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Adolescence et scolarisation

 

 
Un texte de Daniel Calin
 

Si l’adolescence est bien généralement définie comme une période inter­médiaire entre l’enfance et l’âge adulte, elle est cependant loin de constituer une période homogène. J’ai pour ma part pris le parti d’y distinguer deux périodes contrastées, ce que j’appelle la petite adolescence, ou adolescence crisique, qui court en moyenne, très grossièrement, de 12 à 15 ans, et la grande adolescence, ou adolescence maturante, qui court de 15 à 18 ans. Bien sûr, dans la diversité des destinées individuelles, tant biologiques que psychiques ou sociales, les réalités sont beaucoup plus variables, mais il me semble que cette proposition schématique donne un cadre acceptable pour commencer à se repérer dans les réalités mouvantes de l’adolescence.

Du point de vue de la scolarisation, ces deux périodes recouvrent grosso modo la distinction institutionnelle, désormais forte(1), entre collèges et lycées. On peut aisément remarquer que les difficultés de scolarisation ne sont pas de même ampleur, ni peut-être de même ordre, au cours de ces deux périodes. Le collège est clairement au cœur des tourmentes de l’adolescence crisique, et les difficultés de scolarisation y prennent une fréquence et une ampleur qu’on ne retrouve pas dans l’univers des lycées, pas même, en général, dans les lycées professionnels. Certes, après le collège, on sort du cadre de l’obligation scolaire et les jeunes les plus problématiques ne sont tout simplement plus scolarisés. Mais, même pour ceux qui le sont encore, les difficultés persistantes d’une frange de lycéens fragiles sont déjà plus des problèmes existentiels généraux, souvent destinés à durer, que des problèmes de scolarisation stricto sensu. On est déjà là proche des pathologies adultes, qui se cristallisent souvent durant cette période, tout comme, d’ailleurs, les personnalités adultes « ordinaires ».

Cet article se centrera donc sur les rapports difficiles des petits adolescents avec l’enseignement en collège. Durant cette période, la question ne devrait pas tant être de savoir quelles sont les sources des difficultés de scolarisation, mais plutôt de comprendre par quel miracle certains jeunes adolescents parviennent à éviter tout « fléchissement » scolaire.

Chez les jeunes « normalement structurés », l’adolescence commence le plus souvent par diverses manifestations défensives, que l’on peut interpréter globalement comme des tentatives pour s’accrocher à son enfance, contre les déstabilisations induites par la montée des pressions hormonales et le début des transformations corporelles. À l’extrême, c’est la signification évidente, souvent très consciente, de l’anorexie mentale, laquelle va généralement de pair avec le maintien ou le développement d’un fort investissement scolaire, en dépit des problèmes médicaux induits par l’anorexie. Plus banalement, comme Anna Freud l’avait décrit(2), nombre de petits adolescents « bien structurés » connaissent un pic de l’investissement et de la réussite scolaires, du fait du mécanisme défensif anti-sexuel qu’Anna Freud nomme intellec­tualisme. Lorsque le milieu familial présente des exigences particulièrement massives par rapport à la scolarisation, et à condition que ces exigences soient adossées à un bon étayage, ce mécanisme défensif peut perdurer plusieurs années, retardant d’autant le déclenchement de la crise pubertaire(3). Il arrive même que le mécanisme perdure plus ou moins la vie durant, donnant la catégorie classique des intellectuels de type « rats de bibliothèque », ou de laboratoire, souvent brillants, mais mal libidinalisés et humainement inachevés. Une autre forme banale de défense, psycho-relationnelle, est le réinvestissement massif de la relation au parent du même sexe, quasi systématique lorsque cette relation a été suffisamment bonne dans la petite enfance, mécanisme le plus souvent favorable également à la scolarisation.

