Voix résurgentes
Ou
Éléments pour une métaphysique de la voix
Un texte de Jacky Poulain
Rééducateur
Texte initialement publié dans Pratiques Corporelles, N° 108, Septembre 1995, page 35.“Les vivants et les morts ont des voix sans pareilles
Les vivants et les morts sont des êtres sonores”
(Queneau)
C’était il y a 35 ou 40 ans. Mon grand-père maternel, alité les dernières années de sa vie, condamné par ce qu’on appelait encore “une longue maladie”, ne quittait plus sa chambre. Dans sa jeunesse, pourtant athée comme un pou, il “officiait” à chaque Noël : un beau brin de voix en faisait un abonné au Minuit Chrétien, entonné à chaque messe de minuit dans un endroit qu’il fuyait le reste du temps.
Sur la fin de sa vie, chaque repas de réveillon était immanquablement interrompu par ce chant qui résonnait au premier étage, figeant l’assemblée familiale ; la vingtaine de personnes plutôt bruyante faisait silence : Armand chantait. Les yeux brillaient, tristesse et joie mêlées.
Quelques dizaines d’années plus tard encore, à penser fugitivement, comme par caprice, le décorum éventuel de ma propre mort, un seul détail revient de manière constante : le désir de faire entendre pour mot de la fin aux personnes qui honoreront de leur présence mon dernier voyage, ma dernière absence, le superbe “Giramondu” des Nouvelles Polyphonies Corses. Pour qu’on “écoute la voix calme dans la nuit noire comme une parole sans phrase dans laquelle un chagrin s’endort peu à peu d’un sommeil inavouable, bienheureux”, comme dit Bobin dans “La part manquante”.
Parce que tout homme, “qu’il laisse un nom ou devienne anonyme, qu’il ajoute un terme au langage ou qu’il s’éteigne dans un soupir, de toute façon disparaît, trahi par son propre murmure et que rien ne reste après lui qu’une voix – sans personne –” (Tardieu, “Le fleuve caché”)
Parce que “les vivants et les morts ont des voix sans pareilles, les vivants et les morts sont des êtres sonores”. (Queneau, “L’instant fatal”)
Parce que dans l’obscurité, quelle qu’en soit l’origine, quelle que soit l’inquiétude qu’elle provoque, il y a parfois le bonheur d’une voix qui s’élève. Ainsi Claude Roy sortant du bloc opératoire, écoutant sa femme lui parler doucement, pense à l’histoire que raconte Freud d’un enfant qui dans le noir demande qu’on lui parle. “Ça ne changera rien, tu resteras dans le noir !”. L’enfant répond : “Il fait plus clair lorsque quelqu’un parle”. (Claude Roy, “Permis de séjour”)
La voix comme une lueur, attestant d’une présence, faisant signe, éloignant les démons. Un peu d’éternité, quelque chose qui perdure et soulage d’une absence. Alain Arnaud au sujet de Maria Callas : “on raconte que malgré sa mort, en dépit du foudroiement divin, sa voix lui a survécu. Que certains soirs, dans certaines mémoires, en certains corps, elle s’élève, intacte, étale, défiant le temps et imposant, comme aux jours anciens, l’absolue fascination du son, et l’envoûtement du souffle éternel”. (“La voix, l’écoute”, Traverses n° 20)
La voix comme un rien, un détail, par là même essentielle, parce que le plus intime de nous est délivré par un rien. Ce qui nous est le plus cher – jusqu’à se confondre avec notre vie absente – nous arrive du dehors, dans le plus faible hasard d’une rencontre. “Je suis tombé amoureux de vous pour un détail, pour un rien. Pour la brûlure de votre voix (...) Vous étiez nue dans votre voix, bien plus que dans un lit”. (Bobin, “Souveraineté du vide”)
Du dehors, du dedans. On ne sait trop. Mystère de la voix. Énigme. “Énigme pour la pensée qui vient toujours trop tard pour la saisir et qu’en outre elle menace, la voix est énigme pour le corps qui ne sait s’il la crée, la reçoit ou s’en délivre”... (M.-F. Castarède, “La voix et ses sortilèges”)
Jacky Poulain
Sallanches, le 21 mars 1995
* * *
*
