Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Interrogations sur les enjeux de la psychiatrie de demain
Que va devenir le soin ? Maîtrise ou écoute de la personne ?

 

 
Un texte de Jean-Louis Tourvieille
pédopsychiatre, secteur du Mont-Blanc, membre de propsi74
 


Publication initiale  Ce texte a d’abord été publié sur le site propsi74.
Autres textes de Jean-Louis Tourvieille  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Louis Tourvieille.

 

« Le souci de l’humain » est devenu « un défi pour la psychiatrie » pour paraphraser le titre d’un livre récent qui propose de penser une organisation du soin intégrant les données de notre société actuelle sans dénaturer les apports essentiels de la psychiatrie de secteur où l’ambulatoire était privilégié (Le souci de l’humain : un défi pour la psychiatrie, Colette Chiland, Clément Bonnet, Alain Braconnier, Erès, 2010 ; c’est une préoccupation dominante dans les travaux actuels). Depuis que les besoins repérés par la politique de secteur sont de plus en plus ignorés au profit d’une gestion d’établissement chargé d’appliquer des politiques « fléchées » en fonction des « objectifs quantifiés de l’offre de soin », les incompréhensions entre gestionnaires et soignants se sont exacerbées. Les affrontements actuels au sein de l’hôpital psychiatrique sont emblématiques de la conflictualité entre la santé et son prix. Si la santé a maintenant un prix, quel est-il ? Une réalité totalement externe au soin se fait de plus en plus pressante dans le domaine médical : il s’agit du management du marché total. Va-t-il s’imposer au point de remplacer le soin en psychiatrie ? C’est une option vraisemblable, puisque déjà engagée. Son caractère inhumain n’apparaît pas encore aux yeux de tous, mais au moins à ceux qui ont pu regarder les reportages de 2010 sur les hôpitaux de Sainte-Anne et d’Aulnay-sous-Bois. On pouvait y voir que l’utilisation des sangles pour attacher le malade sur un lit et l’enfermement dans une chambre sont devenus une pratique banalisée et justifiée par le simple refus de suivre les injonctions d’un personnel indisponible pour écouter, faute d’effectif suffisant. Et comme le faisait remarquer une psychologue, lorsqu’on rappelle qu’il y a quelques années, des services n’avaient pas de chambre d’isolement et que la nécessité d’attacher un patient était limitée aux rares cas d’angoisse intense avec auto-mutilation, on ne le croit pas.


Cette transformation progressive du soin en maîtrise gestionnaire, après la réduction progressive des effectifs infirmiers, et même leur fuite, a fait un pas de plus avec le remplacement des chefs de service par des chefs de pôle qui ont pour responsabilité la gestion du budget. Le médecin gestionnaire a accédé ainsi à une autorité hiérarchique vis-à-vis de ses collègues restés avant tout soignants. Les nouvelles lois sur la psychiatrie, qui tendent à aligner toute la psychiatrie sur celle des malades dangereux (soit environ 5% d’entre eux), sont en train de mettre les soignants devant un choix plus radical qu’auparavant : est-ce qu’il faudra assurer prioritairement la maîtrise des malades mentaux ou leurs soins ? Traditionnellement, nous pouvions envisager les deux à la fois si nécessaire. Aujourd’hui, c’est devenu moins évident. Les psychiatres, en particulier, seront plus fortement sollicités dans leur option professionnelle. Les discours politiques nous avaient prévenus : « ... vous êtes du côté des malades mais si vous ne l’étiez pas qui le serait ? C’est le rôle des praticiens. C’est le rôle des soignants que d’être en quelque sorte inconditionnels du malade et de sa guérison. Mais je ne peux pas, moi, me mettre sur le même plan. La ministre ne peut pas se mettre sur le même plan. » (Antony, le 2 décembre 2008) ; « ... Il n’y a qu’un patron, c’est le directeur qui décide. Il doit pouvoir décider en liaison avec le conseil exécutif. » (Bordeaux, 16 octobre 2007) (Pour plus d’information, consulter le site LDH-Toulon ; Nicolas Sarkozy et la psychiatrie).


