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La question de la trace

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte a d’abord servi de base à une conférence organisée par l’AREN 78, dans le cadre de la journée du « Printemps de la rééducation », le 07 avril 2018, à La Verrière (78).
Publication initiale  Il a été ensuite initialement publié dans la revue de la FNAREN, Envie d’école n° 94, mars/avril 2018, pages 20 à 22.

 

Dans une communication intitulée Quelle(s) problématique(s) de la trace ?(1), Alexandre Serres met en évidence la forte polysémie du mot « trace », présent dans la langue française dès le début du XIIe siècle. Le Littré n’en propose pas moins que douze définitions distinctes. La signification première, qui reste à ce jour la plus banale et dont dérivent toutes les autres, correspond au mot « empreinte » : « Vestige qu’un homme ou un animal laisse à l’endroit où il a passé »(2). À cette signification très concrète s’ajoutent très tôt divers sens figurés, de « Exemple à suivre » à « Impression que les objets font dans l’esprit, dans la mémoire ».

Alexandre Serres fait remarquer que la notion de trace a peu fait l’objet de théorisations, à quelques exceptions près, comme Paul Ricœur dans un de ses derniers ouvrages(3). Encore faut-il souligner que, chez Ricœur comme chez les quelques historiens qui ont théorisé autour de la question de la trace, c’est la trace comme porteuse de mémoire qui focalise toute l’attention. Or, ce n’est pas cette trace-là qui intéresse les pédagogues, mais la trace comme anticipation de l’écriture, voire comme préparation à l’écriture. Cette trace, graphique ou pré-graphique, tout comme l’écriture elle-même, est une trace volontaire, et même hautement volontaire, aux antipodes de toute trace « par inadvertance ». Elle est loin des empreintes produites mécaniquement par la course de l’animal ou les pas du promeneur, très loin aussi des traces qu’impriment dans notre mémoire les divers événements de notre vie, plus loin encore des traces laissées malgré lui par le criminel, alors même qu’il met toute son attention et toute sa ruse à n’en point laisser.

Ces traces actives, volontaires, ne sont pourtant pas le propre de l’enfant qui tâtonne vers l’écriture, loin de là. Elles sont peut-être aussi anciennes que l’humanité, voire le signe même de l’entrée dans l’humanité. Dans l’art pariétal, les représentations de la main sont très nombreuses. Elles sont parfois largement majoritaires, comme à Gargas, dans les Hautes-Pyrénées, ou à El Castillo, en Cantabrie (Espagne). Les préhistoriens distinguent, dans cet art pariétal, trois types de mains : les « mains positives », produites par l’apposition sur la paroi rocheuse d’une main imprégnée d’une substance colorante, les « mains négatives », produites par la projection d’une substance colorante autour d’une main apposée(4) sur la roche, et enfin les mains gravées.

Les mains gravées, assez rares, sont déjà de pleines représentations. À l’inverse, les mains positives, formellement, sont des empreintes, résultant de l’apposition de la main elle-même sur la paroi rocheuse, même si ce sont bien déjà des empreintes volontaires(5), plus proches des marquages territoriaux de nombre d’animaux que des empreintes au sens le plus classique du terme. Les mains négatives sont de très loin les plus nombreuses dans l’art pariétal. Avec les mains négatives, l’image de la main ne résulte plus de son apposition, mais de son retrait. La main réelle s’efface, elle n’apparaît qu’en creux, par son absence, par l’espace vide laissé au milieu du colorant projeté au moment où le peintre la retire. Elles marquent une avancée considérable dans le processus d’humanisation, car elles mettent en scène un écart entre la main et sa représentation : littéralement, la main s’écarte pour se représenter. Les mains négatives constituent ainsi une sorte de mise en acte de l’image mentale, qui par définition représente l’objet en son absence. Elles sont donc l’archétype de ce que j’appelais avec Hélène Garrel les symbolisations primaires(6), caractérisées par leur caractère agi plus que représentatif.


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Si cette capacité à faire trace est aussi constitutive de l’humanité que nous venons de le voir, pourquoi certains enfants ont-ils tant de réticences à laisser leur trace, ou, plus exactement à produire des traces ? A contrario, pour la plupart des enfants, des petits gribouilleurs des murs de la maison aux grands tagueurs des murs de nos villes, le problème est plutôt de canaliser leurs traces vers des fins socialement acceptables. Qu’est-ce qui cloche, alors, chez cette petite minorité d’enfants furtifs ?

