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Rapport et projet de décret de Bouquier

 


Rapport et projet de décret formant un plan général d’instruction publique


Rapport et projet de décret formant un plan général d’instruction publique, par Gilbert Bouquier, membre de la convention nationale et du comité d’instruction, présenté à la Convention le 18 Frimaire An II (8 décembre 1793).
Imprimés par ordre du comité

De l’Imprimerie nationale, s. d.(1)

Prenant le contre-pied des idées de Condorcet, Romme et Le Peletier, le Montagnard Bouquier abandonne l’idée d’une présence de l’État dans les degrés supérieurs de l’instruction. Il proscrit l’idée « de corps académiques, de sociétés scientifiques, de hiérarchie pédagogique » — en somme, d’une corporation de savants qui détiendrait le monopole du savoir, monopole qu’il juge indigne d’une société libre. Selon lui, tous les citoyens, sans restriction, peuvent enseigner à la seule condition de produire un certificat de civisme. L’école primaire cesse d’être obligatoire. Dès son apparition, le projet de Bouquier reçoit à son tour l’adhésion d’une majorité de Conventionnels, ainsi que des membres de la Société des Jacobins. La première partie de son plan (section I à III) est adoptée par la Convention, après discussion et modifications. En particulier, à la dernière minute, les partisans de Le Peletier ont fait incorporer le principe de l’obligation scolaire. Voir sur ce site le Décret Bouqier.

Ce décret du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) fut la première loi scolaire de la République, mais elle ne fut pas appliquée : quelques mois plus tard, Robespierre tombait et tout l’édifice scolaire fut remis en chantier.


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I. Rapport

Citoyens,

Vous avez chargé votre Comité d’instruction de réviser le décret relatif à l’organisation des premières écoles. Il a rempli cette tâche ; mais en s’en acquittant, il a vu que le grand problème de l’organisation de l’instruction publique pouvait être résolu de plusieurs manières, et il s’est déterminé à vous présenter un nouveau plan : un plan simple, naturel, facile à exécuter ; un plan qui proscrivît à jamais toute idée de corps académique, de société scientifique, de hiérarchie pédagogique ; un plan enfin dont les bases fussent les mêmes que celles de la constitution : la liberté, l’égalité, la brièveté.

Le premier de tous les arts utiles qu’un gouvernement républicain doit honorer est celui de l’agriculture ; et les citoyens qui l’exercent sont, en tout temps, ceux qui, les premiers, ont bien mérité de la patrie.

Les nations libres n’ont pas besoin d’une caste de savants spéculatifs, dont l’esprit voyage constamment, par des sentiers perdus, dans la région des songes et des chimères. Les sciences de pure spéculation détachent de la société les individus qui les cultivent, et deviennent à la longue un poison qui mine, énerve et détruit les républiques.

Au peuple qui a conquis la liberté, il ne faut que des hommes agissants, vigoureux, robustes, laborieux ; des hommes éclairés sur leurs droits, sur leurs devoirs.

On parvient à former de tels hommes en exerçant la jeunesse à des travaux, à des arts dont l’exécution, en développant les forces, donne de la souplesse, de la dextérité ; et en mettant sous les yeux des lois simples et sages, de grands exemples à suivre, de grands modèles à imiter.

Le muscadin crève dans une première campagne, ou, au premier coup de fusil, crie, en fuyant, Sauve qui peut, tandis que le jeune homme exercé dès l’enfance à des travaux pénibles, étayant son courage de sa force, devient bientôt un excellent soldat. Sa vigueur brave les fatigues de la guerre ; son courage affronte les périls. Il repousse l’ennemi, il garantit sa patrie du joug de toute domination, et devient par sa valeur, sa constance, sa fermeté, son dévouement, le modèle du vrai républicain.

C’est donc à former de tels hommes que nous devons nous attacher. Et la Révolution ne nous a-t-elle pas déjà merveilleusement servis à cet égard ? Jetons un coup d’œil rapide sur la nation française. Voyons ce qu’elle était avant la Révolution ; voyons ce qu’elle est aujourd’hui. Indolente, apathique, insouciante à l’excès, les sciences futiles, les arts frivoles lui tenaient lieu de tout. Elle portait les fers de la tyrannie sans, pour ainsi dire, en sentir le poids ; à peine connaissait-elle le nom de liberté. Il a fallu que les tyrans anthropophages qui la mutilaient depuis tant de siècles l’aient arrachée, à force d’excès, de cruautés et de noirceurs, des bras du sommeil léthargique où le despotisme l’avait plongée. Mais l’heure du réveil arrive ; le tocsin de la liberté retentit au loin ; la nation se lève, reprend sa puissance, et, dans un clin d’œil, un peuple d’esclaves devient un peuple de héros. Les bastilles sont renversées, les satrapes tremblent, la nation organise son pouvoir, les sociétés populaires sont formées, la voix de la raison se fait entendre, chaque citoyen devient soldat, l’amour de la liberté s’empare de tous les cœurs, et les conduit d’un pas rapide à la hauteur du républicanisme.

Tels sont les effets miraculeux qu’a produits notre Révolution ; tels sont les moyens dont elle a fait usage.

