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Violence, violences
« On ne dit jamais rien... »

 

 
Un texte de Jacky Poulain


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(Ce texte reprend la trame d’une conférence autour du thème « Les jeunes et l’autorité » , donnée en Haute-Savoie voilà quelques années, à l’invitation d’une université populaire. J’avais choisi d’y évoquer la violence. J’en ai gardé volontairement le caractère « oral ». On laissera au lecteur un travail d’actualisation sans doute nécessaire : il trouvera facilement dans les politiques mises en œuvre depuis des années de quoi illustrer le propos ci-dessous : la matière ne manque pas, les médias en débordent !)
 

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Si j’ai toujours été personnellement sensible à cette question, c’est en tant qu’enseignant spécialisé travaillant en RASED (Réseau d’Aides Spéciali­sées aux Elèves en Difficulté) que j’ai été professionnellement concerné au quotidien – ou peu s’en faut – par ces problèmes d’agressivité et de violence chez de plus ou moins jeunes enfants dans le cadre scolaire.

Qu’est-ce qu’on peut bien en dire, et comment aborder « ça », la violence, sachant que, dès qu’on en parle, c’est presque toujours celle des autres (les jeunes, les banlieues, les quartiers, etc...) ?

 

Défausse

Pour éviter cette défausse toujours latente, nous suivrons le conseil de D. Sibony nous suggérant de toujours balayer, les uns les autres, devant nos propres portes tant « la violence, et la violence des jeunes en particulier, reste une aubaine pour les moins jeunes ou ceux qui habitent dans les bons lieux : elle les fait parler de violence, occasion rare, alors qu’ils en contiennent, eux aussi, de la violence prête à sortir. Ils la contiennent : elle est en eux, mais ils l’empêchent de s’exprimer, d’être évoquée ; ça la redouble, bien sûr, mais c’est pratique de la dénoncer chez les autres, chez ceux qui sont au ban... En fait, c’est la même violence chez les deux, chez les jeunes et les moins jeunes, banlieue ou bon lieu . »

Nous essaierons donc de ne pas nous en tenir à cette « entourloupe » politiquement, socialement, institutionnellement très courante, consistant à décrire et traiter la violence de ces « autres », toute en projection sur des individus ou des groupes : autant de gagné sur nos propres zones d’ombre, toutes ces parts de nous-mêmes que nous préférons taire...

Nous évoquerons donc – et il m’a été demandé d’en dire quelques mots – la violence dont nous sommes tous porteurs en tant que sujets, et dont nous sommes aussi acteurs – conscients ou inconscients – dans le champ social, familial, éducatif, professionnel, etc...

En dire deux mots, émettre quelques idées ou convictions, proposer quelques pistes ou « lanceurs » pour alimenter le débat, puisqu’il n’est évidemment pas question de prétendre faire le tour d’une si vaste question dans le cadre qui nous est proposé.

Deux livres m’ont tenu compagnie pendant la préparation de cet exposé :

Les adultes dans le monde décrit par J. Mowry, qu’ils aient démissionné ou qu’ils se soient « absentés », sont des adultes défaillants, absolument et définitivement pas garants de quoi que ce soit : ils ne tiennent pas, ils ne tiennent plus la route, comme on dit... Du coup, dans ce ghetto, les bandes constituées instituent : elles élaborent des règles, définissent des territoires, se fabriquent de l’identité, se bricolent de la personnalité comme ça peut (et mieux vaut « ça » que rien du tout, pour aller vite !), parce que c’est nécessaire à toute société humaine : ils créent et structurent de l’ordre, un ordre, à partir du chaos. Sont par exemple instituées, pour réguler les problèmes, les conflits, les débordements, des réunions très ritualisées où la parole semble valoir de l’or.

 

Chaos

Dans un monde perçu comme chaotique, ils créent et structurent de l’ordre, un ordre. Ce qui oblige à reconsidérer les propos de nos politiciens qui poussent des cris d’orfraie sur ces « zones de non-droit » décriées dans un certain nombre de cités. Il faudrait parler plutôt de zones de non-droit « républicain » (toujours pour aller vite), puisqu’en effet, dans le désordre et le chaos de ces cités, un ordre est venu se substituer à un autre, totalement défaillant, vidé de substance (disparition de la quasi-totalité des services publics, de la police dite « de proximité », chômage, ghettoïsation, etc...). Cet ordre-là vaut ce qu’il vaut, nous sommes d’accord, mais ce qui compte, c’est peut-être d’abord d’essayer de comprendre, de donner sens, plutôt que de se complaire dans un engrenage de mesures allant vers du toujours plus répressif, avec un arsenal pénal et législatif en inflation, alors que les professionnels de l’appareil judiciaire-policier sont au moins d’accord sur une chose : les lois existent en nombre suffisant, mais sont inappliquées et/ou inapplicables...