Avec la nouvelle loi HPST (Hôpital, Patient, Santé, Territoire), lorsque le directeur, chargé d’appliquer les directives ministérielles de gestion, choisit comme membres du Directoire les quelques médecins qui se mettent sur le même plan que lui, le conflit inéluctable entre la nécessité des soins d’une part, et la réduction des coûts donc des effectifs d’autre part, se trouve dénié. D’autant que les chefs de pôle lui sont subordonnés. « Le pouvoir de dire oui » a remplacé celui de dire non. La réduction des effectifs a évidemment entraîné des problèmes de sécurité justifiant ensuite la création de différents services fermés. Le gestionnaire apparaît à même de mener une politique de santé plus adaptée aux supposées victimes des malades qu’aux malades eux-mêmes. En effet, les nouvelles mesures semblent être surtout au service de la tranquillité des biens portants : sécurité et surveillance de la population, soin ambulatoire sans consentement, c’est-à-dire la possibilité depuis la loi du 5 juillet 2011 entrée en application le 1er août 2011, d’une version à domicile de la camisole chimique, retour à l’enfermement, réduction des services publics ambulatoires sans contrainte au profit de l’intra-hospitalier, projets à fonction électoraliste, et surtout effacement de la clinique du sujet.


Cette dérive est renforcée par l’application du management du marché total aux services publics. Celui du marché total, c’est-à-dire où tout, absolument tout, serait à considérer comme devant être régi par les lois de l’économie. Ce risque de dévoiement n’est pas nouveau, mais le fait de supprimer le débat contradictoire et d’imposer « la loi » d’un seul qui écarte ceux qui, se référant à leur expérience de cliniciens, expriment leurs désaccords, amplifie considérablement ce risque. Une gestion sans régulation par la réalité clinique est une utopie sans lendemain pour le soin. Lorsque la priorité est donnée au management (tous les cadres ont obligation de s’y soumettre), il convient de réfléchir aux dérives de ce type déjà survenues en psychiatrie. Et il y en a déjà eu beaucoup comme on va le voir plus loin.


C’est avec le fil conducteur de la notion de sujet au sens clinique que nous pouvons questionner notre pratique de soignant. Qu’entendons-nous par « le sujet » ? En laissant de côté les aspects complexes de la notion de sujet, pour situer le nœud du problème, distinguons le sujet de l’individu. Le sujet, c’est la personne à qui on s’adresse pour l’écouter sur ce qu’elle pense et surtout ce qu’elle ressent et ce qu’elle désire, et comment elle le met en relation avec sa conduite. Et cela est fonction de son histoire singulière. L’individu, c’est la personne dont seul le comportement est pris en compte. C’est la personne considérée isolément et sans prendre en compte ce qu’elle a à raconter de son histoire singulière.

Cette question nous concerne tous dans notre façon d’appréhender l’autre : soit nous considérons l’autre, enfant ou adulte, seulement à propos de ce qu’il fait et c’est alors pour nous un individu, soit nous nous intéressons à ce qu’il dit sur ce qu’il ressent, et c’est pour nous un sujet.

Le sujet est un être de relation par l’intermédiaire de toutes sortes de langages, tandis que l’individu c’est l’être observable dans un univers qui se veut objectif.

Le sujet existe du fait de l’écoute de l’autre. Le sujet est intersubjectif, n’existe que par l’intermédiaire d’un autre. Et cet autre entend avec sa propre sensibilité, forcément différente. Le sujet est dans un entre-deux invisible mais audible. Le sujet, en outre, est divisé entre sa partie consciente et sa partie inconsciente, entre ses désirs et ses interdits, entre ses contradictions, etc.

