d’impression : pas d’expression aboutie sans surface d’im­pression, au sens propre et figuré du terme. L’expression suppose, demande, appelle, exige l’inscription, l’impression. Sur l’autre ; sur un écran, une toile, du papier blanc : exprimer / imprimer. Je peux prétendre n’écrire que pour moi : je ne me croirai jamais tout à fait...

Labeur de mineur de fond, travail de tâcheron, d’abord. Quelques artistes, une multitude d’artisans, à l’ouvrage :

(...) “Pour simplifier, disons que l’écriture suscitée par une imagerie intime traverse la présence avec le pathétique espoir d’aboutir à cette coïncidence miracu­leuse qui fait l’œuvre, créature de sang, d’âme et de papier...

(...) “Moi-même, je me déchiffre au fil des jours comme un parchemin rétif avec, à l’esprit, l’espoir de secrets mieux enfouis”.

(...) “Je n’ai jamais parlé à un enfant sans lui prêter tout l’avenir du monde. Et ce n’est pas une utopie d’affirmer que, en ce sens, l’utopie est notre horizon. Il y a partout de la beauté à en mourir. La littérature parle, il me semble, d’un secret bien gardé : l’extraordinaire disponibilité de l’être en chacun de nous.” (Hubert Haddad).

Et ce déchiffrement au jour le jour éclaire peut-être cette formule un peu paradoxale de G. Perros parlant de l’écriture : “Je ne travaille pas, je suis travaillé”. En écho encore, cette hardiesse de ne je ne sais plus quel auteur : “Les mots me lisent”...

Je ne sais pas si nous prêtons “tout l’avenir du monde” aux enfants avec lesquels nous travaillons. Je ne sais pas plus si nous écrivons, ni si nous le faisons “bien”. Mais je perçois confusément que notre travail a un rapport avec ce qu’écrivent ceux que je vous cite là, à satiété. Perros : “Ecrire, pouvoir écrire, c’est d’une certaine manière, se venger. Remettre l’éternité en marche. Ou tenter d’ébranler le futur.

En quoi au fond peut-être “Parler”, “lire”, “écrire” auraient particuliè­rement à nous concerner, au-delà de leur statut habituel et premier de purs objets d’apprentis­sages dans le champ scolaire, puisque cela ne va pas de soi pour la plupart des enfants avec lesquels nous sommes amenés à travailler ; non que nous ayons à nous venger de quoi que ce soit – espérons-le ! –, non que nous visions pompeusement la remise en marche de je ne sais quelle éternité, sinon celle d’un désir parfois mort-né ; mais “tenter d’ébranler le futur”, voilà bien une tâche à laquelle nous sommes professionnellement assignés, quand le futur personnel, social, scolaire d’un enfant paraît compromis d’entrée de jeu, quand nous sentons de l’échec s’enkyster dans l’esprit des uns et des autres, quand tout semble joué dès l’entrée à l’école. Nous sommes de ceux qui doivent prendre le temps de mobiliser cette “extraordinaire disponibilité de l’être en chacun de nous” dont parle Haddad. Aucun mérite, d’ailleurs, c’est notre mandat social, nous sommes payés pour cela.

“Ecriveron...”

C’est en écrivant qu’on devient écriveron” disait Queneau, à qui on ne la faisait pas. “C’est en lisant qu’on devient liseron mais il est évident que seuls les liserons font les écriverons. Si vous passez tout votre temps libre à écrire, quand lirez-vous ?” questionne Paul Fournel. À qui j’ai bien envie de répondre : “Mais quand on... m’écrit !” Quid de ce “ON” ? Eh bien je me consi­dère comme le destinataire potentiel et privilégié de tout ce qui s’écrit et se publie, au-delà de ce qui m’est personnellement adressé, voilà tout ! (Tout amoureux de la lecture ressent à un moment ou à un autre ce sentiment, cette émotion extraordinaire : “ça” a été écrit pour moi !).

Ecriveron” : formulation magique associant un futur masqué, une promesse d’avenir, et dans le même temps, rappel de l’humilité de la tâche, rappel à une modestie de tâcheron (“On se croit mèche, on n’est que suif”, chantait Brel).

