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Au beau mitan du lit...

 

 
Jacky Poulain
Rééducateur, ADREN 74


Publication originale  Texte initialement publié dans Pratiques corporelles, n° 121, décembre 1998, intitulé L’espace corporel, de l’extrême au quotidien.
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À partir de “Corps et extrême”, m’était venue l’idée de relater, simple­ment relater, deux expériences très fortes, très chargées pour moi, le témoi­gnage de ce que j’avais vécu et ressenti à l’occasion de la mort de deux proches (un oncle d’abord, mon père, peu de temps après). Pour aussitôt penser à la naissance, ce que j’ai aussi vécu et ressenti à la naissance de nos deux enfants (même si leur mère aurait sans doute beaucoup plus de choses à dire, de son point de vue...!)

Deux expériences uniques, marquantes, extrêmes. Deux cataclysmes, avec une charge émotionnelle difficile à mettre en mots ; de la vie qui débarque à la mort qui s’avance, faire avec ce paradoxe : s’en sentir soi-même “plus vivant”, irrésistiblement, indécemment “plus vivant”...

Au fond, je pourrais qualifier ces événements de “périodes puissance 2”, les ayant vécu par tous les pores, comme si les sens, tous les sens se trouvaient exacerbés : les miens, mais probablement aussi ceux du nouveau-né arrivant autant que ceux du mourant : quelque chose d’unique et d’extrê­mement fort se vit de cette “première” autant que de cette dernière fois : dernier regard, dernière parole, dernier contact physique..

Le scandale de la mort, l’indicible d’une naissance : deux figures de l’extrême jouissance d’être en vie, d’être témoin : d’un dernier souffle, d’un premier cri...

 

Deuil 1. (Jean-Marc)

Regroupement, assemblage hétéroclite sur ce parking. Les “proches”, comme on dit. Réunis en petits groupes, au hasard des arrivées. Banalités échangées ; soulage­ment. d’être à l’heure pour ce dernier rendez-vous.

Cette sorte de fébrilité qui se répand et gagne chacun. Brefs regards sur la montre. L’impatience provoquée par quelques retardataires. Une anxiété diffuse. Les détails, l’ordonnancement. Ici, on traite, on gère la mort. Horai­res, rituels, parcours fléché. Des uniformes guident la dernière visite : nous queuelelons.

Corridors ; odeurs ; silence à peine troublé par quelques cliquetis, chuchotis, chuintements divers. Dès l’entrée du “salon mortuaire”, le choc : ton cercueil comme une barque échouée, veillée par des marins de complai­sance, tout à leur tâche : céré­monieux, recueillis, les yeux dans les chaussu­res, professionnellement, raisonnablement accablés.

Mouvements divers dans l’assemblée : éloignement prudent, le dos au mur : voir, oui, mais de loin ; ruée poignante, l’urgence d’approcher toucher, caresser, embrasser, étreindre, fixer des images, faire goulûment, désespéré­ment provision des dernières sensations.

C’est un noyé qu’on secoue et rudoie : on ne veut pas croire, c’est aussi simple que ça ; il va émerger, revenir à lui, à nous.

Le mort n’a pas bronché ; derniers gestes avant la fin, arrangeant/ dérangeant l’ordonnancement glacé, humanisant une mise en scène trop parfaite : te voilà la mèche sur l’œil, la cravate de travers...

Lent retrait, amorce de demi-tour. Mains moites, soulagement, gestes de bois, démarche de crabes.

Cette main, étrange dans la mort, je l’ai gardée en tête. J’étais allé te voir quelques fois à l’hôpital. Les médecins parlaient déjà, je crois, de “phase terminale”. Visites brèves, une heure tout au plus. Toujours un peu pareilles : tu dormais quand j’arrivais ; on “te” dormait, plutôt. Pour atténuer. La douleur, la conscience de la douleur, l’inexorable approche de la fin.

Hôpital, donc. Avec ce sentiment très ambigu, en traversant le hall bourdonnant, cette secrète jubilation d’y être en visite, debout ; cette certi­tude d’en ressortir un peu plus tard, après un peu de temps passé avec toi, couché. Et couché pour toujours, nous le savions presque tous, malgré les faux espoirs, les fausses rémissions, les rares périodes de répit pendant lesquelles, pour un temps, tu reprenais pied.

Rituel, l’achat d’un journal que tu ne lirais pas. Ascenseur, aspirateur vers les étoiles, un bout de chemin vers le ciel. Promiscuité ; propos badins. Quelques blouses blanches affairées. Chuchotis, toussotements. Suivre les panneaux. Bribes de malheur et de douleurs au passage, par les portes entrouvertes. Quincaillerie, sorcellerie des soins. Fioles, flacons, potions sur des chariots garés en double file. Sempiternelle odeur de soupe à la javel. La porte à laquelle je vais taper : ça ne sert à rien : tu dors ; avant, tu ne dormais pas, mais tu ne pouvais pas répondre : pire.