L’individu, lui, peut être photographié, figé, mais aussi contrôlé : c’est pourquoi le management du marché total ne veut avoir affaire qu’à l’individu. L’individu, c’est le plus petit élément individualisable de la population. On peut le classer en catégories. Et au sein d’une catégorie, comme par exemple celle de l’hyperactivité, ces individus sont considérés comme interchangeables et on peut ainsi en faire des objets de gestion. C’est sur cette logique que la classification américaine des troubles mentaux a connu un grand succès : on a isolé des comportements d’individu. Au lieu de les considérer comme des symptômes révélateurs de maladies ou de souffrances sous-jacentes, on les a considérés comme des troubles en tant que tels ; ainsi, il est devenu possible pour les assurances de gérer de grands nombres d’individus et pour les laboratoires d’inventer des maladies correspondant à un médicament. C’est tout bénéfice pour l’économie. Mais ainsi, on réduit l’être humain à sa seule dimension biologique. Et on se contente alors de ne traiter que le symptôme appelé trouble, c’est-à-dire la surface visible et bruyante. Ceux qui ont en charge l’ordre public ont vu leur intérêt dans cette médicalisation individualisante de l’existence. Mais le soignant qui s’adresse au sujet et non à l’individu doit se garder de toute relation de pouvoir avec lui. Le soin ne vise pas exclusivement l’adaptation et encore moins la normalisation, mais l’accès à une réalisation de soi-même, à un dégagement des impasses suite aux conflits psychiques ou aux difficultés relationnelles et sociales. Cela n’exclut pas l’apport des neurosciences, mais s’y associe.


Quelques rappels historiques pour mieux situer le problème : au XIXe siècle, la théorie centrale de la psychiatrie était la dégénérescence. On pensait que les maladies mentales étaient dues à une dégénérescence physique entraînant des dysfonctionnements des comportements. Au XXe siècle, avec Freud, apparaît la notion de sujet de l’inconscient, ce qui révolutionne la psychiatrie : elle intègre alors la biologie, la psychologie de l’inconscient et la dimension sociale. Puis, dans la deuxième moitié du XXe siècle, apparaît cette psychiatrie de l’individu, véritable psychiatrie managériale, sous l’influence conjointe des laboratoires, avec la découverte de médicaments, et des assurances, avec les besoins de prise en charge économique des soins. Mais il n’y a pas eu que les forces de l’économie pour soutenir cette psychiatrie gestionnaire. Isoler un individu, cela peut être une façon de faire porter à cet individu la difficulté de tout un groupe. Le symptôme d’un individu, par exemple une tentative de suicide ou une hyperactivité, peut être la résultante d’une difficulté d’un groupe, d’une famille, ou d’une entreprise. Mais l’intérêt de ladite entreprise peut être de rabattre la totalité de la cause du symptôme sur l’individu, qui devient alors une sorte de bouc émissaire qu’on appellera souvent le « maillon faible ». Aujourd’hui, avec le management du marché total étendu à toute la population par le biais du politique, de plus en plus, chaque personne est considérée comme un individu seul responsable de ce qui lui arrive. La politique n’y serait pour rien. Dans les régimes totalitaires du XXe siècle, l’individu n’était rien, le peuple était tout (Klemperer). Aujourd’hui, on pourrait dire « l’individu est tout, l’entreprise n’y est pour rien ». Déplaçable à merci, burn-outé, c’est-à-dire épuisé, cuit, l’individu doit se gérer lui-même. Il y a des coachs pour cela. Et pour l’entreprise et pour l’Etat, qui est géré comme une entreprise, si quelques individus se suicident, cela fait partie des risques psycho-sociaux. Ce ne serait que le pendant normal de l’activité, à traiter comme une question technique. Il est donc prévu de demander à tout un chacun de devenir un signalant de ses collègues auprès de sa hiérarchie, à partir d’indicateurs fournis par les gestionnaires. Nous voyons là, pour ce qui nous concerne, nous, les professionnels du soin et du social, que la question des soins ne se résume pas à une affaire strictement individuelle.

Comment en sommes-nous arrivés là ?


Cela a commencé aux États-Unis où on se méfie des ingérences de l’État. Cela se voulait un mouvement de libération, celui de la libre entreprise, et pour cela il a été proposé de déréguler, c’est-à-dire de supprimer petit à petit les règles qui organisaient les États, car elles étaient considérées comme des handicaps au développement. Il y a eu une période triomphale de développement économique. Mais cette liberté s’est avérée peu à peu prédatrice. Le marché en est le régulateur central et l’objectif des entreprises c’est l’argent. L’argent a remplacé les transcendances traditionnelles : avec un double mouvement, profit maximum d’un côté, économie maximale de l’autre.