Cette phase, plus pré-pubertaire que pubertaire, ne dure généralement pas plus de quelques mois, une ou deux années tout au plus. La phase suivante constitue le cœur de ce que j’appelle l’adolescence crisique. Le caractère inéluctable de cette crise tient au fait que la personnalité qui s’est normalement construite et renforcée tout au long de la seconde enfance ne peut pas évoluer « en douceur » vers une personnalité adulte normale. La personnalité normale de la seconde enfance est une personnalité généra­lement forte, structurée, bien adaptée et surtout « pacifiée » : la plupart d’entre nous ne retrouvons jamais le degré de sérénité que nous avions connu durant cette période de notre vie. Même les enfants sur qui pèsent des histoires difficiles connaissent alors une phase de répit, au moins relativement aux tourments des autres phases de leur vie. Les enfants de dix ans sont pour la plupart des personnages posés, de petits adultes « raisonnables », au commerce fort agréable. C’est aussi l’âge d’or de la scolarisation et, plus largement, de la socialisation. Mais, comme Freud l’avait bien pressenti à travers la notion de période de latence, la personnalité normale de la seconde enfance se caractérise aussi par une mise entre parenthèses, Freud aurait dit un refoulement, de la pulsion sexuelle. Plus : l’identité sexuée elle-même n’y est intégrée que sur un mode très particulier, à travers une identification massive, très conformiste, au groupe de pairs du même sexe. Garçons comme filles ne vivent pas, à juste titre au fond, leur corps immature comme suffisant pour asseoir leur identité sexuée. À ce fondement corporel normal de l’identité sexuée, ils substituent une identité, en principe provisoire, à base groupale. À dix ans, on est un garçon parce qu’on appartient à un groupe de copains garçons, qu’on joue à des jeux de garçons, qu’on pense et parle comme un garçon, etc.(4). Comme l’a bien montré Erikson(5), à l’encontre d’une tradition freudienne qui surestime l’importance de la phase œdipienne, l’identité sexuée ne se construit qu’au fil de l’adoles­cence. Et cette construction, clairement incompatible avec l’identité pseudo-sexuée de la seconde enfance, passe bien d’abord par une déconstruction de traits essentiels de la personnalité de la seconde enfance. C’est cette décons­truction de soi qui est au cœur de la phase crisique de l’adolescence. Il faut concevoir la crise adolescence comme un processus de deuil, deuil des objets et liens œdipiens, certes, conformément à la vulgate psychanalytique, mais aussi et surtout deuil de ce « Moi tranquille » de la grande enfance, et deuil du corps paisible de l’enfance, à croissance longtemps alentie, imperceptible, et surtout peu sexualisé.

Comme tout processus de deuil(6), cette phase présente toutes les carac­téristiques, externes et internes, de ce que Freud, en suivant la nosographie psychiatrique de son temps, appelait la mélancolie(7), et que nous nommerions plutôt aujourd’hui dépression, et plus précisément dépression réactionnelle. Comme tous les déprimés, les jeunes adolescents traversent une phase crisique, souvent très bien décrite par les psychologues ou psychanalystes spécialisés(8). Cette période est marquée par une propension plus ou moins envahissante au repli sur soi, avec ruminations mentales confuses mais itératives, par une crise narcissique intense, un effondrement de l’estime de soi, par un sentiment de perpétuel abattement, de fatigue extrême(9), toutes choses évidemment incompatibles avec un bon investissement de quelque activité que ce soit, surtout pas d’une activité aussi exigeante intellec­tuellement et relationnellement que l’activité scolaire. On sait que les troubles dépressifs sont une des principales causes d’absentéisme dans le monde du travail, et l’on y admet, bon gré mal gré, que ces troubles puissent justifier des arrêts de travail prolongés. Il faudrait considérer tous les petits adolescents en phase crisique comme des dépres­sifs, « normalement » dépressifs, certes, mais authentiquement et profondé­ment dépressifs. On sait aussi qu’il y a une tem­poralité du deuil et de toute dépression réactionnelle, d’une surprenante et contraignante régularité, de l’ordre de dix-huit mois. En termes scolaires, cela équivaut à près de deux années scolaires, c’est-à-dire à presque la moitié des quatre années « norma­lement » imparties à la scolarisation en collège. Rien, à l’évidence, dans l’organisation de la scolarisation en collège, ne tient compte de cette réalité psychique, pourtant inévitable et largement reconnue, par ailleurs, du public de ces établissements. Des adultes qui seraient dans l’état psychique où se trouvent ces jeunes gens en crise profonde seraient pour la plupart en congé maladie. Ce droit à congé maladie n’existe pas pour eux, sauf à se traduire très vite par une marginalisation scolaire difficilement réversible. On évoque souvent les problèmes d’absentéisme et de déscolarisa­tion d’une frange de collégiens. Ce qui me semble étonnant à moi est que ces problèmes ne soient pas plus généraux. Cela donne certainement une bonne mesure de l’énorme pression familiale et sociale que subissent les collégiens qui parviennent à s’accrocher tant bien que mal à la scolarisation. Je soupçonne qu’il y a à cela un coût humain, important à long terme. Même si, au collège comme dans le monde du travail, le fait de s’accrocher à un engagement social dans un moment difficile de la vie peut aussi être une aide pour ne pas sombrer plus au fond. Encore faudrait-il ne pas trop charger la barque !

Il faut ajouter à cela deux remarques qui sont en elles-mêmes plus institutionnelles que psychologiques, mais qui me semblent lourdes de consé­quences sur « l’état d’esprit » des collégiens et qui aggravent les problèmes que je viens d’analyser.

