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Identité, rupture et dynamisme

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte, écrit au début des années 2000, n’avait jamais été publié précédemment. Il a été revu pour cette publication.
Trois autres articles de Daniel Calin  Sur des thèmes proches, lire aussi deux autres de mes articles, que celui-ci reprend en bonne partie, Construction identitaire et sentiment d’appartenance et La rupture migratoire, ainsi qu’un article beaucoup plus récent, L’affolement identitaire.

Sommaire

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Identité et appartenance

Traditionnellement, la dimension sociale de notre identité personnelle est assurée par un sentiment d’appartenance à des groupes sociaux plus ou moins larges, dans lesquels notre généalogie nous a objectivement inscrits. Les groupes d’appartenance sont variables cultu­rellement et historiquement : clans, castes, classes sociales, nations, régions, villes, quartiers, villages, communautés religieuses, communautés ethniques... Le sentiment d’appartenance est généra­lement pluridimensionnel : groupe social, groupe religieux, groupe sexué, groupe ethnique, groupe professionnel...

Dans les formations sociales les plus archaïques, cette appartenance est fortement inculquée, souvent de façon très violente. Les rites d’initiation, qui symbolisent cette inscription sociale de l’individu, passent fréquemment par l’imposition d’épreuves sévères. Clastres a montré que les « écritures corporelles » que comportent souvent ces rites constituent un véritable marquage social des membres du groupe.

Dans des sociétés plus complexes, cette contrainte sociale prend des formes moins violentes et moins ritualistes. La contrainte n’en demeure pas moins présente, inscrite dans les réalités objectives de la biologie et de la généalogie. Il reste de multiples traces de cette violence primitive de l’inscription sociale : service militaire, retraites religieuses, bizutages, examens...

Les marquages sociaux les plus « officiels » sont le plus souvent(1) déportés vers la puberté, dans la tradition des rites d’initiation qui marquent le passage d’une enfance, toujours perçue confusément comme quelque peu « asociale », à l’âge adulte, généralement perçu comme la « véritable » entrée dans la société(2). Il est toutefois évident que les sentiments d’appartenance sont cultivés bien avant cette entrée officielle dans la vie sociale adulte et ses systèmes d’apparte­nances. La première enfance est relativement peu concernée. Elle est vouée essentiellement à l’élaboration des composantes « intra-familiales » de l’identité, en particulier à l’inscription des bases de l’identité sexuée et de l’identité généalogique. La seconde enfance est par contre l’âge par excellence des inscriptions groupales(3). Le roman de Louis Pergaud, La guerre des boutons, demeure une remarquable illustration de la nature et de l’importance de ces vécus sociaux de la seconde enfance. Cependant, les inscriptions sociales « larges » ne se métabolisent vraiment qu’à l’adolescence, même si elles sont doublement préparées, par les imprégnations familiales de la petite enfance, et groupales de la seconde enfance.

 

La rupture migratoire

Une rupture de facto

L’émigration, comme tout changement important de la position sociale objective du sujet, met inéluctablement en cause les sentiments sociaux d’appartenance, et par conséquent le sentiment d’identité de l’émigré. L’émigrant, consciemment ou confusément, volontairement ou « malgré lui », laisse derrière lui les groupes d’appartenance à travers lesquels il s’est construit : sa famille, ses amis, son village ou sa ville, son pays. Même si le lien n’est pas d’emblée totalement brisé, il est pour le moins immédiatement et fortement distendu. Cela est particulièrment vrai chez les migrants venus de groupes sociaux encore très traditionnels, voire tribaux, dans lesquels tous les liens sociaux vont de pair avec une immersion groupale constante. Chez les autres, ce sont les relations aux groupes de proximité (famille, amis) qui sont le plus fortement et le plus systématiquement entamés par l’acte migratoire.

Il faut noter ici que les relations aux groupes d’appartenance les plus larges, celles qui renvoient plus à des représentations qu’à des fréquentations, sont moins directement touchées que les relations aux groupes de proximité. Dès lors qu’une appartenance relève principalement de la représentation, on peut voyager avec elle. C’est le cas des appartenances religieuses et nationales. Toutefois, l’acte migratoire coupe inévitablement ces appartenances des liens sociaux concrets dans lesquelles elles se sont d’abord construites. Déconnectées des groupes de proximité qui les ont forgées, elles tendent alors à se réduire à des fidélités formelles, abstraites. Ce qui explique qu’elles peuvent facilement s’estomper ou s’effondrer, mais aussi qu’elles peuvent faire l’objet d’inves­tissements compensatoires farouches, avec toutes les dérives que cela peut impliquer(4).

Chez les migrants, la fragilisation quasi mécanique de l’identité par les changements de l’inscription sociale objective est souvent aggravée par tous les facteurs qui défavorisent l’inscription dans le pays d’accueil, seule susceptible à terme de se substituer aux modes de socialisation rompus par l’acte migratoire :

Cette fragilisation est encore aggravée par une tendance à la globalisation de la mise en cause du sentiment identitaire. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce ne sont pas seulement les sentiments sociaux d’appartenance qui sont mis en cause par l’émigration. Les autres grandes composantes de l’identité personnelle subissent mécaniquement le contrecoup du changement de l’environnement social du sujet.

L’identité familiale est déstabilisée par :

L’identité sexuée elle-même est remise en cause par la migration, parfois en profondeur. Dans la plupart des groupes migratoires, le statut de la femme diffère considérablement entre le pays d’origine et le pays d’accueil, à commencer par son statut légal. Ce changement important et brutal du statut de la femme est souvent lourd de conséquences sur les relations conjugales des immigrés, et par contrecoup sur l’image que les hommes se font d’eux-mêmes, de leur « virilité ». Cela vaut aussi bien pour les couples migrants que pour les couples qui se forment après l’émigration de l’homme.

Dans ces conditions, la migration met fortement en cause la continuité du sentiment identitaire, et rend difficiles les réaménagements identitaires nécessaires pour que le sujet s’adapte à sa nouvelle situation objective sans déchirements intérieurs majeurs.

Le choix d’émigrer

Sauf déportation, comme cela a été le cas pour les esclaves, l’émigration est toujours, au moins en son principe, un acte volontaire. En termes sartriens, dès lors que l’on n’est pas déporté, on a toujours au moins le choix entre partir et ne pas partir, quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve, quitte à subir les conséquences du choix de rester(6). Il est clair que la situation, politique ou économique en particulier, pèse lourdement sur les choix migratoires. Il n’en reste pas moins que l’émigrant, au bout du compte, choisit de partir, donc choisit la rupture que représente inévitablement l’émigration. Certes, dans la plupart des cas, l’émigrant sous-estime fortement la rupture qu’implique son choix de « faire sa valise ». D’emblée, nombre de migrants s’efforcent de se convaincre qu’ils partent pour un séjour professionnel à l’étranger, avec la réversibilité assurée que cela implique. Certains, au contraire, larguent très volontairement les amarres avec un pays de misère, ou avec des proches qu’ils ne supportent plus. Dans tous les cas, le départ fait l’objet de mouvements émotionnels très forts, comme le montrent les violentes catharsis induites beaucoup plus tard lorsque l’on s’efforce de réactiver ces souvenirs-là.

Les difficultés induites ultérieurement par ce choix initial se traduisent fréquemment par un déni de la rupture migratoire, par lequel le migrant tente d’éviter d’assumer la responsabilité de ce choix et de ses conséquences. Ce déni peut être proclamatoire, mais il est le plus souvent « silencieux », ce qui est peut-être encore plus lourd de conséquences.

Ce déni, au sens psychanalytique du terme, se traduit par :

Cette propension au déni, on le sait en psychopathologie, est psychiquement ravageuse. Non seulement elle interdit les réaménagements identitaires qui seraient nécessaires à une adaptation viable de l’immigré aux réalités de sa nouvelle inscription sociale, mais elle touche, parfois gravement, le lien au réel, et plus directement et plus profondément encore, le lien à soi. Cela peut aller jusqu’à « pathologiser » assez sérieusement l’immigré : dépression, « sinistrose », alcoolisme, troubles psychosomatiques.

Le déni parental est encore plus lourd de conséquences pour les enfants, voire pour les générations ultérieures. En effet, les parents ont une « identité de base » qui a été élaborée dans les conditions ordinaires de leur enfance et de leur jeunesse dans le pays d’origine. Comme ce sont rarement les individus les plus fragiles qui ont la force d’effectuer le choix de l’émigration, cette « identité de base » est généralement suffisamment solide pour préserver les immigrés de première génération d’effondrements personnels graves. La grande majorité d’entre eux, d’ailleurs, surmontent admirablement les difficultés objectives et subjectives de l’immigration, y compris celles que nous venons d’analyser. La situation de leurs enfants est différente. Ils doivent, eux, construire de part en part leur identité dans le pays d’accueil, auprès de leurs parents tels qu’ils sont ici. Le déni parental de la rupture migratoire leur rend souvent très difficile cette construction identitaire. Ce déni parental sur la rupture migratoire :

On observe chez certains immigrés, beaucoup plus rarement que ces dénis de la rupture migratoire, une réaction inverse caractérisée par une volonté radicale d’assimilation au pays d’accueil. Cette réaction est en général plus « fonctionnelle » à première vue. Elle facilite l’insertion « objective » des parents, et plus encore celle des enfants, pour des raisons assez évidentes. Elle favorise en particulier l’appropriation de la langue du pays d’accueil, si déterminante pour une bonne insertion personnelle et professionnelle.

Sur le plan identitaire, cette réaction conduit à coller à l’identité des gens du pays d’accueil, tout du moins à ce qui en est perçu (vêtements, façons de vivre, prénoms des enfants), et à ce qui est perçu comme « bien ». Les aléas des repérages des immigrés dans les codes sociaux du pays d’accueil créent parfois des comportements « conformistes » étrangement « décalés », au carrefour du ridicule et du tragique.

Sur le fond, cette réaction constitue une autre forme de déni, le déni de l’origine cette fois. Les dangers psychiques sont au moins aussi importants qu’avec l’attitude inverse :

 

Une identité en mouvement

Identités multiples...

Par rapport aux difficultés des immigrés et de leurs enfants, depuis une vingtaine d’années, les modes idéologiques dominantes de l’interculturalisme, et plus encore du multiculturalisme, prônent avant tout le maintien ou le renforcement du lien à la culture du pays d’origine.

Si ce « maintien du lien » va jusqu’à figer l’identité, cela ne peut que creuser l’inadaptation, favoriser le déni de la rupture migratoire, entretenir les passions ravageuses de la nostalgie. Ces idées me semblent démagogiques et foncièrement mensongères.

Le multiculturalisme, de plus, menace constamment de dériver vers des logiques de ghettos, d’apartheid, d’autant plus que cette idéologie d’importation anglo-saxonne est particulièrement inadaptée aux profondes traditions centralisatrices et assimilatrices de la France(8).

Ceci posé, il est juste de souhaiter éviter le déni de l’origine. Cela peut de fait passer, au moins dans une certaine mesure, par le maintien de l’adhésion à certains éléments de la culture du pays d’origine. Cela nécessite toutefois le respect de certaines conditions, en particulier des conditions de compatibilité avec les éléments de la culture du pays d’accueil que l’inscription dans le pays d’accueil exige et produit à la fois. Cette indispensable compatibilité est double :

Au fond, ces exigences de compatibilité se révèlent vite pesantes et restrictives. Ce que l’on pourrait appeler un filtrage culturel n’est guère évident à réguler : selon quels critères effectuer ces choix ? Cette réponse à la question de la double appartenance culturelle n’est guère convaincante en elle-même, et elle est probablement peu viable à terme, surtout en termes transgénérationnels.

Quant à la notion très en vogue de double culture, elle est littéralement schizophrène, psychotisante.

Ces diverses idéologies des identités multiples reposent au fond sur le principe que la seule solution pour éviter le déni de l’origine, ou même seulement la rupture avec l’origine, consiste à conserver, en tout ou partie, l’appartenance culturelle initiale. Elles confondent identité personnelle et appartenance collective, alors même que, hors de toute migration, cette confusion n’est jamais absolue, pas même dans les sociétés tribales les plus « totalisantes »(9). Sauf peut-être dans certaines formes de pathologie mentale(10), l’individu n’est jamais réductible à la somme de ses appartenances. Son identité est certes façonnée par ses appartenances groupales, mais seulement à travers la façon dont il a subjectivement vécu ses liens groupaux, dont ses relations concrètes avec ces groupes ont tissé sa vie réelle et sa vie fantasmatique.

Ou identité en mouvement ?

La reconstruction identitaire que doit opérer tout migrant, ou tout descendant de migrant quand cette reconstruction identitaire n’a pas été effectuée par la génération précédente, ne saurait se penser seulement en terme de balance entre les deux cultures entre lesquelles ces personnes seraient définitivement vouées à être écartelées.

La solution la plus convaincante, la plus viable à long terme, en particulier transgénérationnel, me semble au contraire être le passage d’une logique d’appartenance collective à une logique de trajectoire privée. Il n’est certes pas souhaitable de dénier ses origines, ni même seulement de les oublier. Mais on ne se construit pas non plus en restant collé à ce qui nous a une fois façonné. Il en va du rapport au social comme il en va du rapport au parent : ce que nous devons aux individus et aux collectifs qui nous ont permis de grandir n’a pas à nous enfermer dans des liens définitifs. Nos parents vieillissent et meurent sans que nous en soyons forcément détruits, même si nous en sommes attristés, et chargés de poids nouveaux. Il en va de même des groupes dans lesquels nous avons grandi, aussi bien des groupes de proximité que des groupes larges. Le temps qui passe suffit. Ni le village de mon enfance, ni la France de mon enfance n’ont perduré au-delà de mon enfance. Les phénomènes migratoires ne font que radicaliser ces phénomènes, qui en eux-mêmes sont au fond universels.

Il s’agit donc de substituer l’histoire personnelle au lien culturel comme base de l’élabo­ration de la dimension sociale de l’identité personnelle. Il s’agit d’inventer une nouvelle logique des relations de l’individu au social, dans laquelle l’inscription sociale du sujet n’est plus assurée par une appartenance sociale imposée, mais par une histoire transgénéra­tionnelle assumée.

Une telle conception transforme les modalités mêmes de la construction identitaire, tout du moins dans ses dimensions sociales :

Cette conception est en lien avec ce que Louis Dumont a nommé « l’individualisme moderne ». Il s’agit là au fond d’un changement fondamental de « civilisation », au sens d’une transformation des modalités mêmes de l’inscription sociale des personnes, et de sa transmission. Cette évolution est en cours de longue date, comme Dumont a commencé à le montrer. La création des États, l’urbanisation, la diversification des métiers, le développement d’échanges économiques à longue distance, la démocratisation de la vie politique, tout cela concourt depuis des siècles(11) à désenclaver les individus des modalités les plus massives de l’inscription groupale.

Il s’agit au fond de passer des logiques anciennes d’appartenance à une nouvelle logique de construction volontaire de soi. Les professionnels qui travaillent auprès des personnes en souffrance identitaire ont dès lors plus à accompagner des cheminements identitaires personnels qu’à soutenir une quelconque forme d’inscription sociale.

Cette voie « individualisante » n’est ni facile, ni assurée. Les signes de résistance à une telle transformation, toujours en cours, sont multiples et puissants, y compris dans les pays démo­cratiques les plus développés. Les pires résistances prennent la forme de crispations identitaires passéistes, dangereuses et mortifères par définition, que l’on retrouve pratiquement à l’identique dans des mouvements dits « identitaires » de « Français de souche » et dans l’intégrisme islamique qui se répand dans les populations immigrées.

Daniel Calin
2017


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Notes

(1) Pas toujours : baptême, circoncision dans certaines traditions.

(2) On disait autrefois que les jeunes filles de l’aristocratie « entraient dans le monde » lors de leur premier bal.

(3) Voir la notion de « société des enfants » chez Alain. Voir aussi Piaget et l’accès à la coopération.

(4) On observe bien entendu un phénomène comparable, sans migration, dans les sociétés où ces liens se délitent de l’intérieur, par la colonisation par exemple. Ces phénomènes sont d’ailleurs considérablement renforcés par les « migrations de l’intérieur », en particulier par l’urbanisation.

(5) Les parents étrangers d'un enfant âgé de 13 à 16 ans, qui est né en France et y réside habituellement depuis l'âge de 8 ans, peuvent réclamer, en son nom, la nationalité française par déclaration. L’enfant né en France devient dès lors celui qui ouvre droit à une situation régulière en France, puisque les parents d’un enfant français ne sont pas expulsables. Contrairement à toutes les lois anthropologiques, c’est lui qui « inscrit » ses parents là où ils vivent.

(6) Mais un choix sans conséquences n’est pas un choix...

(7) C’est ce qui produit ce que l’on pourrait nommer une « identité nostalgique », si fréquente et si ravageuse chez les immigrés.

(8) Voir Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, L’invention de la France, Col. Pluriel, N° 8365, Hachette, Paris.

(9) Ou « holistique », selon le terme utilisé par Louis Dumont.

(10) Voir, entre autres, la notion de faux self chez Winnicott.

(11) Dans notre bassin de civilisation, on peut dire depuis 5 000 ans, depuis les émergences mésopotamiennes et égyptiennes.


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