Parallèlement, la réduction des règles collectives est compensée par la multiplication des normes qui s’appliquent à l’individu : celui-ci, alors, doit se référer moins à des interdits qu’à une aptitude à accepter des normes d’entreprise qui n’ont pas la valeur d’une loi structurante. Ainsi se développe une normalisation sous peine d’exclusion sociale. Cela a en soi un effet déstructurant de ce qui fait notre humanité en déplaçant le registre de la responsabilité du côté du narcissisme. Nous nous sentons moins coupables, mais plus déprimés, sauf à résister à ces normes. Et d’autant plus déprimés que la compétition prime sur la solidarité.


La logique prédatrice de la libre concurrence, de chacun contre tous, met à mal la sociabilité et engendre une violence qu’il faut maintenant contrer par une politique sécuritaire. Des psychiatres associés aux préfets vont être promus experts en dangerosité humaine à gérer préventivement. On peut s’interroger sur la multiplication actuelle des fichiers de toutes sortes et la participation des soignants à cela. Doivent-ils devenir des agents du renseignement pour contribuer ainsi à la sécurité ? En cas de danger imminent ou manifeste, évidemment, mais au-delà ? Quelle limite faut-il à la médicalisation des individus de la population et pour quelle biopolitique ? Des normes dites scientifiques sont promues comme nouvelles règles de vie, en principe pour notre protection. Certaines sont un progrès incontestable : par exemple, les lieux publics sont nettement moins enfumés. Mais d’autres interrogent : lorsque les menaces, par exemple de la grippe, du fou, de l’étranger, sont artificiellement exagérées. Il faut alors se demander à qui cela profite. La politique de la peur permet d’accroître l’autorité de celui qui se présente comme un protecteur. Elle permet aussi à quelques-uns de capter des ressources, financières ou autres.


Une partie de ce que nous vivons aujourd’hui vient de plus loin : ainsi nous ne prêtons plus attention à l’expression « Ressources humaines ». Et pourtant, comme le fait remarquer Alain Supiot, ce n’est que la banalisation de ce que les nazis appelaient le « matériel humain ». Staline, lui, parlait de « capital humain » et pratiquait la politique des fichiers et du chiffre pour ses massacres. Et encore aujourd’hui, les humains sont considérés comme un matériau. Ces « ressources humaines » doivent être dotées de « flexibilité », être « mobiles », c’est-à-dire sans lien durable, et aussi « jetables ». Et parmi la grande catégorie des « risques psycho-sociaux », voilà qu’on gère ceux qu’on appelle les « perturbateurs », les « dangereux », les « incasables » ou encore les « inadéquats ».

Mais pourquoi ce seraient les hommes qui seraient inadéquats et non pas cette gestion avec des grilles et des chiffres ?


L’outil principal de cette biopolitique est le management au service du marché total. Et la caractéristique centrale de ce management est la simplification, la réduction de l’humain, la réduction de la pensée, la réduction du langage... c’est une décomplexification assumée de la réalité à la seule dimension de ce qui est objectivable afin de transformer le sujet en objet interchangeable.


Voici un exemple concret : la transformation de l’hôpital en entreprise où les jeunes femmes qui ont choisi le métier d’infirmière se retrouvent techniciennes dans des usines à soin où il faut juste remplir des tâches ciblées, sans perdre de temps à parler avec les patients. Il convient juste de trouver dans quelle case les classer. En psychiatrie, l’individu patient est évalué en fonction d’une longue liste d’items où reviennent de façon stéréotypée les termes de « perturbation de... », d’« altération de... », de « stratégies inappropriées », d’ « incapacité à...»... Le sens de ces conduites, leur dimension paradoxalement adaptée à un contexte, à une histoire, à un environnement, sont occultés. En outre, aucune place n’est faite à une dimension relationnelle où le symptôme serait à entendre soit comme un discours qui s’adresse à l’autre, soit comme le compromis trouvé par le sujet face à un conflit psychique. Ainsi, le délire peut être une création pour éviter une plus grande folie. Mais, si le symptôme est pris pour un trouble, il est donc à éradiquer. Toute la grille incite le soignant à ne pas écouter ce qui serait singulier et le patient à se taire.

Que les infirmiers(ères) aient une réflexion diagnostique, pourquoi pas, mais de là à les obliger à en établir une qui réduit le patient à ses déficits ! Nous devons nous demander au service de quoi se met en place cette dévalorisation du métier infirmier.


Et des protocoles dictent leur conduite de façon automatisée. Les soignants ne seraient plus que des « producteurs de soin » sans créativité et censés être de plus en plus productifs (a contrario, cf. Christophe Dejours, Travailler n’est pas seulement produire).


Par le biais de l’évaluation individuelle, ces méthodes managériales organisent la concurrence de chacun contre tous. Elles recherchent la disparition du collectif qui pourrait résister à cette simplification. Elles remplacent la notion de métier par celle de missions et de tâches avec des objectifs ciblés. Pour pouvoir comparer ces tâches, elle les homogénéise et peu importe si elles perdent leur spécificité. Pour pouvoir les évaluer, elle les standardise, et peu importe si cette normalisation déconnecte de la complexité du réel.

Elles s’éloignent de la réalité et modèlent les esprits en créant une novlangue que chacun est invité à s’approprier : par exemple, la démarche dite « qualité » est, en fait, une démarche de standardisation (laquelle a son utilité dans le domaine de la sécurité) par rapport à des normes fixées par des experts. Ainsi le mot « qualité » se trouve occupé. C’est une véritable guerre des mots (Serge Portelli). Les mots font partie de l’arsenal de l’entreprise pour dominer ses propres troupes dans sa bataille pour l’argent.

Et certains mots de cette novlangue sont dans le langage courant depuis longtemps. C’est le cas du mot « stress » ». Roland Gori a montré que le mot « stress » nous induit à nous concentrer sur le présent en éliminant la dimension historique. Le stress, c’est aussi ce qui permet de ne plus parler d’angoisse ni de culpabilité. Ce mot permet d’éviter de parler de la relation avec l’autre, de parler de la culpabilité à vouloir éliminer l’autre ou le surpasser. « Le stress, c’est le plus petit dénominateur commun multiple pour parler de l’environnement dans une société qui ne veut plus entendre parler de l’autre », écrit Roland Gori.

Parfois, la substitution d’un mot par un autre à portée accusatrice est justifiée par la technique informatique et son langage binaire : ainsi, si le médecin ne transmet pas un diagnostic dans le logiciel, faute de garantie sur la confidentialité, ce refus n’est pas appelé « non renseigné » mais « erreur ».

D’autres mots de la novlangue prennent leur source dans le judiciaire. Par exemple, si un malade rechute, on dit de plus en plus souvent qu’il « récidive ». Là, c’est la logique sécuritaire qui envahit le champ sanitaire.

Et presque tout le vocabulaire de la psychiatrie managériale tend à nier la clinique avec une novlangue réductionniste fondée sur ce mot occupé « trouble » : tous les dys-quelque chose réduisent l’humain à des fonctionnements, le mot hyperactivité réduit une clinique complexe et très diverse à de l’agitation de nature biologique, là encore en excluant le relationnel et le psychique. En outre, cette novlangue médicalise nos comportements à outrance : le nombre de soit-disant troubles augmente à chaque mise à jour de la classification pour établir toujours plus de normes sur les conduites humaines.


Ces normes sont comme une nouvelle bible : initialement, tout se passe comme si des normes supposées scientifiques étaient promues en remplacement des références religieuses. Et de plus en plus, leur caractère scientiste devient manifeste au fur et à mesure que ces normes sont modifiées en fonction des lobbies qui cherchent, soit à y introduire tel « trouble » pour obtenir le financement de soins (le stress post-traumatique pour les vétérans du Vietnam), ou pour promouvoir tel médicament (la Ritaline), soit à retirer tel autre « trouble » discriminant (l’homosexualité, la transsexualité). Cette multiplication des normes réduit la tolérance de notre société vis-à-vis des différents modes de vie. L’idée de faire rentrer l’hyper et l’hypo-sexualité dans le DSM V (prochaine version de la classification américaine des troubles mentaux) illustre à quel point ces normes tendent à maîtriser jusqu’au plus intime des individus. La traque des déviances, en fonction des découvertes biologiques qui permettent d’agir sur les comportements, prend un aspect glaçant. Même dans l’humanitaire, on utilise ces méthodes. Les modalités de l’état dit « de stress post-traumatique » sont affirmées au mépris des cultures des populations sinistrées et de leurs modalités de réactions spécifiques. C’est une colonisation des esprits (Arthur Kleinman, anthropologue médical, Harvard). Pierre Legendre, dans son ouvrage Dominium Mundi (Mille et une nuits, 2007), montre comment le monde occidental, à la suite de l’empire romain et sa logique martiale, par le biais de « l’Empire du management », met en œuvre une nouvelle forme de conquête qui se fait au détriment de l’humain.


Le soignant doit-il devenir un expert en normes des déficits comportementaux, être celui qui sait à la place de l’autre ce qu’il faut rétablir ? Il serait le détenteur d’un langage technique qui imposerait à l’autre une correction des déviances coûteuses pour la société, au mépris de la subjectivité et de l’histoire singulière et même de la culture de la personne qu’il serait censé traiter ? Il ne serait là que pour maîtriser « le malade » et le programmer à de la performance ? Déjà, on a mis au point des logiciels pour « détecter » chez les enfants les futurs délinquants... ainsi le « Dominique interactif », questionnaire rempli par l’enfant qui doit répondre par oui ou par non sur la question de savoir s’il a des conduites aussi folles que celles de Dominique. Sur l’enfant est ainsi porté un regard de crainte plutôt que d’espoir et une médicalisation standardisée de ses difficultés. Cette approche ne prend pas en compte l’importance de l’illusion anticipatrice, de la nécessité de croire dans les potentialités de l’enfant, pour le porter vers son développement. Et elle oublie aussi que son développement symbolique et imaginaire va dépendre des rencontres qu’il va avoir dans sa vie.

Cette prétendue démarche de détection préventive s’appuie sur une conception, non pas soignante, mais de gestionnaires d’individus biologiques, postés derrière leurs questionnaires, leurs tableaux de bord et leurs écrans de contrôle.


Alors, face à ce rationalisme médico-économique où la gestion se développe au détriment de la clinique, comment réagir ?


Il y a des réactions qu’il vaut mieux éviter :

Mais, face à ce qui est contraire à l’éthique, comme le dit Stéphane Hessel, « gardons notre capacité d’indignation ».


Et il existe des issues recommandables à partir de la question de base : au service de qui sommes-nous ? Au service d’une gestion des individus ou au service du sujet ?


D’abord, repérons que l’individu-chose est condamné à plus que de la contrainte, il est condamné au consentement obligé tandis que le sujet, lui, n’existe que s’il se donne le droit au refus. Et le sujet, ainsi, s’autorise à penser par lui-même.


Il est à la portée de tous de s’amuser à traduire la Novlangue en cours. Par exemple traduire le mot « trouble » par « problème » ou « symptômes » ou « difficulté ». Et de refuser les simplifications du langage pour restaurer la clinique nécessairement complexe. Par exemple, ne pas considérer l’« hyperactivité » comme une conclusion avec un médicament à la clé, mais comme une introduction à une recherche du sens de cette agitation. Et de résister à l’occupation des mots. Par exemple, le mot « diagnostic » est occupé par la classification internationale : il nous faut donc distinguer le diagnostic managérial, qu’on peut appeler « diagnostic critérisé », différent du « diagnostic clinique », nécessaire pour les soins du sujet (François Ladame).

Nous ne devons pas renoncer sur les mots car ils façonnent notre pensée. Victor Klemperer, l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich, constate que les mots de la novlangue « deviennent comme de minuscules doses d’arsenic qu’on avale sans y prendre garde, et l’effet toxique n’apparaît que progressivement ».


Il convient aussi de réhabiliter la notion de métier et la confrontation des idées. Pour cela, il faut organiser des réunions de métier, comme le suggère Yves Clot : c’est ce qu’on appelle l’analyse de la pratique entre pairs, avec parfois la participation d’un tiers. «C’est le métier qui parle » dit-on traditionnellement à propos de ces partages d’expérience, sources de motivation et de formation au long cours. Les rencontres entre professionnels sont les contre-points nécessaires aux techniques d’isolement des individus.