Une première réponse possible est apportée par le cas de George, décrit dans L’enfant à l’ordinateur(7). Il s’agit d’un garçon de quatre ans que l’on qualifierait aujourd’hui pudiquement d’hyperactif. Il est en réalité pris en permanence dans une activité aussi frénétique que totalement improductive. Il est angoissé dès qu’il n’est plus collé à sa mère, il ne joue pas, il n’a aucune relation avec les autres enfants. Son langage est pratiquement incompréhensible. Il peut produire, très vite et à la chaîne, des « dessins » réduits à des gribouillages informes et compulsifs. Ces traces chaotiques sont plus proches des empreintes produites mécaniquement par les activités animales ou humaines que de toute trace un tant soit peu volontaire, tant elles semblent dénuées de toute intention de signifier, même si elles ne sont pas à proprement parler involontaires. La rééducatrice va le piéger, en quelque sorte, en imprimant le « résultat » de ses frappes hasardeuses sur le clavier de l’ordinateur pour lui présenter ensuite ces imprimés comme le résultat de « son travail ». D’abord très surpris, à juste titre, George investira ensuite étonnamment vite cette possibilité de « produire » quelque chose, de marquer le réel de sa trace, cette fois volontaire et signifiante : dès la quatrième séance, il demandera à écrire son prénom sur l’ordinateur.

Nous avions alors conclu : « Au départ, Georges a utilisé l’ordinateur comme tous les autres supports, en le manipulant à tort et à travers. Mais cette agitation a fait trace. C’est une trace potentielle, différée, qui ne se concrétise qu’avec l’impression. Ce phénomène, très nouveau pour lui, explique sa réaction de surprise, lors de la présentation de sa première « production ». C’est qu’il ne s’agit plus d’une trace proprement dite, directement inscrite par l’acte moteur dans la pâte du réel. Le temps qui se glisse entre le geste au clavier et l’impression sur le papier donne à cette trace la distanciation d’un signe. Pris dans ce système clavier/écran/imprimante, cet enfant, bloqué dans une pure sensori-motricité, est propulsé bon gré mal gré dans un système qui déconnecte ses actes et leurs traces. La trace de son geste, différée par l’organisation du système informatique, est pour lui une re-présentation de ce geste. »

George était initialement un enfant chaotique, particulièrement mal construit, fusionnel avec sa mère. Non séparé ou mal séparé, il n’a pas accès à la conscience de soi, pas accès au « je ». C’est pourquoi il se retrouve au plus près du saut anthropologique que représente, dans l’art pariétal, le passage des mains positives aux mains négatives, que la situation rééducative et le dispositif informatique lui permettent de reproduire, en passant de la frappe aléatoire du clavier à l’écriture de son prénom.


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George est un cas extrême, même s’il est loin d’être isolé : une bonne part des enfants présentant des troubles sévères de la personnalité, en particulier de type autistiques, connaissent de fortes difficultés à faire trace. La plupart des enfants qui peinent à produire des traces et qui, de ce fait, n’entrent pas dans l’apprentissage de l’écriture(8) ou peinent massivement à y entrer, sont loin de ce dénuement psychique. Ils savent jouer, ils sont insérés dans la vie de la classe. Ils ont un langage oral normal pour leur âge, voire de qualité. Cette difficulté à faire trace se manifeste soit par des graphismes très peu appuyés, à peine visibles, soit au contraire par des graphismes crispés, qui labourent et déchirent les supports. Du coup, il est banal d’interpréter ces difficultés comme liées aux problématiques de l’agressivité ; manque d’agressivité pour les premiers ou trop plein d’agressivité pour les seconds.

Même si ces interprétations hâtives peuvent comporter occasionnellement une part de vérité, elles passent toujours à côté de l’essentiel, comme chaque fois que l’on présuppose que la normalité psychique implique un « juste milieu » dans la pulsion agressive, ni trop, ni pas assez. C’est que l’agressivité fait l’objet d’une construction psychique(9), d’une véritable psychogenèse. Du coup, les problèmes qui lui sont liés ne sont que très secondairement quantitatifs. Ils sont au contraire à peu près constamment structurels.

Parmi les enfants qui peinent à faire trace, ceux qui labourent le papier ne sont manifestement pas en manque d’agressivité, mais leurs activités graphiques apocalyptiques témoignent d’un échec à contrôler correctement leur agressivité. Quant à ceux qui ne font guère qu’effleurer le papier, ils peuvent fort bien témoigner par là qu’ils sont effarés par la puissance de leurs pulsions agressives, parfois au point de refuser obstinément tout usage de quelque outil graphique que ce soit. Si apposer sa marque sur le réel et partant sa griffe sur le papier suppose à l’évidence une énergie qui est de l’ordre de l’agressivité, cela exige tout autant une forte capacité de contrôle de l’investissement de cette énergie dans les actes graphiques. Plus précisément, pour reprendre les analyses que j’ai proposées dans Psychogenèse de l’agressivité, je fais l’hypothèse que la plupart des enfants en grande difficulté dans les productions graphiques sont bloqués quelque part entre « agressivité destructrice » et « agressivité dominatrice ». Il faut noter que cette problématique est relativement archaïque : le glissement de l’agressivité destructrice à l’agressivité dominatrice se fait normale­ment, pour l’essentiel, au cours de la troisième année. Il est donc très anormal de voir des enfants de six ans ou de huit ans qui en sont encore à s’épuiser dans des tentatives de contrôler une agressivité toujours trop massivement destructrice. Prolongées au-delà de quatre ans, les difficultés graphiques massives sont un indicateur inquiétant quant au bon développement psychologique de l’enfant(10), et pas seulement une dysgraphie plus ou moins anodine. Elles doivent donc être prises très au sérieux.


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Du point de vue des pratiques rééducatives, la prise en charge de ces difficultés graphiques implique donc, si l’on suit mes analyses, une relance du processus de maturation de l’agressivité. Cela passe d’abord par le fait que le cadre rééducatif permette l’expression de l’agressivité destructrice, surtout avec les enfants qui refusent ou effleurent le papier. L’introduction d’un punching-ball en salle de rééducation est particulièrement indiquée. Les lancers de ballons vont dans le même sens, avec l’avantage qu’ils permettent de glisser facilement du lancer aux échanges, ce qui symbolise bien le passage des logiques de destruction aux logiques de domination et de contrôle. On introduit parfois des ballons de baudruche, qui présentent l’avantage de pouvoir être lancés ou échangés, mais aussi détruits. Pour les enfants les plus « archaïques », cette polyvalence est probablement très intéressante.

Pour confronter plus directement l’enfant aux activités graphiques, on peut reprendre avec bonheur des activités relativement banales en maternelle(11), comme le dessin ou l’écriture dans la semoule ou le sable, qui permettent les mêmes jeux entre destruction et production. Il est évidemment indiqué de s’inspirer ici de l’art pariétal. Si en crèche ou en petite section de maternelle il est assez banal d’amener les enfants à produire des mains positives(12), il est plus rare de leur faire produire des mains négatives. C’est dommage : seules ces secondes signent le passage de l’empreinte mécanique à la production symbolique. Il est cependant assez fréquent de faire produire des mains négatives en faisant dessiner par l’enfant le contour de sa main. On n’est certes là pas très loin de l’art pariétal, mais reste que l’art pariétal ne semble avoir jamais produit de contours, alors même que cela était techniquement possible. Ce n’est probablement pas sans raisons. Quand l’artiste pariétal utilise la projection de matières colorantes, sa main posée est colorée en même temps que la paroi, et cette part-là de la couleur est retirée en même temps que la main, laissant sur la roche un halo de couleur autour d’un vide devenu ainsi l’image de la main retirée, mais laissant aussi sur la main retirée toute la couleur dont l’absence sur la paroi renvoie à cette main. Si cette technique de la projection a été préférée à la technique du contour, c’est probablement parce qu’elle a une puissance signifiante supérieure, parce qu’elle met mieux en scène les jeux de présence-absence qui fondent l’univers des symboles.

Enfin, le travail sur ordinateur, comme nous l’avions vu avec George, offre des possibilités multiples qui présentent toutes l’intérêt de pouvoir jouer indéfiniment sur la conservation, la modification et l’effacement des « traces » produites par les activités de l’enfant. Qu’il s’agisse de dessiner, d’écrire, de composer de la musique, l’enfant peut à tout moment reprendre ses productions, soit pour les modifier, soit pour les concrétiser par l’impression ou l’émission, soit pour les annihiler sans retour. Il offre donc aux enfants en mal de traces une souplesse qui allège pour eux considérablement les charges émotionnelles liées à leurs productions.


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Notes

(1) Alexandre Serres, « Quelle(s) problématique(s) de la trace ? », texte d’une communication prononcée lors du séminaire du CERCOR (actuellement CERSIC), le 13 décembre 2002, HAL Id: sic 00001397.

(2) Littré.

(3) Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Col. L’ordre philosophique, Le Seuil, Paris, 2000.

(4) La couleur peut être déposée autour de la main, mais elle est le plus souvent projetée sur la main apposée et autour d’elle, soit avec la bouche, soit avec un tube, la forme de la main apparaissant incolore quand la main apposée est retirée.

(5) La distinction entre empreintes volontaires et empreintes involontaires n’est d’ailleurs pas toujours évidente, surtout lorsqu’il s’agit de figures isolées.

(6) Hélène Garrel et Daniel Calin, « Lucien », dans Conférences issues du XVIIe Congrès National de la FNAREN (Nancy-Vandœuvre 2001). Bulletin de l’AREN 54, Numéro Spécial, Nancy, 2e trimestre 2003.

(7) Hélène Garrel, Daniel Calin, L’enfant à l’ordinateur (Une pratique d’aide aux enfants en difficulté : observations et réflexions), L’Harmattan, Paris, 2000, pages 85 à 91.

(8) Au sens de production grapho-motrice.

(9) Voir mon article intitulé Psychogenèse de l’agressivité, publié dans La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, N° 67, dossier intitulé Les dispositifs Itep en devenir, INS HEA, Suresnes, Novembre 2014, pages 43 à 61.

(10) Ces enfants sont désormais souvent étiquetés « dyspraxiques ». Sauf troubles neurologiques avérés, cette étiquette est un leurre masquant des difficultés développementales plus globales, empêchant par là une prise en charge adaptés.

(11) Ou qui devraient l’être !

(12) Ou de pieds !


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Bibliographie


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