La première remarque porte sur une caractéristique à la fois évidente et souvent ignorée des classes des collèges : ce sont les écarts biologiques et par conséquent psychologiques considérables entre des jeunes qui se côtoient dans les mêmes classes et y passent ensemble le plus clair de leur temps. À moi qui suis plus accoutumé aux classes primaires qu’aux classes de collège, les classes de collégiens apparaissent toujours comme « physiquement chao­tiques », hété­roclites, disparates. Ces différences résultent de la conjonction entre l’écart moyen de l’accès à la maturité gonadique entre garçons et filles(10) et des écarts individuels considérables entre jeunes de même sexe(11). La vie groupale est ainsi rendue très difficile : garçons et filles se supportent généralement très mal, et les individus les plus éloignés de la moyenne sont isolés, voire brutalement rejetés. Comme le groupe-classe est jusqu’à nouvel ordre le cadre institutionnel essentiel de la scolarisation, cela ne peut que mettre à mal les ressorts mêmes de la scolarisation. Au lieu d’être l’appui principal des processus d’apprentissage, le groupe-classe devient une source perpétuelle de malaises, de souffrances et de conflits. Si l’on peut contester la place centrale accordée à des groupes-classes homogènes en âge à tous les niveaux de notre système éducatif(12), au collège, ce principe est clairement, massivement, ina­dapté. Si nombre d’enseignants des collèges s’épuisent à « tenir leur classe », ce n’est pas tellement parce qu’ils sont mal formés ou incompétents, c’est parce que ces classes ne sont, structurellement, « pas tenables ».

La seconde remarque porte sur la nature même de l’enseignement en collège. Même si ses modalités institutionnelles sont en rupture avec l’école primaire, pour ce qui est des contenus, il s’inscrit dans la continuité des ensei­gnements primaires : il reste centré sur les apprentissages fonda­men­taux, ins­trumentaux en particulier. La place des enseignements critiques ou réflexifs y reste pour le moins restreinte, aussi bien dans les programmes que dans les pratiques, même si bien sûr les choix pédagogiques des enseignants peuvent infléchir ces tendances générales, de façon parfois très forte – dans les deux sens d’ailleurs. Ces enseignements ne prennent un peu de consis­tance en général que plus tard, dans les lycées, essentiellement qui plus est dans les lycées d’enseignement général(13).

Cela me semble ne pas prendre en compte les besoins psycho-intellectuels des collégiens d’aujourd’hui. Il n’y a certes pas de lien sensible entre la maturation intellectuelle et la puberté. Dans les classes de collège, les élèves biologiquement « attardés » ne sont pas dépassés scolairement. Bien au contraire : les tourments pubertaires troublent souvent la scolarité, et les « bébés de la classe », encore protégés par leur enfance, s’en sortent fréquem­ment mieux que les élèves plus « matures ». Par contre, indépen­damment de toute question de « niveau intellectuel », la puberté a systématiquement des conséquences sur ce que je propose de nommer les postures intellectuelles. Tout se passe comme si les processus pubertaires induisaient mécanique­ment une posture critique, de façon très précoce, avant même la maturité gonadique. Les adolescents pubescents, même quand ils n’ont aucun tempé­rament rebelle, même quand ils sont intellectuellement démunis, tendent à prendre des attitu­des critiques, aussi bien par rapport à l’autorité de tout adulte que par rapport à l’ordre du monde, tout comme par rapport à leurs pairs. La rupture est très nette avec le conformisme groupal systématique de l’enfance, comme avec sa reconnaissance tranquille de l’autorité des adultes, et son adhésivité à toutes les « réalités » en place. Notre système scolaire, qui vise au bout du compte, en principe (?), à former les citoyens critiques indispensables à la vitalité démocratique de notre pays, devrait à l’évidence utiliser ces postures critiques spontanées pour asseoir une éducation à une authentique pensée critique(14).

Ce décalage entre l’âge moyen d’accès à des postures critiques et la place faite à une culture critique dans la scolarisation s’explique par un autre aspect, bio-social, de la puberté, qui est ce que les spécialistes nomment l’avance séculaire de l’âge de la puberté. On sait que, dans nos pays, à la fin du dix-neuvième siècle, l’âge moyen des premières règles chez les filles était de 17 ans, alors qu’il est aujourd’hui de 12 ans ½. Pour les garçons, il faut ajouter à ces âges les 18 mois de décalage moyen des garçons par rapport aux filles, qui n’ont probablement pas changé. Du point de vue de la scolarisation, cela situait autrefois la maturité gonadique entre Première et Terminale, donc là où, aujourd’hui encore, on passe à un enseignement qui fait une forte place à des activités de type critique : dissertations, expérimentations, vrais “problèmes”, et, pour couronner le tout, enseignement philosophique. La difficulté tient ici au fait que la structuration programmatique de base de notre système éducatif est très ancienne(15), et n’a pas du tout tenu compte du profond changement biologique du public scolaire induit par cette réduction rapide et considérable de l’âge moyen de la puberté au cours du siècle passé.