Alors le plaisir, le bonheur d’écrire, “ce n’est pas simplement une histoire qui commence, un geste simplement, ou le rêve d’un geste. On se penche sur soi, on regarde le fond, et des fantômes passent parmi des souvenirs qu’on ne se connaissait pas. Alors, entre soi et ce fond de soi tombe une pluie de mots, et cela fait un texte étrange dont les images, comme jaillies au hasard, recomposent peu à peu cette féerie des profondeurs”, s’émerveille Desnos. Et c’est cadeau : l’écriture et la parole comme don de soi, à condition d’y être “pour de vrai”, en travaillant cette “parole sale” dont parle Bobin, dans la recherche d’une écriture avec “des mots propres” qui ne font pas de taches. Mais pour autant, pas d’ambition démesurée : “Quant aux mots écrits sur ces pages : quelques herbes, fraîchement coupées dans le vert de la mémoire”. (id)

Avec cet avantage (?) peut-être de l’écriture sur la parole quand celle-ci ne peut rendre compte : “Dans l’écriture les mots ne manquent jamais. Dans la parole presque toujours. Presque toujours”. (id) L’exercice est solitaire, le dialogue intérieur et l’ouvrage toujours adressé : on écrit pour : pour être lu ; de quelques-un(e)s, du plus grand nombre, connu ou inconnu, d’un(e) autre, unique, c’est selon. Ici. aujourd’hui, ou demain, ailleurs : la magie de l’écriture abolit l’espace et le temps, transmuant du présent, transfigurant du vivant pour un instant, pour un éternité.

Alors écrire, encore et toujours, “écrire sur des feuilles blanches ou grises, sur des écorces, sur des pierres. (...) Je pense à ces animaux fossiles qui sont dedans la terre, (...) à cette empreinte minutieuse de leurs os dans les pierres. Pris dans le mouvement où la mort les a chevauchés. Ils courent depuis des siècles. Depuis des siècles. Immobiles. Ce serait là une assez juste image de l’écriture.” (id)

Faire signe, poser une empreinte, laisser une trace, inscrire, faire mémoire, sinon alors

l’archéologue dans les roches
confondra nos siècles et nos jours
et la conque d’un téléphone rouillé
ne lui livrera aucun secret
sur le bourdonnement de nos paroles.

Jean Tardieu nous aura prévenu : il faut écrire. En n’entretenant cependant que ce qu’il y faut d’illusion, sous peine de voir les enfants nous ramener à leur réalité. Ainsi :

La question du petit chaperon rouge au loup : “Oh, comme vous noircissez beaucoup de pages, pourquoi donc écrivez-vous ?” La réponse du loup : “Pour te voir, mon enfant, pour mieux te voir. Ma nourriture est dans cette vue. Et figure-toi : plus je te vois, plus je m’émerveille.” Le chaperon rouge, saisi par la coquetterie : “Mais qu’ai-je donc de si merveilleux ? Nous sommes des millions de chaperons rouges, de grand-mères et de loups dans le monde. En quoi puis-je être distinguée ?” Le loup : “Mais le seul fait que tu existes est source de noblesse, et cela est également vrai pour les millions de chaperons, de loups et de grand-mères dont tu me parles. La merveille, c’est d’exister. Il n’y en a pas d’autre. Ecrire agrandit la vue et, avec elle, la capacité d’être réjoui par la simple apparition du vivant, de chaque vivant. Tu comprends ?”

– “Oui”, répondit le petit chaperon rouge qui n’avait rien compris et repartit jouer dans la forêt, cueillir des mûres, chanter un air, dormir au pied d’un arbre, pensant que c’était sa façon à elle d’écrire et que cette façon-là, somme toute, valait bien celle du loup.

Cause toujours...

Nous parlons souvent pour ne rien dire, l’air entendu : dialogues : dialoques ?... Nous écrivons parfois : il se dit que c’est la meilleure manière d’honorer le silence. Alors Perros, grand soliloquace devant l’éternel, une dernière fois : “On n’écrit jamais qu’à deux doigts de se taire” : pour ma part, il serait grand temps. De me taire. Et d’aller peut-être lire, lire, lire encore, lire jusqu’à rouler sous la table... des matières ?