Ta voix s’en est allée. Déglinguée. Atrocement remplacée par mille gargouillis.

Que d’efforts de ta part pour continuer à parler... Efforts bientôt démesurés pour aligner une idée, trois mots, deux phrases que peu à peu nous n’avons plus compris : ce fut le temps du renoncement.

Tu t’es bien essayé à l’ardoise, pas très magique du coup, au mot griffonné d’un geste de plus en plus rageur, puis de plus en plus las. Tu t’es prêté de bonne grâce à la lecture labiale, impatienté par la lenteur de tes interlocuteurs à comprendre ce que tu voulais dire.

Une bouillie de sons inarticulés, désarticulés, des lèvres alors encore en pleine mémoire des mots. Lent repli, une langue qui s’encartonne. Renoncement, impasse progressive. La vie s’est mise à reculer, une marée descendante.

Et j’ai le souvenir terrifiant de ta main qui écrit mais qui n’avance plus, passant et repassant obstinément au même endroit.

Cimetière de lettres mortes, fosse commune où elles se sont accumu­lées, désor­données, cadavres s’empilant.

Et ce mauvais sommeil te reprenait. J’étais tout près, fauteuil collé au lit et nous vibrions ensemble.

D’incroyables soubresauts te parcouraient, agitant ton corps par tous les bouts. Je tenais ferme ta main, comme si je m’attendais à te voir léviter, cognant le pied du lit, les yeux roulant sous tes paupières.


 
Le tango funèbre


Ah ! Je les vois déjà
Me couvrant de baisers
et s’arrachant mes mains
Et demandant tout bas :
– Est-ce que la mort s’en vient ?
– Est ce que la mort s’en va ?
– Est-ce qu’il est encore chaud ?
– Est-ce qu’il est déjà froid ?

Ils ouvrent mes armoires
Ils tâtent mes faïences
Ils fouillent mes tiroirs
se régalant d’avance
de mes lettres d’amour
enrubannées par deux
qu’ils liront près du feu
en riant aux éclats
Ah ! Ah ! Ah !

Jacques Brel
 

 

Muet j’étais, t’implorant pourtant d’arrêter tant je voyais la mort à l’œuvre. Que dire de la plomberie translucide à laquelle tu étais raccordé ? Que dire de la puanteur, du dégoût partagé pour les rejets, les déglutitions assistées dans lesquelles tu guettais anxieusement un peu de ton avenir ?

Gorge nouée, à revoir la mauvaise plaie, cette putain de couture qui ne tiendrait pas. Obsession de l’idée de cette veine qui allait rompre.

Une mort annoncée, vomie, digue rompue.

Visage cireux sur capiton soyeux. Couvercle qu’on rabat. Convoi qu’on voit. Mortuaire mais express : autoroute. Cimetière ; orage, boue ; la pluie ruisselle...

 

Deuil 2. (Mon père)

“Enterrement de chien”, avions-nous prévu. Comment pouvait-il en être autrement pour toi qu’on savait “en misère”, à vivoter entre alcool et tabac, maigres boulots et chambre d’hôtel sordide ?

Mais l’enterrement fut une surprise, heureuse surprise : tu existais, enfin.

Il y eut du monde, beaucoup de monde, et j’ai vu ressurgir des pans entiers de mon histoire : les voisins de mon enfance, l’épicier du quartier, tes compagnons de bistrot, d’anciens patrons... Mosaïque de souvenirs ramenés en vrac, sur les hauts de Deauville.

Alors ?

Alors tu es mort. Pas beau. Pas beau, mort. On avait bien essayé de t’arranger, mais.

Cet œil resté ouvert à demi, mal fermé sur ta vie. Choc pour mes deux sœurs, horrifiées, et moi essayant de les convaincre que, ma foi, on avait bien dû faire ce qu’il fallait, avec un résultat bien peu présentable.

Demi clin d’œil au plafond, à jamais. À contempler les racines, depuis.

Nous étions trois venus te voir à la morgue, frileux, pressés, oppressés. Toi, minuscule, ridicule dans ce cercueil ouvert.

Tête d’oiseau déplumée, décharnée, avec cette vilaine déformation ; rongé, bouffé, boursouflé : poumon-visage, direct.

Deux ans auparavant, j’avais eu de (mauvaises) nouvelles de toi. Cela semblait sérieux, inquiétant ; je suis resté loin, physiquement, affectivement. Tu restais celui qui, celui que... Trop éloignés l’un de l’autre, trop longtemps.

On a parlé de poumon : tabac + alcool... Mais on allait t’arranger ça, évidemment.

Évidemment, ça s’est vite avéré beaucoup plus grave. On a parlé de cancer ; un poumon en rade, définitivement.

Je suis allé te voir, à l’hôpital. Je te suis tombé dessus, cette première fois, dans le hall “visiteurs”. Ici, au moins, on te foutait la paix : tu pouvais continuer de fumer, et tousser, tranquille.

Ce que d’ailleurs le médecin m’avait “tranquillement” confirmé : “De toute façon, vous savez...” Ben non, je ne savais pas.

Je suis sûr que tu as été heureux de cette visite, et des suivantes. Tu embrassais toujours aussi mal. À côté, dans le vide : comme toujours. Lèvres pincées, presque.

On a parlé de séjour à la montagne, chez une de mes sœurs. “Mer­veilleux !”, as-tu répété : un mot incongru dans ta bouche. Émouvant, aussi, pour moi, de t’entendre dire ça.

L’unité de mesure avait changé : après “quelques années”, “quelques mois”, on parlait maintenant de “quelques semaines” à vivre.

J’en ai été révolté, bouleversé. Parce que toi, parce que la mort, l’hôpital, la déchéance, la souffrance, l’échéance.

Flash : cette petite vieille qui m’accroche au passage dans le couloir (je venais de te quitter) : quasi aveugle, elle ne savait plus si elle était dedans ou dehors. Paumée. Heureuse, littéralement heureuse de retrouver avec mon aide son lit, sa télé, ses dix mètres carrés : la mort, oui, mais “dedans”.

Détresse. La lente progression des métastases. Ce travail de sape, et ton moral en berne : tu n’avais plus le sourire, cette espèce d’enjouement perpé­tuel, irritant d’arti­fice, parfois. Non. Visage sombre, creusé, crevé. Rictus, douleur. La mort à l’œuvre, et tu l’avais compris.

Du lange du nouveau-né au linceul du disparu, en passant par le drap qui couvre et découvre le corps des a(i)mants, il y aurait tant et tant à écrire... Figures couchées, gisant(e)s mais pas-tant-que-ça... Le premier se lèvera un jour pour sa vie d’homme ou de femme, le second ne s’en relèvera pas, les troisièmes se remettront peut-être de leurs “petites morts”...

La vie, l’amour, la mort ; l’arrivée, la rencontre, le départ ; trois divaga­tions possibles autour du même du corps et de l’extrême.

Sensations, sentiments, expériences et pensées, vécus et actes s’y trou­vent exacerbés, démultipliés, extraordinaires, nous exposant comme jamais à une violence qui nous laissent tremblants, dérisoires : violence de l’irruption au monde, violence de l’étreinte, violence de la disparition ; mais aussi, étroitement liée, l’extrême douceur de la vie...

J’aurais pu raconter comment j’ai marché sur les nuages dans un petit matin d’octobre 72, à la naissance (compliquée et difficile !) de mon fils, comment je me suis senti vivant comme jamais, d’une manière... indescrip­tible, justement !

J’aurais pu tenter de théoriser très modestement sur le rapport à la mort entretenu (au sens propre !) par l’alpiniste ou le sportif de l’extrême, mais tout n’a-t-il pas été dit ou écrit là-dessus ?

J’aurais pu...

Jacky Poulain
Décembre 1998
 

 
Naissance


À ton image,


Louise L. Lambrichs


“...Quotidiennement, j’aidais les nourrissons à venir au monde, à se frayer un passage vers la lumière, à respirer le moins douloureusement possible le même air que nous.

Ce spectacle, en fait, me bouleversait. Comme un miracle unique, chaque fois particulier et chaque fois différent, et qui pourtant se renouvellerait chaque jour.

Le mot “miracle” sous la plume de l’agnostique que je suis, du rationaliste que je prétends être, peut paraître étrange. J’avoue qu’il me surprend moi-même. Si je l’utilise c’est plutôt par défaut, parce que le langage est pauvre pour désigner ce qui sort de nos cadres habituels de pensée.

Or, à mes yeux, l’événement que constitue chaque naissance sort précisément de ces cadres, de ces catégories d’espace et du temps hors desquelles nulle pensée humaine ne peut s’élaborer. Quand commence ce qu’on appelle le “travail”, quand le corps de la femme devient soudain le théâtre de ce miracle, le temps s’arrête ou plutôt se modifie, change de qualité, s’étend démesurément jusqu’à paraître se fondre dans l’éternité d’un instant qui n’en finit pas.

Je ne connais qu’une autre situation, extrême elle aussi, dans laquelle le temps se dilate ainsi démesurément : c’est celle de l’agonie. Comme, si bouclant la boucle, il fallait rejoindre à la fin le temps des origines.

Comme si seule l’infinie tristesse de la séparation définitive pouvait conclure le chemin inauguré par la joie ravageuse de la première rencontre.

...Et quand finalement apparaît le corps de l’enfant, quand, le chemin frayé, il glisse lentement hors du corps de sa mère et s’en détache, toute la tension accumulée par les uns et les autres culmine dans un silence de quelques secondes, un silence d’une densité inouïe où, tous souffles suspendus, chacun attend l’instant inaugural, celui où va soudain résonner pour la première fois une voix toute neuve et venue d’on ne sait où : la voix de l’enfant.

Alors seulement la tension retombe, les souffles s’apaisent, le temps normal reprend son cours, les larmes montent.”


 
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Dernière révision : samedi 01 mars 2014 – 17:10:00
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