 

Violence grandissante ?

Ce qui est difficile, c’est de faire à la fois avec l’idée que, somme toute, à l’échelle historique, il y a plutôt bien moins de violence que par le passé, mais qu’en même temps, nous sommes déboussolés, déstabilisés, affolés, apeurés de la voir envahir notre quotidien, les écrans, la « réalité » depuis quelques années : ça ne consolera sans doute pas une personne agressée, violentée, de savoir qu’après tout, c’était bien plus fréquent et banal au Moyen-Age, nous sommes d’accord...

Pourtant, J.-C. Chesnay, historien, remet utilement les choses en perspective :

« L’histoire de la violence contredit l’imaginaire social, nourri de préjugés et de nostalgies millénaires, toujours rebelle à admettre des vérités élémentaires, même et parfois surtout quand il s’agit de vérités d’évidence ; il y a eu, au cours des derniers siècles et des dernières décennies, une régression considérable de la violence criminelle (...) Si clairs soient-ils, les enseignements de l’histoire pénètrent difficilement les esprits. Le mythe de l’âge d’or a la vie dure. » (Histoire de la violence)

Question de regard, sans doute : on peut « lire » ce qui se passe pour se récrier, se lamenter, dénoncer, stigmatiser : toute une idéologie sécuritaire se développe sur ce phénomène, nous le savons bien. On peut aussi – et c’est plutôt mon point de vue – prendre toutes ces manifestations de violence individuelle ou collective comme des signes, des indices à entendre, à comprendre, et dont la lecture évite au passage l’impasse du « jeunisme » ou de « l’anti-jeunisme » : entre angélisme permissif et tentation sécuritaire, il y a un espace pour une approche raisonnée de ce phénomène. À condition toutefois de bien vouloir l’aborder autrement que sous le seul angle de la dénonciation...

Car « c’en est presqu’un symptôme : c’est à qui dénoncera le plus fort la « violence ». Cela produit bien sûr des dissensions assez violentes ; quoi d’étonnant ? À l’occasion d’une violence, une autre accourt, pour voir...

Cette société donc, qui sécrète la violence à tour de bras, la dénonce de plus en plus et violemment ; comme si de la dénoncer allait aider à la produire sans état d’âme, froidement.

À y voir de plus près, on constate que ce qui est réclamé à grands cris, c’est que la violence « disparaisse »... de la Scène, c’est-à-dire ne se voie pas. Qu’elle passe dans les coulisses, où elle foisonne déjà. Sur scène, on tourne, on veut que ça tourne, que ça fonctionne, sans histoires. Idéal du « Tout va bien ». Ceux qui ont des problèmes devront savoir que ce sont les leurs ; qu’ils trouvent où les traiter ; il y a des cadres pour ça. Et s’ils n’y ont pas accès, eh bien qu’ils y accèdent, que les cadres où « ça se traite » soient ouverts à tous... Démocratie. Mais surtout, pas de violence « sauvage » qui échappe aux cadres mis en place pour la traiter. Et si c’était cette logique du cadrage qui produisait cette violence ? » (D. Sibony, id)

C’est précisément sur cette « Scène » publique qu’évoque Sibony que joue et se joue toute cette violence : c’est là qu’« angoissant, effrayant dans ses paroxysmes, le mal court. La violence des jeunes des cités s’installe dans le paysage urbain et mental du pays », écrit un éditorialiste pour qui, à l’analyse, les « dérives en cause sont dramatiquement sociales. Ces morceaux de territoire perdus pour les lois cristallisent toutes les crises d’une société écartelée par la stagnation économique ».

Dans un rapport remis à l’époque au ministère de l’intérieur, deux sociologues pointaient que « les actes de violence sont moins des fautes individuelles – parfois des crimes – que l’expression confuse, souvent inconsciente, d’une protestation collective contre la dureté de la vie, un peu comme jadis les « émotions populaires » venues des faubourgs ; les débordements des cités, ces chaudrons du prochain millénaire, traduisent une révolte sociale à l’état brut ». Au fond, Sibony ne dit pas autre chose quand il note que « les violences collectives rassemblent, à coups de transferts, en les classant à leur façon, les impasses violentes où se trouvent les individus ».

Dans Hyper-cool, ce qui est vécu et décrit renvoie à de l’extrême, de l’exacerbé, de l’insupportable, mais ni plus ni moins qu’à la hauteur des conditions de (sur)vie de ces gamins, et qui n’est que la conséquence – et non la cause ! – du lent délabrement, de l’effritement, de l’effondrement de pans entiers du ciment social, culturel, familial, générationnel : toutes les grandes institutions liant, charpentant le « vivre ensemble » chancellent : c’est sur ces ruines que naissent ces enfants-là.

Bien sûr, l’explication, la compréhension des phénomènes en jeu ne suffit pas ; mais elle invite à la réflexion, évite l’action immédiate, irréfléchie sur les effets quand il s’agirait de traiter les causes... Et l’une des causes – on ne peut pas faire l’impasse dessus – l’une des sources de cette violence, c’est l’injustice, le sentiment d’injustice. Sibony, encore :

« Avoir été frustré de sa part sans que ce soit reconnu, et se voir réduit au silence au nom du bon fonctionnement ou du confort de quelques-uns, c’est recevoir en pleine figure son propre manque sous la forme du manque dont les autres se débarrassent. Ce coup violent et silencieux réveille le désir de vengeance, ou de simple réparation. (...) Les jeunes sont sensibles à l’injustice car, contrairement à ce qu’on croit, ils respectent la loi ; ils savent que sans elle le monde serait un chaos, ils sentent qu’ils vont devoir y entrer, ils en ont peur, ils ont peur de tout y perdre ; (...) Et leur violence veut tantôt réparer (se faire justice), tantôt rejeter sur l’autre une part du manque : eh bien puisqu’on ne peut pas se faire entendre, que l’autre paie, lui aussi. On lui casse sa « chose », l’objet de sa jouissance, puisqu’elle piétine la nôtre. »

Posture polémique ? Sans doute, mais un regard qui explicite un peu de l’inexplicable, donne à comprendre de l’incompréhensible, quand brûlent les voitures des voisins, l’école du quartier, le centre socio-culturel, etc... Et le « social » ? le travail, le traitement social de ces questions ? « Le social est impeccable », ironise Sibony, « … pour faire taire le reproche ; et ça le rend implacable : c’est sa façon de se dérober : être insaisissable une fois qu’il vous a traité – et bien traité – selon les règles, les siennes, où vous êtes réduits au silence. Vous protestez ? Vous avez le droit ; et l’on reçoit votre parole avec un sourire cheese, on écoute parce qu’on est à l’écoute, et on l’envoie dans la poubelle d’un dossier qui... suit son cours. Alors il n’y a plus d’autre recours que cette violence mutique, cette pure protestation qui rappelle l’existence et l’empêche de basculer dans le néant. Envie de casser, pour contrer la violence du cadre qui vous enferme, dedans ou dehors : car on vous jette si vous râlez. Souvent si ce n’est pas le bon cadre – le bon langage, les bons mots – c’est nul et non avenu, y compris vous ; et si vous voulez parler, vous trouvez non des personnes mais des fonctions pré-établies ».

 

À qui parler

« Trouver à qui parler » : dans la banlieue où se déroule Hyper-cool, c’est la poudre qui parle, faute de mieux : ces enfants-là vivent dans un monde mortifère, désertique, déserté sur tous les plans : les adultes n’y sont pas, les adultes n’y sont plus... « La bande dite de banlieue, au ban du lieu, dont les médias font des clichés, ce sont des jeunes qui ne savent pas où être, qui errent sans chercher, symbole d’une marge instable, figée dans l’instant, sans durée ni mémoire. Même entre eux, ils sont violents. (...) Un jeune est violent quand devant lui il n’y a personne. Il réagit au danger de n’être personne, d’être effacé. (Et certains êtres effacés sont des bombes à retardement) Quand une présence insignifiante lui montre qu’il n’y a pas d’autre pour lui, ça le rend furieux . Si dans ce vide d’altérité, il trouve des rites et des gadgets, soit. Sinon, seule la violence intérieure peut tenter d’accrocher l’autre ». (id.)