Roland Gori préconise de « redonner à l’autre la place qui est la sienne dans notre possibilité de penser »... et, dit-il, « Accepter l’autre, c’est accepter l’autre qui est en moi, ma singularité et refuser de me laisser conformer par des normes : c’est l’inservitude volontaire. »


Enfin, il convient de promouvoir d’autres méthodes de management. Celle du marché total, outre le fait qu’on peut douter de son efficacité dans le soin, présente une faiblesse de taille : elle est fondée sur l’apparence. Une gestion fondée sur l’apparence est fragile. On se souvient de l’adage des pays communistes : « Ils font semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler ». La perversion actuelle pourrait se formuler ainsi : « Ils font semblant de gérer, ils produisent des normes ; nous faisons semblant de soigner, nous mettons les gens aux normes. »

Mais, plus fondamentalement, cette méthode, fondée sur une sorte de monomanie de la performance économique, dévalorise un aspect essentiel de la réalité : celui de la vulnérabilité du vivant. Si cette forme de rationalité a tant besoin d’enfermer l’autre, de l’exclure, c’est qu’elle s’enferme elle-même dans une camisole idéologique utilitariste. Sur ce point, pour nous faire comprendre, rappelons le propos de Gilbert Keith Chesterton : « Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison, le fou est un homme qui a tout perdu sauf la raison. Le fou que nous connaissons par expérience est en général un raisonneur et souvent un raisonneur éloquent. Il est enfermé dans la maison claire et lumineuse d’une seule idée. Son esprit est aiguisé jusqu’à un point douloureux. (...)

Si vous ou moi avions affaire à un esprit en passe de se détraquer, il faudrait nous soucier non pas tant de lui fournir des arguments que de lui donner de l’air, de le convaincre qu’il existe quelque chose de plus pur et de plus rafraîchissant que l’asphyxie d’un seul argument. »

Les soignants sont bien placés pour savoir que la vulnérabilité inhérente à la condition humaine, si elle est antinomique de la performance opératoire, introduit par contre à ce qui peut rendre la vie conviviale. La fragilité ouvre sur des sensibilités où souffrances et plaisirs donnent un sens au vivre ensemble et à la créativité. Pourrait-on soigner vraiment sans reconnaître et mettre en jeu ses propres fragilités ?


Donc pour sortir de la monomanie du seul résultat visible, de cette gestion de l’individu par l’influence, la séduction, l’emprise, la persuasion/dissuasion, la récompense/punition (et notamment ces primes à la quantité, véritables corruptions commerciales qui font perdre tout crédit à la parole), comme le propose Jürgen Habermas, on peut opposer la gestion par l’entente de sujet à sujet, où la recherche de la conviction est fondée sur un souci de vérité et où l’action prend sens pour le sujet en fonction du but poursuivi.


Si l’évaluations’impose réellement dans le soin, elle doit être à la fois collective, subjective et quantitative.


Le management du marché total tend à automatiser le travail. Mais, dans le soin, il convient aussi de reconnaître les qualités humaines que sont la capacité à prendre en compte l’approximation et donc à s’ajuster, à supporter l’imprévisible, à se motiver par la créativité, par la recherche, la réflexion, la confrontation des idées. Il convient donc de restaurer la dynamique d’équipe avec des acteurs différenciés, multi et trans-disciplinaires.


Face à la gestion par la peur et les tendances à l’automatisation et à la standardisation de l’humain, il existe une attitude soignante, celle d’une pensée vivifiée par la sensibilité aux souffrances et aux plaisirs de la relation à l’autre. Cela suppose d’écouter l’autre, non dans le but de chercher à le convaincre et à le maîtriser, mais pour qu’il soit entendu. Être entendu est la première condition pour pouvoir s’approprier sa propre existence. Et, du côté des soignants, cela suppose de renoncer, vis-à-vis du patient, aux fantasmes mortifères de toute-puissance, de risque zéro et du pouvoir de maîtrise en général. Cela exige le courage d’être à contre-courant d’une société qui n’a plus le temps pour entendre les paroles de ce qui ne peut être maîtrisé dans la vie psychique. Mais c’est l’essence même du véritable soin psychique que d’écouter, au-delà du sens commun, les énigmes de notre condition.


