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La souffrance à l’école

 

 
Un texte de Daniel Calin


Présentation  Article initialement publié dans L’Erre (Revue de la FNAREN), n° 26, octobre 2008, pages 25-27. Le texte a été révisé en mai 2011 à l’occasion de sa mise en ligne.

 

Les pratiques rééducatives les plus ancrées et, probablement, les mieux reconnues s’ordonnent autour de l’idée que l’entrée à l’école implique un processus de séparation entre l’enfant et sa famille, séparation à laquelle certains enfants seraient très mal préparés, ce qui induirait chez eux des souffrances si vives qu’ils ne parviendraient pas à les surmonter par leurs propres moyens.

Les professionnels de l’école rencontrent bien sûr fréquemment de tels enfants. Peut-être même de plus en plus souvent, du fait de la montée en puissance de ce que des sociologues américains ont nommé le « cocooning » familial. Cet arrachement de l’enfant au giron familial, au jour de la première rentrée, est incontestablement la première forme possible de souffrance à l’école. C’est en tous cas la plus visible, la plus reconnue : aujourd’hui, bien des parents versent à cette occasion autant de larmes que leur bambin !

Remarquons au passage que cette impréparation à la séparation est susceptible d’avoir des causes non seulement diverses, mais parfois radicalement opposées. On pense souvent à des enfants « trop maternés », trop « couvés », englués dans des relations symbiotiques – c’est ce à quoi renvoie le terme « cocooning ». Mais il peut aussi bien s’agir de cas inverses : enfants plus ou moins à l’abandon, et qui n’ont pas pu de ce fait construire les bases narcissiques leur permettant de supporter le degré d’autonomie psychique qu’implique la scolarisation.

Notons également qu’il s’agit là d’une souffrance indispensable, non seulement à l’adaptation scolaire de l’enfant, mais à son bon développement psychique et à son insertion sociale : il faut bien quitter sa famille, partir pour grandir. Souffrance pour croître, donc, souffrance positive – tout du moins pour l’enfant qui parvient à la surmonter sans se détruire, avec ou sans l’accompagnement d’un professionnel de l’aide ou du soin.

 

Cette vision classique de la souffrance à l’école bute cependant sur une observation peu contestable : ce ne sont pas les enfants, assez rares maintenant, qui sortent de facto du giron maternel pour entrer à l’école qui sont seuls en souffrance. Les enfants qui ont grandi en crèche collective durant les trois premières années de leur vie devraient logiquement mieux s’adapter à la scolarité maternelle, dès lors que l’on suppose que sa difficulté tient à cette seule logique de la première séparation. C’est loin d’être toujours le cas. Comment comprendre alors qu’un enfant précé­demment bien adapté à la crèche puisse trébucher sérieusement à son entrée en maternelle ?

Ce sont de telles observations qui m’ont progressivement amené à penser la souffrance scolaire comme fondamentalement ordinaire, comme le lot commun de presque tous écoliers – donc comme indépendante de tout « problème » particulier de l’enfant ou de sa famille. Mon hypothèse est que les caractéristiques générales des pratiques de classe, dès la maternelle, impliquent chez tout enfant « normal » une souffrance plus ou moins vive, à laquelle seuls échapperaient peut-être, paradoxa­lement, les enfants à familles si lourdement problématiques qu’ils peuvent vivre même cette école-là comme un refuge, voire une délivrance.

J’ai déjà écrit(1) que la réalité de la « socialisation » imposée à l’école maternelle, au-delà des discours mensongers, y compris de ceux que tiennent les programmes officiels, avait plus à voir avec une militarisation de l’existence qu’avec une initiation à la citoyenneté(2).

Je reprends ici la définition, proposée dans cet article précédent, des deux caractéristiques de la socialisation que conduit de fait l’école maternelle :

1/ N’être qu’un enfant parmi les autres, sans lien personnel avec l’adulte, ce qui met certes en jeu la problématique de la séparation, tout en allant bien au-delà.

2/ Avoir des activités hétéronomes, sous la conduite de l’adulte, ce qui prend plutôt à contre pied la problématique de la séparation. Traditionnellement, en France, et contrairement à d’autres modèles(3), la majorité des enseignants des écoles maternelles laissent peu de place aux activités libres. L’enfant est soumis à des activités non choisies par lui et conduites par l’adulte.

 

Le premier point est certainement le plus visiblement violent pour les enfants lors de leur entrée en maternelle. Les parents perçoivent souvent vivement cette immer­sion, cette « disparition » de leur jeune enfant dans le lot commun, dans la foule mouvante du « peuple enfant »(4). Ce n’est pas seulement là l’effet mécanique de la séparation par rapport à la famille. En nourrice ou en crèche, le bébé est séparé de sa famille sans pour autant n’être plus « qu’un parmi les autres » – ce qu’il ne pourrait d’ailleurs absolument pas supporter(5). Nourrices privées et « taties » des crèches ont des rapports personnalisés avec les enfants, elles ne s’adressent que rarement à tout un groupe, jamais avec les plus petits. Les parents, quand ils reprennent leur enfant, ont droit à un rapport circonstancié sur la façon dont la journée de leur enfant s’est déroulée. Il reste « UN enfant », il ne s’estompe pas parmi « LES enfants ».

C’est donc la façon ordinairement impersonnelle de traiter l’enfant dans nos écoles, dès l’entrée en maternelle(6), qui est ici en cause, et pas seulement ni tellement l’éloigne­ment par rapport au giron familial. En maternelle, cette violence est certes liée pour une part à l’insuffisance notoire du taux d’encadrement pour des enfants si jeunes. Raisonnablement, les professionnels sérieux s’accordent à penser que les petites sections devraient comporter 15 élèves et non 30, ce qui est le taux ordinaire d’encadrement des enfants de cet âge dans la plupart des pays comparables au nôtre(7).

Mais le nombre n’est pas tout. C’est aussi la faible attention portée à l’enfant comme sujet, unique, inassimilable à aucun autre, qui fait question. Il ne s’agit même pas d’une incapacité à s’adapter aux particularités de l’enfant, mais de l’absence de l’idée même qu’il serait bon de s’attacher à observer, respecter et cultiver ces particula­rités(8). Le problème est trop général pour mettre en cause les personnes. C’est une question de culture professionnelle, voire de culture nationale. Cette spécificité natio­nale(9) s’inscrit dans la réglementation et les pratiques de formation. Tout enseignant est formé à dérouler un programme identique pour tous les enfants, à penser que là est son métier. Cela vaut même pour la maternelle, même pour la petite section. Les textes réglementaires prescrivent avant tout des programmes identiques pour tous. Même les textes qui appellent à une certaine « différenciation pédago­gique » prescrivent immédia­tement que, s’il est souhaitable de varier les voies des apprentissages, il est impératif d’amener tout le monde au même niveau en temps voulu, en fin d’année ou en fin de cycle – ce qui suffit à réduire à néant l’idée même de différenciation. Dans les IUFM, les formations spécifiques pour les très jeunes enfants sont le plus souvent inexistantes. Ni la réglementation ni la formation n’amènent à se pencher sur chaque enfant pour mettre au point la meilleure façon de l’amener à développer au mieux ses propres potentialités, dans leurs particularités. Il s’agit, au moins pire, de s’interroger sur la meilleure façon d’amener chacun à se fondre dans le moule unique.

Notre école, dès la petite section, est effroyablement normalisatrice. Plus que le « un parmi les autres », on impose à nos élèves d’être « un comme les autres », ou on s’imagine pouvoir et devoir l’imposer. Si le « un parmi les autres » a encore à voir avec la problématique de la séparation, le « un comme les autres » pose un tout autre problème, qui touche à la construction de l’identité. Je pense d’ailleurs que le « un parmi les autres », qui est déjà bien présent dans toute forme de « garde collective », pose plus des problèmes d’identité que des problèmes de séparation, du fait de la non prise en compte de la personnalité propre de l’enfant dans la culture enseignante, alors que les personnels des crèches sont très attentifs à ces particularités de chaque enfant, et formés à cette attention personnalisée(10).

Les rééducateurs devraient doubler leur modèle classique des difficultés de séparation par un second modèle ordonné autour des difficultés à maintenir un sentiment d’identité suffisant dans une école massifiante : on n’accompagne pas de la même façon un enfant en souffrance de séparation et un enfant en souffrance d’identité. Nous avons vu que les difficultés graves de « séparation » résultent de la rencontre entre des pratiques scolaires généralement mal adaptées aux jeunes enfants et des préparations familiales à l’autonomie insuffisantes. Il en va de même pour les difficultés graves de « sentiment d’identité ». Si la normalisation scolaire outrancière fait plus ou moins souffrance pour tous, ces souffrances deviennent insupportables pour les enfants dont la construction identitaire de base est mal assurée, ce qui peut s’enraciner dans des expériences très diverses, les plus banales étant liées, pour les unes à l’absence du parent d’identification, pour les autres à des migrations mal vécues ou mal assumées.

 

Le second point, à savoir la prévalence des activités hétéronomes dès la petite section, me semble en réalité le plus violent, et le plus inutilement violent. Il passe généralement inaperçu, tout simplement parce que nous y sommes tous habitués, professionnels comme parents, parce que notre culture nationale est militarisée en profondeur, quelles que soient nos représentations de surface, « de droite » ou « de gauche ». Dans les crèches, la plupart des activités sont libres. Dans les crèches, les enfants parlent autant qu’ils le veulent. Dans les crèches, les enfants jouent avec qui ils veulent. Pauline Kergomard, à qui nous devons largement, encore aujourd’hui, nos pratiques pédagogiques en maternelle, était pourtant une excellente connaisseuse de Montessori. J’ai du mal à comprendre qu’elle n’ait rien importé de l’essentiel de l’organisation montessorienne, à savoir une organisation radicalement individualisée des activités, sauf à faire appel à cette idée d’une culture nationale si militariste que même cette grande dame, par ailleurs remarquable, ne pouvait concevoir une vie collective que sur un modèle militaire.

Alors, oui, les enfants souffrent à l’école, à des degrés divers mais pratiquement tous. Mais ils ne souffrent pas tant de séparation que d’une dépossession de soi imposée par notre école, telle que notre histoire nationale l’a fabriquée, alors même que nous disposions d’un modèle profondément différent et au moins aussi exigeant en termes d’apprentissages précoces(11).

 

Les seuls freins à ces souffrances ordinaires sont de deux ordres.

Le premier frein, positif à certains égards, est que, comme dans toutes les condi­tions d’existence difficiles, les enfants apprennent à vivre dans les interstices de cette socialisation totalitaire : récréations, chahuts, solidarités entre victimes de cette maltrai­tance institutionnelle (dite un peu trop vite solidarité « entre pairs »)...

Le second frein, très perceptible dans la vie quotidienne des écoles maternelles, c’est que la dépossession de soi n’est pas qu’une souffrance, mais procure aussi une certaine forme de jouissance. Abandon au groupe dans les danses, les rondes, les transes, les messes, les carnavals, les mascarades, les défilés, les cortèges, les manifestations, les grands spectacles sportifs ou artistiques : cette très vieille lignée anthropologique scande l’essentiel des heures passées à l’école maternelle, comme elle scande la vie collective de toutes les sociétés de tous les temps, pour le meilleur comme pour le pire. Elle est certainement un fond nécessaire à l’investissement de la socialisation, même si elle ne laisse pas d’être inquiétante par sa capacité à décérébrer tous ceux qui y participent(12). Une chose est sûre : on est bien là aux antipodes de l’idée de citoyenneté. Tribalisme, collectivisme, communautarisme, totalitarisme : de telles pratiques favorisent la fusion groupale, bien plus que le type de socialisation qu’exigerait une propédeutique à la citoyenneté démocratique.

 

Plus tard, quelque part entre la grande section et le cours préparatoire, question souffrance scolaire, on passe aux choses sérieuses. Et cette fois, il ne s’agit plus d’une souffrance commune, laquelle crée malgré tout, comme nous l’avons vu, une sorte de lien « égalitaire », mais bien d’une souffrance différenciée et différenciatrice, qui voit très tôt s’opposer le triomphe des enfants qui « suivent » et qui réussissent à la blessure des enfants qui « décrochent » et qui échouent.

Dans un article déjà ancien(13), j’ai décrit longuement les conséquences ravageuses de ce sentiment d’échec précocement imposé à une partie conséquente des enfants(14), ce qui tend à perturber leur fonctionnement psychique, voire à pathologiser leur dévelop­pement. J’en rappelle les points essentiels :

1/ L’expérience de l’échec est souvent très précoce, alors même qu’on sait à quel point les jeunes enfants sont narcissiquement dépendants. Dès la grande section, les évaluations se resserrent et se font pressantes(15). Au plus tard au cours préparatoire, les familles sont alertées et certains enfants sont stigmatisés, quoi qu’on fasse. Même sans les évaluations formelles, d’ailleurs, l’organisation massivement collective et indiffé­renciée des apprentissages conduiraient certains enfants à se sentir en décalage par rapport aux autres – comme c’est probablement de fait le cas dès la petite section, même si l’on n’y prête guère attention.

2/ On peut supposer, sans grand risque de se tromper, que la plupart des enfants en échec sont les plus fragiles, narcissiquement ou autrement, avant même cette expérience négative. Le sentiment d’échec en est d’autant plus ravageur pour eux.

3/ Dans nos sociétés, on ne demande plus guère aux enfants, y compris dans les familles populaires, que de « bien travailler » à l’école. Ainsi, les enfants qui échouent à l’école n’ont que très peu de possibilités de se faire valoriser ailleurs. Ils sont cernés !

 

Dès la fin du cycle II, vers huit ans, les jeux sont faits pour nombre d’enfants. Les plus « chanceux » sont entrés dans l’écrit sans coup férir. Ils vont pouvoir, sinon adorer l’école, tout du moins savourer les plaisirs de la culture intellectuelle, dans tous les domaines ou dans ceux qui leur conviendront le mieux. Ceux d’entre eux qui s’ennuient à l’école parce que tout y est trop facile pour eux pourront, au moins hors de l’école, savourer le plaisir des livres ou de la navigation sur le Web, voire de la réflexion solitaire sur la vie telle qu’elle va. Inversement, les « malchanceux » qui besognent sur les bases du déchiffrement ou du comptage ont senti le sol se dérober sous leurs pieds – et ne le retrouveront le plus souvent jamais. Les premiers ne snobent même pas les seconds, les enfants d’aujourd’hui sont rarement méchants ou mesquins(16). C’est pire : ils ont tout simplement cessé de les voir, tournés qu’ils sont vers de plus vastes horizons.

Comme les enseignants sont presque toujours issus des rangs des « chanceux », ils ont tendance eux aussi à ne pas voir les « malchanceux » de leur classe, tout du moins à ne pas les voir vraiment, à ne les percevoir qu’à travers l’écart très vite vertigineux qui se creuse entre eux et les « chanceux », et non pas à les percevoir tels qu’ils sont en eux-mêmes, surtout pas avec ce qu’ils peuvent avoir de qualités « malgré tout ». Alors la boucle est bouclée.

Parfois, un Pennac(17) émerge, de ces rangs des « malchanceux ». Ce qui ne change rien : sauf exceptions, seuls les anciens « chanceux » le liront !

Daniel Calin
2008-2011

 
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Notes

(1) De la porte de l’école à la porte de l’écrit, Actes du XXIIe Congrès National de la FNAREN, Reims, mai 2007.

(2) Laquelle ne saurait en aucun cas pouvoir être seulement initiée avec des enfants si jeunes, sauf à dénaturer complètement l’idée de citoyenneté, laquelle n’a pas grand-chose à voir avec le « vivre ensemble » ! On « vit ensemble » dans toutes les sociétés humaines, même les plus éloignées de la démocratie !

(3) Des Kindergarten allemands aux écoles maternelles montessoriennes.

(4) Cette fort jolie expression est d’Alain, dans Propos sur l’éducation.

(5) Voir les observations de Spitz et sa notion d’hospitalisme.

(6) Voir là contre mon article L’accueil à l’école maternelle (1999).

(7) Mais il est vrai qu’inversement notre école maternelle laïque et gratuite pour tous est une exception que nombre de pays nous envient...

(8) Ne surtout pas « cultiver » ses particularités : notre système scolaire est si fondamentalement normalisateur que tout « traitement particulier » est mécaniquement assimilé à un privilège... ou à une punition !

(9) Spécificité d’ailleurs toute relative, tant la France a mondialement servi de modèle, même si c’est à des degrés divers d’un pays à l’autre.

(10) Probablement sous l’influence d’une culture médicale qui a miraculeusement survécu à la bonapartisation de l’esprit français.

(11) Bien plus, en réalité : l’organisation montessorienne des apprentissages est extraordinairement rigoureuse et structurée. Ne pas oublier, par exemple, que Maria Montessori était opposée aux « dessins libres ». La pédagogie montessorienne est susceptible d’être critiquée pour excès de rigueur, absolument pas pour laxisme.

(12) Voir Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Félix Alcan, Paris, 1895.

(13) Les réactions psychiques à l’échec scolaire (1999).

(14) 10 % au moins, 20 à 25 % probablement.

(15) Et je n’évoque même pas ici les propensions actuelles aux dépistages à trois ans des futurs dyslexiques ou des futurs délinquants, scientifiquement recommandés par l’INSERM !

(16) Sauf Sarkozy – mais justement, enfant, il ne faisait pas du tout partie des premiers de la classe !

(17) Voir : Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, Paris, 2007.


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Dernière révision : dimanche 26 janvier 2014 – 17:30:00
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