Autrement dit, la violence exprime ces impasses en se transmettant elle-même, indéfiniment, jusqu’à ce qu’un « effet symbolique » (dixit Sibony) vienne éventuellement l’arrêter. Cela vaut autant sur le plan individuel que collectif : c’est en cela que la « violence des jeunes » a quelque chose d’exemplaire : quand le jeu symbolique est bloqué dans le champ socio-familial, le blocage dans la transmission éclate – avec violence – chez les enfants, les adolescents, les jeunes adultes. C’est en cela aussi – et là nous glissons vers des ébauches de définition – que la violence n’est pas une infection ou un virus, une sorte d’épidémie qui viendrait contaminer le corps social. Difficile à saisir, son sens nous échappe. En ne l’abordant pas comme un symptôme, les réponses tombent à côté :

« Le discours officiel pour combattre cette violence dit bien sa nullité, celle d’une violence plus régressive : on incite à la délation en laissant croire que tout, dans notre société, peut être l’objet d’un accord, d’une convention, et qu’on devrait bannir les cris , bons pour les sauvages. (...) Il joue le bon sens et l’évidence : « Mais enfin, pourquoi tout ça ? » Attitude de parents obtus », explique Sibony, car « au fond de tout ça, il y a une représentation : elle vaut ce que valent les acteurs, le drame qu’ils veulent jouer ou rejouer, l’espace qu’ils se donnent, la liberté qu’ils peuvent s’offrir »...

 

Ivrognesse

Pour clore ce long développement sur le social comme fabrique de violence, je ne résiste pas au plaisir de citer ici Fernand Deligny, bien placé s’il en était pour dénoncer l’hypocrisie collective sur toutes ces questions :

« Une nation qui tolère des quartiers de taudis, les égouts à ciel ouvert, les classes surpeuplées et qui ose châtier les jeunes délinquants me fait penser à cette vieille ivrognesse qui vomissait sur ses gosses à longueur de semaine et giflait le plus petit, par hasard, un dimanche, parce qu’il avait bavé sur son tablier ».

Bien sûr, ces lignes sont datées, les conditions de vie ont évolué ; mais cette misère rampante ? Cette pauvreté qui gagne ? Ces milliers de non-logés, ces dizaines de milliers de mal-logés ? Le chômage, celui des jeunes en particulier ? Cette précarité érigée en principe ? De fait, nos sociétés sécrètent les conditions d’une violence potentielle. Ses affleurements, ses explosions sporadiques ne provoquent qu’un verrouillage, une fermeture hermétique de tous les couvercles. Et, comme en cuisine, voilà que ça fermente... L’extension continue de l’arsenal répressif peut-elle demeurer la principale réponse politique à la question de la violence ?

Longtemps tue, cachée, mise « sous cellophane » (Y. Michaud), cette violence est maintenant ultra-médiatisée, sur-utilisée à des fins de stigmati­sation. C’est que non seulement les médias constituent un outil majeur de contrôle social, mais ils vivent de et par cette violence, quels qu’en soient les visages :

« Le fait que la violence se présente comme une crise par rapport à l’état normal crée par principe une affinité entre elle et les médias. (...) Les médias ont besoin de faits divers et vivent du sensationnel. La violence, avec la charge de rupture qu’elle véhicule, est par principe un aliment de choix pour les médias, avec un avantage aux violences spectaculaires, sanglantes et atroces sur les violences ordinaires, banales et installées. D’où la fortune des actes de terrorisme. »

 

Visages

Mais la violence prend parfois un visage... avenant :

« Tout le monde il est beau il est gentil », écrit R. Dadoun, « ce sont jeux et rires et grâces de vedettes, et embrassades, plaisanteries et sucreries, et fortunes acquises à la sauvette et étalage de cadeaux, etc... Il serait du plus haut intérêt de montrer comment, derrière ces façades et ces exhibitions de sourires avenants, de dentures bienveillantes, de rires éclatants, de bécots consternants, s’abritent et se déroulent des formes subtiles et insidieuses de violence, une violence « soft » non moins ravageante que la violence « hard ». Y aurait-il une violence des larmes aussi rongeante que la violence du sang ? Le mot de « décervelage » conviendrait bien pour relier ces deux figures de la violence, puisqu’il sert à désigner aussi bien l’acte de faire sauter une cervelle, dans un sanglant éclaboussement, que le conditionne­ment psychologique visant à vider le sujet de sa substance psychologique personnelle, de son intrinsèque humanité. »

 

Jouissance

La « vraie violence », il semble bien que nous jouissions de son spectacle : elle nous fascine, nous sommes captés, capturés par ce qu’elle donne à voir, fiction ou réalité. On peut supposer qu’à la fois l’exhibition de la violence contribue probablement à susciter, générer, exacerber des passages à l’acte violents, des agressions, tout en ayant aussi des effets de catharsis, comme si jouir par procuration de cette violence spectacularisée venait apaiser une violence interne potentielle. Cela suppose donc de pouvoir s’y retrouver, qu’on soit enfant ou adulte.

Voilà donc une articulation toute trouvée pour passer d’une approche vaguement « sociologisante » à un rapide exposé en lien avec ma pratique professionnelle où l’on verra que « s’y retrouver », pour un enfant, ça ne va pas forcément de soi...

 

À l’école...

Ayant travaillé comme enseignant spécialisé près de vingt-cinq ans en GAPP puis en RASED, il se trouve que la violence à l’école a été très fréquemment à l’origine des demandes d’aide exprimées par les enseignants d’écoles maternelles et élémentaires avec lesquelles j’ai eu – avec mes collègues – à travailler.

Les RASED ont à rencontrer grand nombre d’enfants dont on évoque la violence, ayant de telles difficultés de comportement que la situation devient pour tout le monde insupportable.

Je crois pouvoir dire que presque toujours, au-delà de pré-supposées « carences éducatives », nous sommes en présence de ratés dans ce qu’on appelle les processus de symbolisation. L’enfant (mais c’est vrai de l’adulte) est envahi et débordé par la pulsion : ça pulse, ça expulse, ça explose sous une forme ou sous une autre. Dans l’incapacité de contrôler, gérer une agressivité ordinaire, nécessaire, banale, il est géré, agi par la pulsion : « c’est plus fort que lui », comme on dit ; là où, par exemple, dans un simulacre de combat, un jeu de bagarre, il devrait pouvoir s’en tenir à du « faire semblant », ça part, il perd le contrôle de la situation et de l’action : il frappe « pour de vrai », aussitôt pris dans un double mouvement : jouissance de faire mal et – normalement ! – culpabilité plus ou moins intense d’avoir transgressé un interdit.

 

Pulsion

La pulsion, c’est quelque chose qui se maîtrise peu à peu quand le psychisme se structure chez le jeune enfant grandissant sans couac notable. Là où fonctionne d’abord un circuit primaire (« je veux ça, je le prends », « je veux plus voir ça, je le détruis », « je t’aime, je t’embrasse », « je te veux, je te prends », « je te hais, je te tue », etc...) où, nous le voyons bien, l’autre n’existe pas ou si peu, se met en place progressivement l’intégration des règles, des limites, des interdits, en bref tout ce qui caractérise la vie en société, protégeant à la fois l’enfant de ses débordements et l’autre dans la relation : comme on dit, ça se « secondarise », des circuits secondaires se mettent en place, supposés permettre d’en passer par la pensée avant de faire, de commettre : je temporise, je réfléchis, j’analyse, j’anticipe, avant d’agir ou de réagir, éventuellement ; je pense avant de faire alors que ma colère ou mon désir m’emportait dans l’action, le geste, le passage à l’acte.

Au fond, s’articulent là les deux principes chers à Freud et qui régissent notre manière d’être au monde, le rapport plus ou moins satisfaisant que nous avons construit, élaboré au principe de plaisir et au plaisir de réalité. Autrement dit, comment faire vivre son désir tout en acceptant de ne pas être dans la toute-puissance : vaste programme... !

Car « si l’être humain se désigne lui-même comme être rationnel – homo sapiens – (...) on est bien obligé de constater qu’il est d’abord et avant tout un être pulsionnel, un être déterminé, régi, dominé par un jeu de pulsions. Ce sont donc celles-ci qu’il nous faut maintenant considérer, en nous arrêtant sur les trois pulsions dominantes susceptibles de fonctionner comme autant de noyaux de violence : la pulsion sexuelle, la pulsion de mort, la pulsion d’emprise », écrit Roger Dadoun.

Éros et Thanatos, on connaît un peu. Un rapide survol de cette découverte fondamentale de la psychanalyse freudienne nous rappelle que la pulsion sexuelle est une donnée de base dans la structure du psychisme, ayant un rôle majeur et décisif dans la formation du sujet humain. Assez souvent, sous le nom d’Éros, une valeur éminente est accordée à la sexualité comme puissance d’amour, de relation positive, constructive, créatrice. Une telle perspective euphorique ne manque certes pas de fondement, elle s’enracine sans doute dans une intuition profonde, dans cette sorte d’élan vital qui nous permet d’affronter « l’accablante hostilité du monde ». (id.) Mais Éros a peut-être deux visages, et il n’est pas exclu que la sexualité puisse être définie aussi comme une dimension violente de la structure humaine... : « Violente est la pression constante que le désir sexuel exerce sur le sujet, violentes sont les formes d’effractions que le désir provoque pour obtenir satisfaction ; et non moins violentes les interventions de la société pour canaliser et réguler les expressions et les manifestations de la sexualité ». (id.)

Comme en écho, Jacques Pain – un des spécialistes en France de ces questions de violence dans le monde scolaire – développe même l’idée qu’au fond, la violence, c’est du désir sans rien d’autre :

« Le désir est violent. Le désir, c’est à la fois l’expression du sujet, l’expression de tout un chacun, c’est ce qu’on veut, maintenant, c’est surtout ce qu’on veut être. Dans un premier temps, ça ne tolère ni l’institution, ni la médiation, ni les passages, et pourtant c’est ça, la vie en société. Il y a des passages, des détours, des contours, et c’est toute cette dialectique du contour et du désir, de l’articulation donc du désir et de la loi qui va donner quelque chose qui aura un sens, le sens de l’être humain ; la violence, c’est du désir sans rien d’autre ; c’est du désir, sans rien, sans l’autre ».

C’est du « là, tout de suite, parce que je veux, je le veux ». En ce sens d’ailleurs, la sexualité a partie liée avec l’agressivité, comme le suggère déjà tout un lexique amoureux, comme en témoignent toute une gamme de fantasmes, un éventail de pratiques de type sado-masochiste.

La violence entretient aussi d’« étroits et ténébreux rapports avec la pulsion de mort », si nous revenons vers Dadoun :

« Mort et violence forment un couple impavide, incontournable, omniprésent. La mort est à la fois signe suprême et signature irrécusable de la violence. La violence va vers la mort comme les fleuves vers l’océan ; on pourrait dire en bref que la violence travaille à la mort, dans tous les sens possibles de l’ expression ; son objectif est la mort, sous la forme du meurtre, du crime, de la guerre, du massacre, mais aussi de toutes les formes possibles de mort symbolique ; mais plus en profondeur, elle trouve dans la pulsion de mort un noyau dur, une source, une ressource inépuisable ». (Au passage, nous avons là, condensé, ce qui pourrait résumer notre quotidien télévisuel : JT, fictions, magasines de société, émissions de loisirs, etc... !)

 

Emprise

Pulsion de vie, donc, Éros, pulsion de mort, Thanatos. Un mot quand même de ce troisième noyau de violence évoqué par Dadoun, puisque cette « pulsion d’emprise » alimente cette violence quotidienne ressentie sur nos lieux de vie et de travail, en regrettant de ne pas développer plus autour de cette notion :

« Du trio pulsionnel que nous cherchons à mettre en scène sur le théâtre de la violence, la pulsion d’emprise est certainement la moins connue Nous retrouvons ici, comme pour la sexualité et la mort, la vaste amplitude du champ que recouvre cette pulsion : au plan des activités sociales et politiques, au plan du travail de la conscience et de la volonté, elle nourrit toutes les activités de pouvoir et de domination.  « Mettre ou jeter son emprise sur », voilà l’expression même du désir de pouvoir qui constitue le nerf le plus vif de toute vie sociale ; et l’histoire nous montre que le désir de pouvoir ne connaît nul frein, ne supporte nulle loi, et que, tournant à son seul profit et l’énergie sexuelle et le travail de la mort, il trouve dans l’exercice de la violence sa pratique privilégiée. » (id.)

 

Agressivité et violence

Quelques mots au sujet de l’agressivité, en quoi elle se distingue de l’agression, et donc de la violence. Elle est à considérer comme une sorte de carburant individuel, nécessaire et dangereux en cas de dysfonctionnement ; elle alimente, caractérise et participe de l’élan vital qui nous anime : un réservoir, une batterie, un potentiel d’énergie ; le désir, l’affirmation dynamique de soi, tout simplement. La structuration psychique chez l’enfant permet l’élaboration de circuits évoqués plus tôt : un peu comme dans un montage électrique, avec régulateur de tension, fusibles, dérivations, etc... La comparaison vaut ce qu’elle vaut, nous sommes plutôt dans la métaphore, ici, l’approche neuro-psychologique n’est pas du tout notre propos... Dans les processus de mentalisation, d’intériorisation individuelle, j’essaie d’illustrer l’idée que l’agression, le débordement, l’explosion de violence aurait à voir avec une sorte de court-circuit. D’ailleurs, on la retrouve dans des expressions comme  « il a pété les plombs », « il est survolté », « il a disjoncté », etc... La pensée est comme court-circuitée : c’est le passage à l’acte, l’« acting out », disent les psys.

 

Fuite

Laborit s’est intéressé lui aussi à ces questions de violence. Il développe l’idée que l’homme est avant tout un être moteur qui agit. Il est dans l’acte. La parole est un acte. S’il ne peut agir, il s’inhibe ; mais s’il ne peut s’inhiber, il passe à l’acte, la plupart du temps sur fond d’angoisse. Le peu de maîtrise devant l’angoisse ferait basculer la situation, elle est au centre du comportement violent et du passage à l’acte. Et dans toute situation de violence, explique-t-il, l’homme se trouve devant trois choix simples, élémentaires : se soumettre, fuir ou lutter. « Lutter, encore faut-il pouvoir le faire, c’est s’opposer, se confronter. Si ces trois voies sont interdites, la parole est en suspens, reste suspendue, et encore une fois, c’est l’acte, mais l’acte violent qui va opérer, retourné contre soi, retourné contre l’autre. », écrit Laborit dans... Éloge de la fuite. «  N’oublions pas qu’en France, on en parle peu, mais on n'arrive pas très loin derrière le Japon pour les suicides d’adolescents, dans les mille par an, et autour de cinquante mille tentatives », renchérit Jacques Pain.

 

Violence publique, violence privée

C’est une violence alors beaucoup moins spectaculaire, souterraine, refoulée bien loin des écrans, à laquelle nous sommes confrontés, sur fond de désespérance, ce terrible sentiment de « no future »... C’est la violence qui, coûte que coûte, a le dernier mot. C’est que – et relisons encore Sibony – elle « prend racine dans un choc intérieur, une montée d’énergie qui demande à sortir, à s’exercer sur quelque chose ou quelqu’un si les choses résistent ; une force de vie qui veut prendre part à la vie et qui ne voit nulle partie jouable. Quand l’élan de la vie rate son objet ou échoue à s’en approcher, c’est une frustration, une violence ; on était prêt à manger le fruit de la vie, on avait tout ce qu’il faut pour ça – les dents, l’appétit, l’envie – il manquait quoi pour qu’au dernier moment le fruit vous soit retiré ? Votre élan, qui allait se porter sur l’objet désiré, revient sur vous : onde de choc qui produit une autre violence ; elle n’a pour s’épancher que votre corps et vos pensées. Là, ça bifurque : chez certains, l’onde de choc s’amortit, se refoule, s’enterre... Ils jettent dessus une poudre rose appelée sagesse, acceptation, résignation ; au premier coup de vent, la poudre s’envole, le cratère apparaît, plein d’une violence longtemps recuite, ignorée, tue, têtue, toute prête à s’énerver au moindre signe, notamment devant ces jeunes qui, eux, n’ont pas eu le temps de la refouler, ni les moyens. Ces « jeunes » sont l’autre terme où ça bifurque, à partir du tronc commun appelé frustration. Eux, leur corps tout frais les démange, leurs mains fourmillent ; ils sentent encore la pulsation du possible ; il faut qu’ils tapent sur quelque chose pour s’assurer que le monde existe, ou s’assurer d’exister. Et si tout se dérobe, ils tapent sur ce qui vient et qui rappelle cette dérobade. Ce qui peut mettre un ado hors de lui, c’est d’avoir personne devant lui, d’avoir quelqu’un qui se dérobe, qui se dégonfle, surtout quand c’est l’autorité. »

On entend ça parfois : « Ils ne vont quand même pas faire la loi !? » Je crois qu’alors on est consciemment ou non dans le pire des contresens, qu’on prend ainsi les choses à l’envers, parce que c’est justement l’angoisse d’être sans loi qui ouvre la voie à la violence, puisque si « la violence ne peut remplacer la loi, elle y prétend ; elle se donne pour la loi dont elle dénonce le manque. » (id.)

 

On aura noté qu’il ne s’est rien dit ici de la violence familiale, intra-familiale ; elle est pourtant la plus préoccupante parce que la plus banalisée, la plus fréquente, la plus silencieuse. Dans une intervention à la tribune d’un congrès portant sur « L’enfant et la violence », J.-P. Vidal annonce la couleur, brutalement : « Nulle part on est moins en sécurité que dans sa famille ». Il y développe de manière très argumentée en quoi « la famille est le lieu de tous les dangers ». Ce serait même selon les statistiques « le lieu privilégié de la violence meurtrière. (...) On estime que bon an mal an, de un quart à un tiers de tous les homicides sont des meurtres domestiques où un membre de la famille en tue un autre ».

Quant au nombre total d’individus victimes de sévices familiaux – enfants, femmes, parents – il avoisinait en 1975 les huit millions, soit près de 4% de la population aux USA. En Angleterre, dans les années 60, des données statistiques faisaient apparaître que 55% de la totalité des meurtres sont des meurtres familiaux ; il semble même qu’en France, ces dernières années, on atteignait 60%, bien qu’il soit difficile d’avoir des chiffres précis sur ce sujet. En ce qui concerne la violence dont les enfants sont victimes, on recensait en 1994 7 000 enfants victimes de violences physiques et près de 20 000 cas de maltraitance avérée.

J.-C. Chesney – déjà cité – abonde en ce sens : « Le cadre familial est à la fois le plus sécurisant et le plus dangereux et (...) objectivement, on est moins en sécurité chez soi que dans la rue ». La violence intra-familiale se déploie à l’abri des regards, derrière les volets, souvent hors de portée des services sociaux. Là se développent conflits, révoltes, dominations autocratiques, soumissions craintives, sévices divers, violences conjugales, maltraitance infantile. Là se déploie une violence psychique et/ou physique qui n’entre que très mal dans les tableaux statistiques parce qu’elle « ne laisse pas de traces visibles, mais dont les blessures morales laissent des plaies inguérissables, des cicatrices indélébiles et à jamais douloureuses. » (id.)

J’abuse une dernière fois de Sibony, qui, vous le voyez, m’aura servi de fil conducteur :

« Il faut savoir remonter le cours d’une violence, jusqu’à la source où l’énergie a pris cette voie plutôt qu’une autre. Suivre le cours jusqu’à comprendre le terrain, le relief, la visée de cette violence ; si on ne pense qu’à l’étouffer ou la dévier, on ne fait pas mieux que les drogues. (...) En tout cas, lorsqu’on entend qu’il faut combattre la violence comme si c’était un virus, on peut entendre la bêtise ou l’escroquerie derrière ce cri d’alarme qui souvent veut dire ceci : notre violence (qui est la bonne) n’arrive plus à bout de la leur (qui est mauvaise) ;(...) La question de la violence, s’agit-il de la résoudre ou de rendre vivable son énergie si condensée et si déroutante ? Faut-il multiplier les cases pour éviter les étincelles, les faux-contacts ? Et jeter ceux qui gênent dans la case des incasables pour « avoir la paix » ?

 

Petit conte arménien, pour finir

« C’est un berger qui descend de sa montagne ; il habite de l’autre côté de la frontière et il vient avec sa cruche pour demander du miel à l’épicier qui vend un miel délicieux. Il arrive avec son gros chien de berger et salue l’épicier ; ils discutent, ils bavardent très aimablement, puis l’épicier prend une louche, verse du miel dans la cruche, et une goutte de miel tombe par terre.

Alors une mouche, voyant la goutte de miel, se précipite. Le chat de l’épicier qui dormait d’un œil sur le comptoir, voyant la mouche lui saute dessus pour l’attraper. Le chien, surpris par la brutalité du saut du chat, lui saute dessus et lui casse le cou. L’épicier, furieux, sort avec un bâton de derrière son comptoir et tape sur le chien jusqu’à le tuer.

Le berger, hébété de tant de violence, prend l’épicier au cou, le secoue tant et tant que l’épicier tombe mort à ses pieds.

Entendant tout ce remue-ménage, les villageois du village de l’épicier se précipitent dans la boutique et, voyant cet étranger, ce berger qui vient de tuer leur épicier, le mettent à mal et ne le laissent que quand il tombe mort à leurs pieds.

Les villageois du village du berger, apprenant que leur berger a été lapidé par les villageois d’à côté, se précipitent avec fourches, faux, haches et marteaux, et c’est la guerre entre les deux villages.

Le roi du pays apprend que les villageois ont été agressés, et c’est bientôt une guerre totale.

Il n’en reste plus rien, que moi qui vous ai raconté cette histoire... »

 

... et qui vous quitte sur cette dernière réflexion de Bertold Brecht :

« On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent. On ne dit jamais rien des digues qui l’enserrent... »


Jacky Poulain
Mars 2011

 
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