Terminons avec quelques anticipations :


D’abord, pour rire jaune, une fin de consultation chez le pédopsychiatre :

– Madame, l’administration a besoin d’un diagnostic pour votre enfant. Qu’est-ce qui vous conviendrait ?

– Plutôt quelque chose d’assez classe, voyez-vous, qui ne gâche pas son avenir.

– Nous avons le TOC, qui plaît beaucoup.

– Oh non, cela ne fait pas bonne qualité.

– Ou alors le TED, qui est très tendance.

– Le gamin de ma voisine a ça, c’est trop de soucis.

– Peut-être le TAG, trouble anxieux généralisé ?

– Merci bien, ma maison est déjà décorée ! Vous n’auriez pas quelque chose qui sort de l’ordinaire et qui est agréable à porter ?

– On a TIP-TOP qui est encore peu utilisé.

– Oui, ça veut dire quoi ?

– TIP, très importante personne...

– Très bien !

– ... TOP, trouble d’opposition avec provocation.

– !!! ... et pourquoi pas TIP tout court ?

– S’il se croit important, il va mépriser les autres, provoquer et passer pour un sale type.

– Décidément, vous n’avez rien de convenable ! Et dans les dys ?

– Dyslexique, dyspraxique, dystordu...

– C’est tout ?

– Dystingué, mais ça fait pas très malade.

-– Vous trouvez ? Par les temps qui courent, c’est pas dans les normes. C’est celui-là que j’achète.


Et puis ce texte extrait de La Zone du Dehors, d’Alain Damasio, Éd. Cylibris, 1999, p. 17-18 et Gallimard, La Volte, Folio, 2007. Ce serait en l’année 2084.


« Que Je ne soit pas un autre. Que jamais il ne le devienne. Voilà la stratégie de fond d’un gouvernement moderne.

L’assignation à personnalité. chacun sait qu’elle commence au sortir du ventre de notre mère. avec l’acte de naissance. qu’elle découle du prénom et du nom. qu’elle s’inscrit dans le dossier psychologique. signe le livret scolaire. s’étire sur le parcours professionnel répertorié par ce Clastre qui nous hiérarchise tous et qui nous attribue place. case. et rang. et s’exhibe au bout sur la Carte. qui a fini par ramasser sur une simple puce l’ancienne et presque rassurante dispersion des pièces d’identité. du permis de conduire. du carnet de santé. des cartes de séjour. de travail. d’allocation. de crédit. et jusqu’au dossier professionnel. jusqu’au dossier judiciaire. Epingler chacun à sa personnalité. À sa biographie archivée. À son identité claire et classée. Que l’on prend soin de prélever tout au long de notre vie. Sans violence mais sans fléchir. Voilà qui permet de fixer les têtes, n’est-ce pas. de les arrimer à elles-mêmes comme on visse le fou à sa folie – une folie savante de bulletin psychiatrique avec ses notes et ses normes. ses seuils minima et maxima. ses moyennes et ses écarts à la moyenne... tout ce qu’un appareil rodé de savoir peut produire pour ordonner le désordre. Confisquer le rapport à soi dans l’épaisseur d’un dossier jamais clos. Vous dire qui vous avez été. comment vous êtes. et qui vous devrez être. Non pas mutiler. non pas opprimer ou réprimer l’individu comme on le crie si naïvement : le fabriquer. Le produire de toutes pièces. et pièce à pièce. Même pas ex nihilo : à partir de vous-mêmes. de vos goûts. désirs et plaisirs ! Copie qu’on forme tout simplement.

Se libérer, ne croyez surtout pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes... Autres formes : métamorphoses. Déchirez la gangue qui scande « vous êtes ceci », « vous êtes cela », « vous êtes... ». Ne soyez rien : devenez sans cesse. L’intériorité est un piège. L’individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous-mêmes votre dehors, le dehors de toute chose. »


Belle illustration d’une manifestation de la pulsion de mort de Freud, que cette gestion-là de l’humain. Epingler l’autre comme un papillon. Mais vivre, comme c’est si bien dit, c’est sortir de la répétition et se transformer.


Jean-Louis Tourvieille
27 juin 2010 – Mise à jour septembre 2011

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : samedi 01 mars 2014 – 22:10:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés