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De la porte de l’école à la porte de l’écrit

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte a servi de base à une conférence donnée le 30 mai 2007, dans le cadre du XXIIe Congrès National de la FNAREN (Fédération Nationale des Associations de Rééducateurs de l’Education Nationale), La rééducation : une zone frontière ? une passerelle vers les apprentissages, à Reims, 30 mai au 2 juin 2007. Il a été initialement publié dans les Actes de ce congrès, en Mai 2008.
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Références bibliographiques  Voir quelques références bibliographiques sur le thème de cet article.

 

Résumé : Les prises en charge rééducatives sont d’abord tournées vers les enfants qui ne parviennent pas à endosser leurs habits d’élèves. Il s’agit de les aider à passer psychiquement la porte de l’école. Il est ensuite une autre porte lourde à pousser, sur laquelle butent nombre d’enfants pourtant déjà devenus élèves, la porte de l’écrit. Le passage de l’univers de l’oral à l’univers de l’écrit, loin de se réduire à un transcodage, constitue un saut anthropologique vertigineux. Ce passage difficile exige et induit à la fois une construction psychique solide, pour laquelle un accompagnement rééducatif peut s’avérer nécessaire.

 
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La porte de l’école

Circulaire n° 2002-113 du 30 avril 2002 :
[Les aides spécialisées à dominante rééducative] sont en particulier indiquées quand il faut faire évoluer les rapports de l’enfant à l’exigence scolaire, restaurer l’investissement scolaire ou aider à son instauration.
(...) les interventions à visée rééducative doivent favoriser un engagement actif de l’enfant dans les différentes situations, la construction ou la restauration de ses compétences d’élève. La (re)conquête du désir d’apprendre et de l’estime de soi, l’ajustement des conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles doivent permettre une meilleure efficience dans les activités proposées en classe et dans les apprentissages. C’est cette finalité qui ne doit pas être perdue de vue.
Circulaire n° 90-082 du 9 avril 1990 (abrogée par la circulaire ci-dessus) :
Ces interventions ont pour objectif, d’une part de favoriser l’ajustement progressif des conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles, l’efficience dans les différents apprentissages et activités proposés par l’école et d’autre part de restaurer chez l’enfant le désir d’apprendre et l’estime de soi.

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Dans l’une comme dans l’autre de ces circulaires, il s’agit d’amener l’enfant à un « ajustement » au cadre scolaire, au sens le plus général, « exigence scolaire », « compétences d’élèves », « apprentissages et activités proposés par l’école » n’étant pas du tout spécifiés. Et ce sont bien ces difficultés de l’ajustement premier au cadre scolaire que les rééducateurs ont pour mission ordinaire d’aplanir.

Resterait à préciser la nature de ce cadre scolaire, donc la nature de ces difficultés à franchir la porte de l’école rencontrées là par certains enfants. L’inspiration psychanalytique de la rééducation pousse à les situer du côté de la problématique de la séparation. Incontestablement, mal décollés de leur milieu familial, en particulier de leur mère, certains enfants sont dans cette problématique et peuvent tirer bénéfice d’une intervention rééducative. Il faut cependant pondérer sérieusement cette idée. Si elle résumait vraiment le tout de la rééducation scolaire, cela tendrait à impliquer que les rééducateurs ne prennent en charge que des enfants élevés exclusivement en milieu familial avant leur entrée à l’école(1). S’il est probable que ces enfants qui ne quittent le giron maternel qu’au moment d’entrer en maternelle soient sur-représentés parmi les enfants suivis en rééducation(2), il est peu vraisemblable qu’ils constituent le public exclusif des rééducateurs. En réalité, la plupart des enfants pris en charge en rééducation ont certainement été bon gré mal gré « mis à distance » de leur milieu familial dès les premiers mois de leur vie, bien avant leur entrée à l’école. C’est évident pour ceux qui viennent de crèche, et qui ne sont pas tous bien préparés pour autant à la scolarisation. Mais c’est aussi le cas pour ceux qui ont été « maternés » par une nourrice, qui est en général très loin de fonctionner comme substitut maternel, et c’est bien normal.

À ces idées toutes faites, il faudrait substituer une analyse plus réaliste des constituants fondamentaux de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler les « habits » d’élève(3). Au vu des pratiques ordinaires des écoles maternelles en France, j’ai tendance à penser que, pour s’adapter à l’école, l’enfant doit accepter essentiellement deux choses :

1/ N’être qu’un enfant parmi les autres, sans lien personnel avec l’adulte, ce qui met certes en jeu la problématique de la séparation, tout en allant bien au-delà d’elle.

2/ Avoir des activités hétéronomes, sous la conduite de l’adulte, ce qui prend plutôt à contre sens la problématique de la séparation.

C’est l’adaptation à cette forme particulière de vie en commun qu’on nomme « socialisation » dans les programmes de l’école maternelle, une étrange socialisation à forts relents militaristes (ou industrialistes ?). Franchir la porte de l’école suppose d’accepter de se fondre dans ces grands groupes d’enfants dont les activités sont pour l’essentiel organisées par le maître ou la maîtresse. On comprend que même les enfants élevés en crèche soient peu préparés à cela, la part des activités autonomes y restant ordinairement prépondérante et les moments de liens personnalisés relati­vement nombreux. Je poserais donc volontiers que la fonction classique de la rééducation est l’aide à l’acceptation de cet « anonymat hétéronome » qui me semble constitutif du cadre scolaire. Et même à « l’investissement » de ce cadre : non seulement il faut s’y plier, mais il faut même y prendre du plaisir !

Je viens d’évoquer cette forme de socialisation en termes négatifs plus par provocation que par conviction, pour bousculer les illusions ordinaires en ce domaine. Il devrait être clair que la « socialisation » qui se travaille en maternelle est très éloignée de l’initiation première à la citoyenneté ! En réalité, la double question de la nécessité sociale de l’apprentissage de cette forme de socialisation et de sa validité éthique est plus complexe que mes réactions épidermiques ne le laissent supposer. Cet « anonymat hétéronome » est en fait une forme de ce qu’on appelle plus classiquement la fusion groupale. Or, cette expérience fusionnelle groupale est probablement la phase initiale nécessaire du développement relationnel et social. Après la phase de la mégalomanie infantile des deuxième et troisième années, cette expérience refonde émotionnellement le lien à l’autre, non plus sous la forme de l’attachement primaire exclusif à la « mère » dispensatrice de tous les biens, mais en déplaçant vers le groupe les affects archaïques à l’œuvre dans cet attachement. Il s’agit là dès lors d’une expérience émotionnelle positive, très lisible en maternelle dans des activités rythmiques collectives, comme les chants et les rondes. Même marcher au pas peut être une activité jouissive, comme le montrent majorettes, fanfares... et manifestations ! À condition d’être suffisamment chaleureuse, la vie en commun à l’école maternelle peut fonder le plaisir du vivre ensemble, un plaisir certes archaïque, proche des danses tribales et de toutes les transes collectives, très loin de l’individualisme démocratique, mais qui est certainement ce qui permettra à cet individualisme démocratique de ne pas glisser par la suite vers la guerre de tous contre tous qui caractérise sa forme dite « libérale ».

 

La porte de l’écrit

Ceci étant posé, l’idée clef de cette conférence est que certains enfants, qui n’ont pas eu de problème pour passer la porte de l’école, ou qui ont surmonté ces problèmes, seuls ou avec diverses aides, vont cependant buter sur un autre « palier » de la scolarisation, ordinairement au cours du CP, voire dès la GS. Je pense typiquement, mais pas seulement, à ces enfants « dégourdis », bien adaptés à la vie en maternelle, bien « socialisés », bien investis dans les activités proposées même « préscolaires », dotés de bonnes capacités de communication orale, que tout le monde s’attend à voir parcourir un CP sans problèmes, et qui pourtant butent brutalement sur cette classe, ne parviennent pas à passer ce que je propose d’appeler la porte de l’écrit(4). Les représentations et les pratiques en vigueur font que les difficultés d’entrée dans l’écrit, en particulier ces difficultés perçues comme « spécifiques » du fait que rien ne les annonçait, sont généralement considérées comme l’affaire des « pédagogues », donc des enseignants des classes ordinaires ou des maîtres d’adaptation. Au pire, quand les pédagogues se révèlent impuissants, la tentation est grande d’abandonner ces enfants à la médicalisation fort à la mode des prétendus « troubles spécifiques du langage »(5). C’est, clairement, une protestation à l’encontre de cet abandon par l’école des objectifs fondamentaux de la scolarisation par rapport à cette catégorie d’enfants qui sous-tend ici ma réflexion.

Il s’agit certes là d’enfants relativement peu nombreux, mais dont les difficultés sont l’occasion d’observer « à l’état pur » des difficultés d’accès à la culture écrite qui existent peu ou prou chez nombre d’enfants, mais mêlées à d’autres problématiques, fort diverses, donc difficilement isolables. Qu’est-ce qui coince, dès lors qu’on touche à l’écrit ? Et qu’est-ce qui coince, plus particulièrement, chez ces enfants qui ne coinçaient pas avant, et qui, souvent, ne coincent pas non plus par ailleurs(6) ? Qu’est-ce qu’implique l’entrée dans l’écrit ? De quoi est faite cette porte de l’écrit qui s’ouvre si difficilement pour certains enfants – et, après tout, à des degrés divers, pour une large partie des enfants.

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Les représentations dominantes de l’entrée dans l’écrit tendent à le réduire à l’apprentissage purement technique du transcodage : l’écrit ne serait qu’une transcription de la langue orale, apprendre à écrire se réduirait à apprendre à changer les sons en lettres, apprendre à lire se réduirait à apprendre à changer les lettres en sons(7). Dès lors, les difficultés à l’entrée dans l’écrit sont pensées, soit comme induites par une insuffisance antérieure de la langue orale, soit comme liées à une malfaçon d’un supposé appareil neurologique à changer les sons en lettres et les lettres en sons. La première hypothèse est reprise et propagée ces dernières années par Alain Bentolila, avec le succès que l’on sait, mais elle est en réalité largement dominante dans les esprits de longue date, y compris dans les esprits enseignants(8). La seconde fait désormais le bonheur, et les revenus, de certains milieux médicaux et paramédicaux...

Contre ces simplismes traditionnels, je fais pour ma part l’hypothèse que la continuité entre l’oral et l’écrit n’est qu’apparente. Cette idée est une idée de linguiste. De fait, de chaque côté de la porte de l’écrit, se trouve, pour l’essentiel, la même langue. Mais cette langue est une abstraction. Ni la parole ni le texte ne se réduisent à la langue des linguistes – surtout pas la parole !

Je pose au contraire que, de l’oral à l’écrit, il y a une discontinuité, un saut, une rupture. Passer de l’oral à l’écrit, c’est changer de système de communication. À partir de là, plus profondément encore, c’est transformer les modalités du rapport à l’autre et, en fin de compte, celles du rapport à soi. Autrement dit, si c’est bien pour une part le même système linguistique qui est utilisé dans les communications orales comme dans les communications écrites, il n’en reste pas moins que ces deux modalités de la communication sont radicalement différentes. L’oral ne conduit pas « naturellement » à l’écrit, comme le montre à l’évidence le caractère tardif de l’invention de l’écriture, et sa généralisation plus récente encore. Mais comme le montre aussi le fait que nombre d’enfants, très à l’aise dans la communication orale, renâclent pourtant sévèrement à passer la porte de l’écrit.

Cette rupture entre la communication orale et la communication écrite me semble s’ordonner selon trois axes complémentaires, qui constituent autant de ruptures, plus ou moins difficiles à opérer pour la plupart des enfants.

Le passage de la communication orale à la communication écrite suppose d’abord une rupture avec l’interactivité. Les modes ordinaires de la communication orale impliquent des échanges constants entre interlocuteurs : on se répond, on se passe la parole, on se coupe la parole, on s’explique, etc. Dans les modes ordinaires de l’écrit, dans les usages sociaux fondamentaux de l’écrit, il n’y a jamais interaction entre le scripteur et le lecteur. Scripteurs et lecteurs ne dialoguent pas, ne se rencontrent pas, ne se connaissent pas. Scripteurs et lecteurs peuvent ne partager ni le même monde, ni le même lieu, ni la même époque. Nos lectures les plus essentielles nous mettent souvent en « communication » avec des morts, morts parfois de longue date, des morts venus d’ailleurs, parfois de fort loin, par les voies mystérieuses de l’écriture. Une telle communication sans interaction, même seulement imaginable, est pour nombre d’enfants incompréhensible, voire terrorisante(9). Cette communication dans la solitude n’est pas à leurs yeux une communica­tion. Même nous, adultes lettrés, quand nous apercevons cet aspect de la « communication » écrite, avons bien du mal à continuer à nous la représenter comme une « simple modalité » de la communication.

Le passage de la communication orale à la communication écrite suppose ensuite une rupture avec le corps, tant avec son corps propre qu’avec le corps de l’autre, le corps de « l’interlocuteur » – mais est-ce bien encore un « locuteur » ? La langue orale est la langue maternelle, la langue apprise dans la chaleur des premiers liens, dans la plus intense des proximités corporelles. Et l’on ne parle pas qu’avec « la langue », on parle avec sa voix, avec ses gestes, avec ses mimiques, avec le port de tout son corps. On s’approche, on s’éloigne, on menace, on charme, on se courbe, on plastronne, on gesticule, on se fige, etc. Bruner a montré que ce que nous avons pris la mauvaise habitude d’appeler la communication non-verbale n’est pas qu’un accompa­gnement secondaire de la parole, mais le fondement même de la parole(10). D’un point de vue psychogénétique, le non-verbal est premier et le verbal est second, le non-verbal est essentiel et le verbal, parfois, superfétatoire, en particulier dans l’expression des émotions les plus fortes. Passer de l’oral à l’écrit, c’est renoncer à la communication par le corps, c’est accepter une communica­tion désincarnée. Plus techni­quement, mais avec aussi les enjeux affectifs que cela comporte, ce passage à la communication écrite implique également de désenclaver la langue de la gangue vocale et corporelle dans laquelle elle est d’abord incluse. Pour écrire, il faut abstraire les mots du flux vif de la parole gesticulée, il faut arracher les mots aux chaleurs et aux saveurs dont ils ont été tissés dans le corps à corps primordial. Lourde tâche, et tâche si déplaisante, si ingrate, que jamais nous ne la menons vraiment à son terme, tant notre parole, toujours, colle à notre corps et ne prend sens qu’en étant portée par lui(11).

Le passage de la communication orale à la communication écrite suppose enfin une rupture avec le monde, avec le contexte, avec la situation, avec l’environnement. Les modes les plus ordinaires de la communication orale portent sur un univers partagé par les interlocuteurs. En parlant, on utilise intensément la désignation, l’évocation, l’allusion. L’univers dont on parle est là, à disposition, soit concrètement, soit dans une claire connaissance commune. La parole s’adosse à ce monde commun et ne prend sens qu’en s’y réverbérant. Dans les modes ordinaires de l’écrit, hors correspondance privée(12), du fait que scripteurs et lecteurs ne partagent pas le même monde, pour se comprendre, il faut inclure le monde dont on parle dans le message lui-même. Il faut « décrire » ce dont on « parle », mettre le monde par écrit, faire entrer le monde lui-même dans l’écrit. Et c’est tellement complexe, mais aussi tellement susceptible d’être en soi intéressant(13), que cela tend vite à devenir le tout du « discours » écrit. On parle « à propos » d’un monde partagé. On écrit le monde, et on le transmet en l’écrivant. Ce changement radical des modalités du discours et des fonctions de la communication constitue à l’évidence une difficulté majeure pour la plupart des enfants, et bien après les « apprentissages fondamentaux » – mais n’est-ce pas là le plus fonda­mental des appren­tissages scolaires, que celui qui apprend que l’écrit peut transmettre le monde lui-même ? Les lettrés, en tant que tels, ne vivent plus dans la réalité du monde, mais dans la représentation du monde. L’entrée dans l’écrit implique une intellectualisation si radicale qu’elle ne cesse de menacer le maintien du lien au réel. Certes, l’homme de l’oral, homo sapiens-demens selon l’expression de Morin(14), vit déjà dans un univers dédoublé entre croyances et savoir faire, et peut se perdre dans ce dédale. Le lettré est lui tenté de basculer tout entier dans l’univers des esprits, de s’enfermer dans sa bibliothèque, de prendre le monde des livres et des idées qu’il enclot pour la seule réalité, comme l’ont montré à l’envi nombre de grandes philosophies(15).

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Solitude, désincarnation, intellectualisation, voilà les trois constituants fondamentaux de la porte de l’écrit. On est bien loin des correspondances grapho-phonétiques ! Et bien proche des ascèses des grandes religions.

Dès lors, la question n’est peut-être pas tant de savoir ce qui fait que certains enfants ne parviennent pas à franchir cette porte. Elle est plutôt de savoir ce qui fait que certains enfants parviennent à la passer – et y trouvent même du plaisir ! Je suis persuadé que, parmi les enfants qui accèdent aisément à l’écrit, certains tiennent plus cette aisance de difficultés psycho­relationnelles, voire de vraies pathologies, qu’à une forme supérieure de santé mentale(16) !

Sur le fond, il me semble que les qualités psychiques mobilisées par le passage à l’écrit s’ordonnent principalement autour de ce que j’appelle l’autonomie psychique. Au sens le plus accompli, il s’agit de la capacité à régenter soi-même sa propre vie, sans « garde-fous » – ce qui est au fond un idéal (?) jamais atteint, ou dont, de toutes façons, on ne peut jamais mesurer si on l’a ou non atteint, tant nous ne sommes jamais les seuls à régenter nos vies ! Au sens minimal, qui me semble désigner les qualités psychiques typiquement sollicitées par l’entrée dans l’écrit, on peut dire que c’est la capacité à être seul, vraiment seul, hors du regard de l’autre, et profondément seul, sans nulle interaction avec l’autre, sans nul corps à corps avec l’autre, sans monde partagé avec l’autre. Et seul d’une solitude intériorisée, épurée du poids du corps et de la charge du monde, d’une solitude dans sa tête, d’un tête à tête avec soi, avec sa pensée et les seuls produits de sa pensée. Même la « communication » n’y est plus qu’un processus intra-psychique !

Vaste problème.

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Deux remarques encore, en guise de conclusion.

La première pour souligner que les acquis de la scolarisation maternelle que nous avons mis en évidence, cette fameuse « socialisation », ne préparent pas à cela. C’est même par certains côtés l’inverse. L’adhésion heureuse aux activités, rythmes et rituels collectifs est aux antipodes de la nécessaire solitude, tant du lecteur que du scripteur. Elle prépare tout au plus aux activités, rythmes et rituels collectifs de ce qui se présente comme un apprentissage de la lecture(17), mais dont on peut douter qu’ils préparent en quoi que ce soit à une vraie lecture, et moins encore à une vraie écriture.

Resterait enfin à reposer la question de la nécessité de l’apprentissage de l’écrit, qu’on ne se pose plus guère, alors que nous émergeons à peine d’un temps où bien peu de gens voyaient l’intérêt de sa généralisation. Si un accès minimal à l’écrit semble « pragmatiquement » indispen­sable dans nos sociétés, il ne s’ensuit cependant pas pour autant qu’il faille faire de chacun un lettré. S’il est peu contestable que chacun doit être en mesure de faire divers usages pratiques de l’écrit sous peine de marginalisation, nul ne saurait être obligé d’investir l’écrit au-delà de ces nécessités pratiques. Aimer la littérature n’est pas obligatoire, ne doit pas l’être et ne peut pas l’être. Nul amour ne saurait l’être. En admettant que l’accès à une culture de type artistique soit une composante nécessaire d’une vie pleine, chacun est bien sûr en droit de préférer à la littérature d’autres formes d’art, comme le théâtre, qui se parle, le cinéma, qui parle ou se tait, la musique, qui chante. Et puis les arts du silence, du merveilleux silence : le dessin, la peinture, la sculpture, l’architecture, les jardins, les bouquets, les tapisseries... L’enfance heureuse est certainement plus en harmonie avec ces arts sensoriels qu’avec cet art conceptuel qu’est toujours la littérature(18) !

Daniel Calin
Mai 2008

 

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Notes

(1) À moins d’admettre, comme nombre de psychanalystes, que le processus de séparation est d’ordre purement psychique et n’a rien à voir avec le « réel » vécu par les enfants, conception mystique que je ne partage pas. Sur ce point, je suis Winnicott et son subtil interactionnisme.

(2) Une étude précise sur cette question serait d’ailleurs fort intéressante...

(3) Voire « le métier d’élève », expression malheureuse popularisée par Philippe Perrenoud.

(4) Inversement, d’ailleurs, certains enfants considérés comme en difficulté à l’école maternelle vont « se révéler » à l’occasion du CP.

(5) « Médicalisation » qui tend à se réduire concrètement à des prises en charge orthophoniques, durant lesquelles on applique « scientifiquement » à ces malheureux enfants des « méthodes » qui reproduisent les pratiques pédagogiques les plus archaïques et les plus débilisantes !

(6) Si tant qu’il reste un « ailleurs » dans les pratiques réelles des cours préparatoires. L’obsession de l’appren­tissage de la lecture est lourdement contre-productive pour ce type d’élèves.

(7) C’est cette idéologie que Laurent Carle appelle le « phonisme ».

(8) À vrai dire, elle est aussi ancienne que l’écriture. Voir les méthodes « pédagogiques » utilisées il y a 5 000 ans décrites par Jean Bottéro dans Mésopotamie (L’écriture, la raison et les dieux), Gallimard, Paris, 1987.

(9) On sait que certains des enfants qui butent sur la porte de l’écrit ont « un cadavre dans le placard », qu’ils ont trop peur d’avoir à découvrir en poussant cette porte pour s’autoriser à apprendre à lire.

(10) Voir Jerome Bruner, Comment les enfants apprennent à parler, Retz, 1987. Édition américaine originale : Child’s talk: Learning to use language, W.W. Norton & Company Inc., New-York, 1983.

(11) Voir les usages « mécaniques » de la parole par certains autistes... ou les difficultés de communication orale de certains intellectuels trop « décharnés » !

(12) Et encore : à condition qu’elle ne porte que sur ce qui reste d’univers partagé entre les correspondants. Sinon, les difficultés commencent...

(13) Pour, précisément, élargir à l’infini les étroites frontières du monde partagé.

(14) Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, Paris, 1973.

(15) Comme le platonisme, bien sûr, mais aussi, à l’extrême, l’idéalisme absolu de Berkeley.

(16) Et je suis personnellement impliqué dans cette catégorie !

(17) Voir la longue tradition des psalmodies collectives.

(18) Sauf, précisément, les formes les plus chantantes de la poésie, dont la place à l’école primaire est malheureusement en régression.

 

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Références bibliographiques

Cet article doit beaucoup à deux ouvrages qui me semblent essentiels pour comprendre le saut anthropologique que représente le passage des cultures orales aux cultures écrites. Ils devraient être des éléments fondamentaux de la formation des professeurs des écoles. Faute de les connaître, ils n’ont aucune idée de ce que font les enfants en apprenant à lire et à écrire. Cette ignorance vertigineuse est probablement la racine la plus sûre de la stupidité obstinée des pratiques “pédagogiques” en ce domaine, dénoncée avec vigueur par Laurent Carle.

Jean Bottéro  Le premier est l’ouvrage majeur de l’assyriologue français Jean Bottéro, un des déchiffeurs de l’écriture cunéiforme. Ce spécialiste des plus anciennes cultures écrites, philosophe de première formation, donne à voir, dans sa réalité historique, la transformation des cadres fondamentaux de la pensée induite par l’invention de l’écriture :

Jean BottéroJack Goody  Le second est un ouvrage de l’ethnologue anglais Jack Goody. Lui explore ce lien entre cultures orales et cultures écrites de façon plus distante, plus théorique, en croisant sa familiarité d’ethnologue avec les société tribales et son appartenance à une culture écrite sophistiquée :

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Pierre Lévy  Moins fondamental, mais explorant aussi des évolutions culturelles majeures ultérieures à l’invention de la culture écrite, un ouvrage de Pierre Lévy, le meilleur penseur des implications culturelles de l’informatisation :

Jacques Bernardin  De Jacques Bernardin, instituteur, maître-formateur en IUFM, président du GFEN, le premier ouvrage pédagogique à aborder l’entrée dans la culture écrite à la lumière des perspectives ouvertes par les ouvrages précédents :


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