On aura compris que je suis extrêmement réticent à toute médicalisation ou pathologisation des difficultés de scolarisation en collège, tout comme d’ailleurs à toute approche sociopolitique de ces mêmes difficultés. D’abord parce que les difficultés scolaires me semblent inéluctables à la puberté, induites avant tout par les caractéristiques anthropologiques des jeunes adoles­cents. Ensuite et surtout parce que, tant que notre système scolaire n’a pas conduit les adaptations indispensables à ces caractéristiques, il est très difficile de distinguer, chez tel ou tel élève, ce qui relève de problèmes liés à sa personne de ce qui relève de réactions compréhensibles, voire salutaires, aux aberrations de ce système. Même face à des adolescents « probléma­tiques » de façon exubérante, il serait bon de rester prudent à l’extrême quant à l’esti­mation de l’enracinement de leurs difficultés apparentes dans leurs réalités personnelles(16).

Daniel Calin
Janvier 2007

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Notes

(1) Cette distinction ne remonte qu’aux années 1970, même si elle était pré-inscrite dans la décision de prolonger la scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans, et non jusqu’à 18 ans comme le prévoyait le plan Langevin-Wallon, décision prise elle en 1959.

(2) Anna Freud, Le moi et les mécanismes de défense, Col. Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., Paris, 1949 (1re édition française). Traduction : Anne Berman. Édition anglaise originale : 1946.

(3) Classiquement, pour diverses raisons, cette organisation, plus psychosociale que psychique, craque « malencontreusement » l’année du baccalauréat, avec des consé­quences désastreuses pour le devenir scolaire et professionnel, souvent difficilement récupérables.

(4) Les idéologues qui voient là seulement la marque d’un conditionnement culturel ne comprennent rien à l’organisation psychique de ces enfants, et n’ont probablement guère observés d’enfants réels...

(5) Erik H. Erikson, Adolescence et crise (La naissance de l’identité), Flammarion, Paris, 1972. Repris dans la col. Champs, n° 60. Édition américaine originale : 1968.

(6) Voir : Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, dans Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968. Repris dans la col. Folio-Essais, n° 3. Traduction sous la direction de Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, avec la participation de Jean-Pierre Briand, Jean-Pierre Grossein et Michel Tort.

(7) Laquelle, rappelons-le, est alors considérée comme une forme de psychose.

(8) Voir en particulier ce petit livre peu connu mais exemplaire : Annie Birraux, L’adolescent face à son corps, Col. Émergences, Éditions Universitaires, Paris, 1990.

(9) Chez ces jeunes en croissance rapide et en transformation corporelle profonde, les causes psychiques de ce sentiment sont renforcées par une fatigue physique réelle, qui confine souvent à un épuisement métabolique à suivre médicalement de près.

(10) Environ 18 mois.

(11) Pathologies mises à part, l’âge des premières règles peut aller de 10-11 ans à 16-17 ans, et celui des premières éjaculations de 12-13 ans à 17-18 ans.

(12) Voir, sur mon site personnel, Une logique de l’exclusion.

(13) Le positionnement de la philosophie dans notre système scolaire est certes emblématique de ce phénomène, mais la plupart des caractéristiques de l’enseignement en lycée y contribuent : place de la dissertation dans les productions écrites, place accordée à la démonstration en mathématiques, place de l’expérimentation en physique et en chimie, place de la formation aux cultures concernées dans l’enseignement des langues étrangères...

(14) Laquelle est bien entendu autre chose que la posture critique spontanée des petits adolescents, à fondement bien entendu plus émotionnel qu’intellectuel !

(15) Elle s’est mise en place au XVIe siècle.

(16) Sauf bien entendu dans les cas de psychoses ou de déficiences avérées.


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Écho

Ce texte a été repris intégralement dans l’ouvrage : Lucien Aubert, Marcus Enyouma, Nathalie Falcon, Pascal Soubeyrand, Nouveaux Cahiers de l’Infirmière, N° 6, Sciences humaines, Masson, Paris, 2007 (3e édition), pages 75 à 77.
 


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Dernière révision : mercredi 10 février 2016 – 13:50:00
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