Jacky Poulain
Janvier 2000

 

 
Retour au sommaire  Retour au sommaire

Barre de séparation

 

 

D’écrire, encore

 

 
Un texte de Jacky Poulain
Rééducateur, AREN 74

 

Pourquoi t’écris ?... Qu’est-ce que t’écris ?

Quand la question n’est pas formulée, je la perçois cependant dans l’attitude ou le regard de l’enfant avec qui je travaille, puisqu’il m’arrive fré­quemment de prendre des notes ou d’écrire en séance.

Je n’explique ni ne justifie d’emblée cette manière de faire : mais presque toujours, la question sera posée, directement ou non.

Presque toujours, j’utilise la métaphore du livre ou de l’histoire que nous allons – ou que nous sommes – en train de construire ensemble lui et moi ; mais déjà donc la présence d’un tiers, une sorte d’intrus qui nous empêche et nous évite tout à la fois de n’être que dans l’agi, le corporel, le ludique, etc...

En retour, souvent piqué à ce non-jeu, l’enfant m’interroge : “Tu écris ça ?” Si ce n’est pas le cas, je signifie que bien entendu il y a de la place pour ce qu’il souhaite voir écrire, et nous nous entendons sur qui écrit quoi.

Cette trace est toujours porteuse : j’y déroule, nous y déroulons un récit du travail ; il se trame quelque chose du vif des séances, des activités choi­sies, de la parole et des mots qui y circulent, etc...

Bientôt une quinzaine d’années à noter, écrire, inscrire ce qui se vit, s’est vécu avec tant d’enfants, les hésitations, les répétitions, les avancées, les tournants de ces rencontres. À rendre compte des moments d’émotion, de tristesse, de plaisir ou de colère, sur le livre de bord ainsi constitué à chaque “traversée”.

Bientôt une quinzaine d’années à écrire dans l’après-coup des séances, à mettre en mots la teneur de quelques centaines d’entretiens avec tant de parents (et donc, du coup, autant de lectures et relectures !).

C’est un aspect important de notre travail, peut-être sous-estimé de nous-mêmes. Au-delà de la nécessaire mémoire à construire autour du travail rééducatif – c’en est un passage obligé –, l’écriture en (re)constitue la matière, elle en restitue le corps, la texture.

Avec tous les aléas langagiers liés à l’expression de ces temps souvent forts où nous sommes engagés en personne ; avec le bénéfice probable de pouvoir ainsi nous en dégager, et c’est presque toujours nécessaire.

Même “au plus près” de l’expérience et de l’émotion, l’écriture est toujours et déjà distanciation, élaboration : tant pis tant mieux, perte et profit : ce que j’écris trahit le vécu, mais ce que je vis ne reste pas indicible.

(Ceci a peu à voir avec le travail d’objectivation auquel nous sommes tenus et contraints quand nous rédigeons en vue d’une synthèse, d’un échange avec l’enseignant(e), les parents, le CMP, etc.).

La rééducation, envisagée sous cet angle, c’est du récit en devenir : on y feuillette parfois à rebours, on y avance page à page dans le vivant des séances, on est dans la promesse des pages à venir.

Un jour, nous sentirons la fin du livre approcher : la dernière page, aussi redoutée qu’attendue, sera tournée. Il sera temps d’inscrire ensemble le mot “fin”, et de filer, chacun pour soi, vers d’autres histoires.

Ecrire ? Il y faut probablement du goût. Au moins un peu l’amour des mots, pour que le vif de la parole se cristallise dans l’écriture. Sinon, comment faire ? Une désaf­fection de l’écrit (quelle corvée, parfois !), une lassitude insidieuse au sujet de la parole, et nous voilà là sans y être, dans la routine et la répétition de séances tournant à vide : une histoire sans parole à laquelle il manque quelqu’un(e) : rien à vivre, rien à dire, rien à écrire.

Jacky Poulain
Janvier 2000

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : dimanche 23 février 2014 – 22:00:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés