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La rupture migratoire

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte a servi de base à une conférence donnée le 15 octobre 2002, dans le cadre d’un colloque organisé par le Réseau Public de l’Insertion des Jeunes en Île-de-France, au Théâtre de La Villette à Paris. Il est paru initialement dans le numéro 3 des Cahiers du RPIJ, en septembre 2003 (pages 30 à 37).
Un autre article de Daniel Calin  Sur un thème proche, voir aussi l’article sur lequel celui-ci s’appuie : Construction identitaire et sentiment d’appartenance, ainsi qu’un article de même inspiration : Identité, rupture et dynamisme.

 

Sommaire


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Je vais adopter un point de vue différent de ceux que vous venez d’entendre. Ils étaient surtout d’ordre politique et sociologique, alors que le mien va être surtout d’ordre psychologique. Il me semble qu’il concerne tout spécialement votre activité professionnelle, puisque celle-ci relève essentiellement de l’accompagnement des personnes, et non du traitement politique et administratif qui a été évoqué ce matin. Par ailleurs, j’ai été ravi d’entendre Françoise Lorcerie faire un sort à la manie de la réification des cultures ; cela dégage un champ précieux pour mon intervention.

 

I – La dimension sociale de l’identité personnelle

L’identité dont je vais parler est une identité personnelle. Celle-ci est constituée d’un ensemble complexe de dimensions, psychologiques, corporelles, sexuelles, familiales, et d’autres encore. Je vais me concentrer sur l’aspect social de l’identité personnelle.

La question de cette dimension sociale de l’identité personnelle est habituellement pensée à travers les sentiments d’appartenance à divers groupes avec lesquels la personne pense entretenir des rapports privilégiés : clan, caste, classe, confession religieuse, groupe professionnel, groupe politique, syndical, sportif, quartier, ville, région, nation, etc.. Il est possible de différencier parmi tous ces regroupements des groupes de proximité, avec lesquels le sentiment d’appartenance passe par des relations interpersonnelles concrètes, et des groupes larges, nationaux ou religieux en particulier, avec lesquels le sentiment d’appartenance est plus abstrait, de l’ordre des représentations plus que des fréquentations. Nous avons traditionnellement tendance à réduire la question de notre identité sociale à nos sentiments d’appartenance : nous avons l’habitude de nous définir socialement par un empilement ou un emboîtement plus ou moins complexe de sentiments d’appartenance à divers groupements sociaux, plus ou moins concrets ou plus ou moins abstraits.

1. La construction de l’identité sociale de la personne

Du point de vue psychologique, cette question est en lien avec plusieurs étapes du développement. La période de la petite enfance est vouée pour l’essentiel à la construction de l’identité psycho-corporelle, familiale et généalogique, même si elle prépare en sous-main des identifications plus collectives. La grande enfance, qui correspond à l’âge de la scolarité en primaire, est déjà marquée par un fort investissement dans les relations avec les groupes de proximité, famille, connaissances de quartier, et surtout camarades d’école. C’est à cet âge que se forment les sentiments d’appartenance à des groupes de proximité les plus profondément enracinés, mais aussi probablement la matrice psychosociale de tous les attachements de proximité ultérieurs. C’est seulement à l’adolescence qu’émerge consciemment la question de l’appartenance à des groupes larges. C’est pourquoi les enfants de migrants, dans l’ensemble, sont immergés sans difficulté majeure dans leurs collectivités scolaires et périscolaires, mais que les choses deviennent souvent beaucoup plus difficiles dès que la puberté apparaît.

2. Ruptures et crises des identités sociales

Cette construction de l’identité personnelle par sentiment d’appartenance est nécessairement mise en cause par tout changement important dans la position sociale des personnes, directement pour les personnes qui opèrent ces changements, et indirectement pour les descendants des personnes qui ont connu de tels changements. La migration d’un pays à l’autre est la forme la plus radicale de changement de positionnement social, même s’il y en a d’autres, comme les migrations des campagnes vers les villes ou les promotions professionnelles et sociales.

Même sans mobilité de la personne, les évolutions historiques rapides de nos sociétés peuvent induire des remises en cause des systèmes identitaires. Les changements profonds du statut de la femme depuis une trentaine d’années ont bouleversé les identités de toutes les femmes, féministes ou non, qu’elles l’aient ou non voulu, qu’elles en aient ou non une conscience claire. Même les « normaux » par excellence qui viennent d’être évoqués, français de souche, masculins, hétérosexuels, pères de famille, installés professionnellement, etc., ne me semblent plus guère aujourd’hui se vivre comme les détenteurs de la « norme ». Au cours des dernières décennies, les assises traditionnelles de leur « normalité » se sont effritées. La société a changé, et ne les positionne plus comme le modèle absolu de la « normalité ». On peut même se demander s’ils ne se vivent pas parfois comme une espèce en voie disparition... Même les identités traditionnellement les plus fortes et les plus valorisées sont ainsi mises à mal par les transformations accélérées de tous les processus sociaux de normalisation des personnes.

Tout changement important de positionnement social remet donc en cause les logiques de construction identitaire par sentiment d’appartenance, et peut, en fonction du radicalisme de ce changement, provoquer des crises en cascade pour les générations ultérieures. La question de l’immigration n’est donc pas spécifique. C’est pour moi le miroir grossissant de questions de civilisation très générales, dès lors que l’on s’inscrit dans une société mouvante.

 

II – Causes et mécanismes de la crise identitaire chez le migrant

Les problématiques identitaires que l’on peut constater chez les migrants ont pour origine, très souvent occultée, le moment du départ, de la décision du départ. Elles prennent leur source dans cet acte fondateur, qui est un acte de rupture. La compréhension d’un certain nombre de difficultés psychologiques et sociales des migrants et de leurs descendants me semble devoir en passer par une réflexion sur cette question de la rupture migratoire. Cette question est difficile à aborder avec les migrants. Ils restent silencieux, et il est difficile d’obtenir des témoignages sur ce sujet. Un documentaire remarquable de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés(1), constitue une excellente introduction à une analyse de l’acte d’émigrer, en particulier dans sa première partie, Les pères.

1. La difficulté d’assumer le choix de l’émigration

L’idée principale que je propose ici est que la migration est un acte, au sens sartrien du terme, qui fait l’objet d’un choix, sauf dans certains cas extrêmes. On a tendance à « victimiser » les immigrants, et ceux-ci ont parfois tendance à le faire eux-mêmes. Or, cette victimisation, même si elle repose sur la meilleure volonté du monde, même si elle est loin d’être sans appui dans les réalités souvent douloureuses des migrations, constitue une catastrophe pour les personnes qu’elle assigne en position de victimes, car elle les réduit au rôle d’objets passifs d’un destin tragique. On ne peut jamais se construire comme victime sans entrer des processus de pathologisation individuelle ou collective dommageables et dangereux. On ne peut se construire sainement qu’en effectuant des choix, et en les assumant. Il me semble donc capital pour le rétablissement de la dignité de la personne migrante de restaurer cette notion de choix, en particulier de rétablir l’acte de rupture qu’est la décision migratoire comme un acte volontaire, un choix fort, significatif, un infléchissement volontaire de sa destinée antérieure.

Emigrer n’est pas être déporté, sauf dans des cas très particuliers. Les personnes susceptibles d’émigrer ont toujours un choix clair à faire, le choix entre rester et partir. Bien sûr, il s’agit d’un choix « en situation », comme l’écrivait Sartre, mais c’est le cas de tout choix. Des circonstances difficiles, vitales parfois, pèsent à l’évidence sur ces choix. Mais, je le répète, hormis dans les déportations proprement dites, il y a choix. Même dans les déportations, d’ailleurs, nombre de personnes se font tuer plutôt que d’accepter d’être déportées. Sartre disait, en forme de boutade, que « l’on n’a jamais été plus libre que sous l’Occupation », parce que les choix avaient alors un caractère vital, et se présentaient avec une clarté particulière. Certes, les migrants sont souvent en situation difficile quand ils prennent la décision d’émigrer, mais reste qu’ils prennent cette décision, alors que d’autres, dans la même situation qu’eux, certains de leurs amis, certains de leurs voisins, certains membres de leur famille, ne prennent pas cette décision.

Le documentaire de Yamina Benguigui montre parfaitement à quel point toute assimilation de l’émigration à une déportation est une pure contre-vérité historique. Les antennes de l’office nationale de l’immigration dans les pays d’émigration n’avaient nullement comme fonction de « chercher » des candidats, mais au contraire de les sélectionner, dans des conditions très tendues, tellement la demande d’émigration était plus forte que l’offre. Ces émigrants qui se battaient pour émigrer, comme on le voit encore constamment de nos jours, étaient bien et sont bien des personnes responsables de leurs actes, hautement volontaires, et non des victimes ballottées par on ne sait quelles puissances maléfiques. Il faut ajouter à cela que le choix d’émigrer ou non se prolonge toujours par une série d’autres choix en cascade, tous également lourds de sens, en particulier le choix entre une migration interne ou externe, le choix du pays vers lequel on émigre. Il est évident qu’assumer ou non plus tard ce choix du pays d’émigration sera particulièrement important quant aux possibilités d’intégration au « pays d’accueil » de l’immigré, et de ses descendants.

2. L’émigrant face à la rupture du départ

La rupture migratoire peut certes être plus ou moins « volontaire », plus ou moins bien ou mal vécue. Certains partent en claquant la porte sur un monde qu’ils rejettent violemment. D’autres partent la mort dans l’âme. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on fait ses valises, on sait parfaitement ce qu’on laisser derrière soi : la majorité de sa famille, ses groupes de proximité, des groupes plus larges tels que les groupes religieux ou nationaux. Qu’elle soit vécue au départ comme une libération ou comme une malédiction, cette rupture est inévitablement fortement vécue, intensément marquante. Les récits du départ, quand on les obtient, sont toujours chargés d’émotions vivaces.

Seulement, cet acte de rupture est tellement difficile à assumer qu’il fait immédiatement l’objet d’une série de réélaborations. Il est tout de suite « traité » psychiquement, déjà assumé ou déjà dénié. Le film de Yamina Benguigui montre, par exemple, un vieux monsieur maghrébin qui raconte, bouleversé et bouleversant, comment, en arrivant à Nice, il a jeté à la mer la nourriture de sa mère et sa coiffe traditionnelle. Rupture assumée, ici, par un acte d’une violence psychique peu commune, au prix d’ennuis qui commencent immédiatement après. Mais ce n’est certainement pas un hasard si cet homme-là, qui a eu ce courage singulier, aura par la suite une assez remarquable trajectoire d’inscription dans le pays d’accueil. Face aux difficultés concrètes de l’immigration, cet acte de rupture, à l’inverse de cet exemple, est le plus souvent très vite repoussé, occulté par un silence plombé ou remplacé par des contre-discours en décalage total avec la réalité initiale.

Si l’émigré sait ce qu’il quitte, et sait qu’il quitte tout cela, il est très loin de savoir aussi clairement vers quoi il va. Les conditions réelles de l’arrivée et de la vie dans le pays d’accueil sont généralement très mal connues des émigrants. Elles font l’objet de projections fantasmatiques extraordinaires, très éloignées des conditions difficiles de vie et d’emploi des migrants dans les pays « d’accueil ». Ces illusions sont d’ailleurs souvent entretenues, par fierté, par les émigrés eux-mêmes lorsqu’ils rentrent au pays. Les désillusions inéluctables, souvent très rapides et très brutales, contribuent lourdement à renforcer la propension à réécrire sa propre histoire pour ne pas en assumer seul la responsabilité devenue trop lourde.

Cette rupture si difficile à porter, ces désillusions accablantes qui détruisent si vite les vies rêvées au départ, tout cela va enclencher chez nombre de migrants une crise identitaire, lancinante ou aiguë.

3. Les mécanismes de la crise identitaire

a) La crise de l’identité fondée sur l’appartenance sociale

Le moteur de cette crise identitaire est le fait que l’identité ancienne, qui était fondée sur des sentiments d’appartenance, voit ces sentiments mécaniquement entamés, et par la rupture migratoire initiale, et par le simple fait de ne plus vivre dans son propre pays. Cela est particulièrement vrai pour les immigrés qui viennent de sociétés dans lesquelles les groupes de proximité ont une grande importance et dont l’identité passe par l’inscription concrète dans des systèmes de relations interpersonnelles fortes et quotidiennes. Or, la grande majorité des migrants viennent de sociétés « traditionnelles », où ces relations de proximité sont vives. La crise identitaire est donc d’autant plus inévitable que l’immigré avait construit son identité sur des sentiments d’appartenance à des groupes très proches, sur un tissu concret de relations vécues.

b) La crise de l’identité familiale

Souvent, une deuxième crise surgit : il s’agit d’une crise des diverses composantes de l’identité familiale. À échéance de quelques années, l’identité familiale des migrants est inéluctablement bousculée, ne serait-ce que parce que notre législation sur la famille est très éloignée des institutions familiales que les immigrants ont connu « au pays ». Les immigrés ne vivant pas en général en vase clos, surtout pas en France, les modèles familiaux du pays d’accueil vont rapidement interroger leurs propres modèles, et par là même les fragiliser. La plupart des groupes migratoires, par exemple, viennent de sociétés où les familles nombreuses restent valorisées : la vie ici va remettre en cause ce modèle, si important pour beaucoup de migrants.

Les relations entre hommes et femmes dans le couple sont également remises en cause pour les mêmes raisons, avec des conséquences en partie opposées chez les deux sexes. Les femmes, venant de pays où leur statut est toujours nettement moins favorable que dans le pays d’accueil, tirent a priori bénéfice de cette situation, même si elles ne sont pas nécessairement préparées à ce changement, loin de là. Quant aux hommes, il est clair qu’ils vivent souvent leur changement de statut comme une lourde dévalorisation.

Les relations entre parents et enfants sont elles aussi fortement bousculées. Les enfants, par une extraordinaire inversion des rôles, deviennent souvent les médiateurs entre leurs parents et l’école, voire entre leurs parents et toutes les administrations. Ici, c’est une répartition universelle des rôles familiaux entre parents et enfants qui est mise à mal.

c) La crise de l’identité sexuée

L’identité sexuée est souvent, elle-même, fortement bouleversée. Beaucoup d’hommes vivent le changement de leur statut comme une castration symbolique, ce qui se traduit fréquemment par des perturbations personnelles sérieuses (« sinistrose », alcoolisme...). Les femmes, a priori favorisées par ces changements, peuvent d’ailleurs les vivre elles aussi sur un mode fort problématique : il est parfois bien difficile de s’improviser « femme moderne » quand on est née dans un monde si éloigné de tout cela.

d) La transmission de la crise identitaire

Cette crise générale de l’identité personnelle est d’abord le problème des parents. Mais, étant donné que les parents influent toujours fortement sur la construction de l’identité de leurs enfants, cette fragilisation identitaire des parents ne peut que se transmettre à leurs enfants. Lorsque la recomposition identitaire n’est pas faite ou mal faite chez les parents, cela entrave la construction identitaire des enfants, sur un mode qui est en général encore plus lourd de conséquences pour eux. On peut en effet considérer que les personnes qui effectuent le choix d’émigrer sont dans l’ensemble psychologiquement plus solides que la moyenne, car prendre le risque de partir suppose force et courage. D’ailleurs, la plupart des migrants, malgré les difficultés qu’ils rencontrent, réalisent des parcours exemplaires, éduquent leurs enfants de façon remarquable. Cette forte personnalité s’est construite dans les conditions du pays d’origine, et elle confère aux migrants, malgré les difficultés identitaires qu’ils rencontrent inévitablement, une base identitaire assez solide pour empêcher la majorité d’entre eux de se désorganiser psychiquement. Mais leurs enfants, eux, construisent leur identité, de part en part, dans des conditions bien différentes. Ils se construisent ici, avec leurs parents tels qu’ils sont devenus ici, après des années ici, et leur propre statut ici d’enfants de migrants, avec tout ce que cela peut impliquer de décalage ou de rejet. Lorsque les difficultés d’intégration liées à ce statut d’enfant d’immigrés sont aggravées par une crise identitaire chez les parents, c’est la base même de l’élaboration identitaire de l’enfant qui est perturbée ou brisée. Les migrants sont menacés de désorganisation identitaire, mais leurs enfants sont menacés dans la construction des bases mêmes de leur identité. Le risque de pathologisation est donc beaucoup plus fort chez les enfants que chez les parents, et cela peut s’aggraver encore aux générations suivantes.

La tendance de nombre de migrants à masquer ou dénier ce qu’il y a eu d’acte volontaire dans leur décision d’émigrer est catastrophique pour les enfants. En se victimisant, les parents se dévalorisent aux yeux de leurs enfants, alors que c’est précisément ce choix courageux qui devrait constituer le plus sûr appui à l’affirmation de leur dignité, quelles que soient leurs difficultés par la suite. On peut d’ailleurs observer que, très souvent, les enfants de migrants qui réussissent le mieux, à tous égards, ont eux été nourris par des récits d’affirmation, d’effort et de courage. La fierté de soi est toujours le plus beau cadeau que des parents puissent faire à leurs enfants.

 

III – La reconstruction par le migrant d’une identité personnelle

Pour finir, je voudrais prendre mes distances avec des idées actuellement dominantes, qui considèrent que l’aide aux migrants en difficulté personnelle doit privilégier le renforcement de leur lien à leur culture d’origine. Il me semble au contraire que les immigrants et leurs enfants doivent élaborer une identité sur un mode qui ne peut plus reposer sur un sentiment d’appartenance, sous peine d’inadaptation ou de « pathologisation ».

Le renforcement du rapport à l’origine est lié à une logique d’identité figée : je suis Arabe, je suis Musulman. Les immigrants ont à assumer, non pas des appartenances croisées (je suis contre toute idée de multiculturalisme : il me semble déjà difficile d’assumer une culture, alors deux...), mais une trajectoire personnelle qui les a conduits de là-bas à ici, et dans laquelle ils ont été fondamentalement des acteurs responsables de leurs choix. Leurs appartenances collectives, anciennes ou nouvelles, ne sont que des éléments parmi d’autres de cette trajectoire personnelle. L’émigration les transforme toujours. L’émigrant laisse inéluctablement derrière soi ses groupes de proximité. Ses sentiments d’appartenance à des groupes larges (nation, religion, etc.) peuvent mieux subsister, du fait de leur abstraction, mais, coupés de leurs racines concrètes par la rupture migratoire, ces sentiments tendent précisément à devenir de pures abstractions, avec tout ce que cela implique de sclérose, voire de dangers. Quoi qu’il en soit, l’immigrant peut aussi faire d’autres choix que ces choix nostalgiques, s’inscrire là où il vit, à sa façon, avec sa propre histoire. Quant à ses enfants, non seulement ils auront la nationalité française, mais ils seront façonnés par l’école française, immergés dès la petite enfance dans les réalités sociales et culturelles d’ici. Les renvoyer d’autorité à je ne sais trop quelle intemporelle « culture d’origine » me semble être un grave déni de leurs réalités.

Les immigrants ont à reconstruire une identité, non pas selon une logique figée, sclérosante, mais sur le mode d’une trajectoire assumée, réalisée à travers des inscriptions groupales diverses, qui ne sont de toutes façons pas les inscriptions groupales d’origine. C’est, me semble-t-il, en comprenant et en acceptant cette modification des principes mêmes de la construction identitaire « traditionnelle » que l’on peut aider les migrants ou enfants de migrants en difficulté à se responsabiliser, et à pacifier leurs problèmes identitaires. Il est très à la mode de parler de droit à l’origine, je pense qu’il faudrait aussi parler de droit au changement, à l’évolution. Et même de droit à la rupture et à l’oubli.

Daniel Calin
Décembre 2003

 

IV – Questions et débat

De la salle

Vous estimez que l’acte d’émigrer est un choix personnel. Certes, mais c’est un choix dont on ne mesure pas toutes les conséquences. Dans le film de Yamina Benguigui, le vieil homme jette sa nourriture à la mer parce qu’il s’attend à être accueilli et nourri en arrivant en France(2), et il se retrouve avec un sandwich minable...

Le plus souvent, on émigre parce qu’on n’a plus le choix de vivre dans son pays d’origine. C’est un choix qui n’en est pas vraiment un.

Par ailleurs, vous dites que les immigrés doivent recomposer leur identité en laissant de côté les références culturelles. Vous en faites un acte volontariste, mais la reconstruction de l’identité ne se construit pas pleinement de façon consciente. Elle se fait suivant les hasards de la vie. En revanche, on peut faire le choix d’une certaine forme d’intégration. Par exemple, j’ai choisi que ma fille mange du porc.

J’ai en fait l’impression que vous ne rendez pas justice à la génération précédente. Comme le montre Yamina Benguigui, cette génération ne verse pas dans la victimisation ; elle s’est sentie simplement coupable de ce qu’elle a laissé derrière elle. Ce sont les jeunes qui se sentent victimes pour faire justice aux injustices subies par leurs parents.

Daniel Calin

L’observation des enfants en milieu scolaire montre que les enfants de l’immigration qui réussissent bien sont la plupart du temps issus de familles dans lesquelles les parents ont un discours sur leur émigration qui consiste à assumer leur parcours, en réussissant à préserver et à affirmer leur fierté personnelle. En revanche, les enfants dans les situations les plus problématiques sont quasi constamment ceux dont les parents se sont sentis blessés par la migration. Ceux-là se présentent fréquemment comme victimes de leur histoire, parfois de façon démonstrative, voire vindicative. Le processus de victimisation me semble toujours dangereux, qu’il soit interne ou externe.

Le cœur de mon message est que ce qui nous construit, ce sont les choix que nous faisons. Certes, les processus de construction identitaire sont complexes et en partie inconscients, mais il est cependant possible de les infléchir de façon volontariste, de décider sciemment d’adopter telle ou telle façon de vivre, tel ou tel positionnement par rapport à sa propre histoire et par rapport à sa situation présente. Toutes pesanteurs historiques, sociologiques et politiques admises, il reste un champ important aux décisions des personnes, aux actes volontaires, aux choix assumés. C’est dans cette direction que le travail social ou éducatif peut être le plus utile, et que l’on peut accompagner au mieux les migrants. Il faut le faire avec l’idée que l’on aide, non pas des victimes, mais des personnes humaines qui ont une marge de manœuvre par rapport à leur destinée, et qu’il faut rendre la plus large possible à leurs propres yeux. L’acte d’émigrer n’est-il pas d’ailleurs en lui-même une des plus fortes démonstrations de l’existence de cette marge de liberté qu’ont les êtres humains par rapport à tout ce qui les détermine ?

 
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Notes

(1) Mémoires d’immigrés (L’héritage maghrébin), documentaire écrit et réalisé par Yamina Benguigui, 1997.

(2) Je n’ai pas réagi sur ce point, mais il s’agit là d’une pure projection de la personne qui parle : rien dans le documentaire, strictement rien, ne laisse supposer que cet homme s’attendait à être accueilli et nourri. C’est là, à vif, un exemple parfait de ce que j’appelle le processus de victimisation.


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Échos

Le Monde libertaire  Ce texte est largement cité dans un article de François Candebat, publié dans Le Monde Libertaire du jeudi 18 décembre 2003, intitulé Autour de l’immigration maghrébine. Dans cet article très proche de mes analyses, j’ai particulièrement apprécié ce passage : « Il faut rappeler combien il est déjà difficile d’assumer une culture, qu’elle est nécessaire pour construire son identité si elle est considérée comme une étape, sinon elle devient très vite une prison dans laquelle on s’enferme. Le droit à la culture d’origine s’oppose avant tout au droit à la rupture, qui lui est l’essence même de la prise en main de sa vie, de sa propre trajectoire assumée ». Il me semble psychologiquement et politiquement vital que le droit à l’origine soit systématiquement subordonné à ce droit à la rupture. Le droit à l’origine enregistre nos dépendances : il est en cela nécessaire à notre santé mentale. Le droit à la rupture nous ouvre à la liberté : lui seul nous amène à la citoyenneté, donc à l’humanité, au sens plein du terme.
 


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Dernière révision : vendredi 24 janvier 2014 – 11:30:00
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