Qu’avons-nous donc besoin d’aller chercher loin de nous ce que nous avons sous nos yeux ? Citoyens ! Les plus belles écoles, les plus utiles, les plus simples, où la jeunesse puisse prendre une éducation vraiment républicaine, sont, n’en doutez pas, les séances publiques des départements, des districts, des municipalités, des tribunaux, et surtout des sociétés populaires. C’est dans ces sources pures que les jeunes gens puiseront la connaissance de leurs droits, de leurs devoirs, des lois et de la morale républicaine ; c’est en maniant les armes, c’est en se livrant aux exercices de la garde nationale, c’est en s’accoutumant au travail, en exerçant un art ou un métier pénible, que leurs membres deviendront souples, que leurs forces se développeront, qu’ils perfectionneront leurs facultés physiques. Tout leur présentera des moyens d’instruction : ils en trouveront au sein de leurs familles, ils en trouveront dans les livres élémentaires que vous allez publier, ils en trouveront enfin dans les fêtes nationales que vous allez instituer.

D’après cet exposé rapide, on doit voir clairement que la Révolution a, pour ainsi dire d’elle-même, organisé l’éducation publique et placé partout des sources inépuisables d’instruction.

N’allons donc pas substituer à cette organisation, simple et sublime comme le peuple qui la crée, une organisation factice et calquée sur des statuts académiques qui ne doivent plus infecter une nation régénérée. Conservons précieusement ce qu’ont fait le peuple et la Révolution ; contentons-nous d’y ajouter le peu qui y manque pour compléter l’instruction publique. Ce complément doit être simple comme l’ouvrage créé par le génie de la Révolution. Nous allons vous en présenter le projet.


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II. Projet de Décret
Plan général d’instruction publique

Section première.
De l’enseignement en général.

Article premier. L’enseignement est libre.

Art. 2. Il sera fait publiquement.

Art. 3. Les citoyens et citoyennes qui voudront user de la liberté d’enseigner seront tenus :

De déclarer à la municipalité, ou à la section de la commune, qu’ils sont dans l’intention d’ouvrir une école ;

De désigner l’espèce de science ou art qu’ils se proposent d’enseigner ;

De produire un certificat de civisme et de bonnes mœurs, signé de la moitié des membres du conseil général de la commune, ou de la section du lieu de leur résidence, et par deux membres au moins du comité de surveillance de la section, ou du lieu de leur domicile ou du lien qui en est le plus voisin.

Art. 4. Les citoyens et citoyennes qui se vouent à l’instruction ou à l’enseignement de quelque art ou science que ce soit seront désignés sous le nom d’instituteur ou d’institutrice.

Section II.
De la surveillance de l’enseignement.

Article premier. Les instituteurs et institutrices sont sous la surveillance immédiate de la municipalité ou section, des pères, mères, tuteurs et curateurs, et sous la surveillance générale de tous les citoyens.

Art. 2. Tout instituteur ou institutrice qui enseignerait dans son école des préceptes ou maximes contraires aux lois et à la morale républicaine sera dénoncé par la surveillance, et puni selon la gravité du délit.

Art. 3. Tout instituteur ou institutrice qui outrage les mœurs publiques est dénoncé par la surveillance, et traduit devant la police correctionnelle ou tout autre tribunal compétent, pour y être jugé suivant la loi.

Section III.
Du premier degré d’instruction.

Article premier. La Convention nationale charge son Comité d’instruction de lui présenter les livres élémentaires des connaissances absolument nécessaires pour former les citoyens, et déclare que les premiers de ces livres sont les Droits de l’homme, la Constitution, le Tableau des actions héroïques ou vertueuses.

Art. 2. Les citoyens et citoyennes qui se borneront à enseigner à lire, à écrire, et les premières règles de l’arithmétique, seront tenus de se conformer dans leurs enseignements aux livres élémentaires adoptés et publiés à cet effet par la représentation nationale.

Art. 3. Ils seront salariés par la République, à raison du nombre des élèves qui fréquenteront leurs écoles, et conformément au tarif compris dans l’article suivant.

Art. 4. Les instituteurs et institutrices du premier degré d’instruction, qui ouvriront des écoles dans les communes d’une population de trois cents à trois mille âmes, recevront annuellement de la République, pour chaque enfant ou élève, savoir : l’instituteur, la somme de dix livres ; l’institutrice, celle de huit livres par chaque élève.

Art. 5. Il sera ouvert dans chaque municipalité ou section un registre pour l’inscription des noms des instituteurs et institutrices du premier degré d’instruction, et des enfants ou pupilles qui leur seront confiés par les pères, mères, tuteurs ou curateurs.


Ci, de 300 à 3 000 10 livres 8 livres
3 000 6 000 12 — 9 —
6 000 18 000 14 — 12 —
18 000 36 000 16 — 12 —
36 000 72 000 18 — 14 —
72 000 214 000(2) et au-dessus 20 — 16 —

Art. 6. Les pères, mères, tuteurs ou curateurs pourront, à leur choix, envoyer leurs enfants ou pupilles aux écoles du premier degré d’instruction, en observant ce qui suit.

Art. 7. Ils seront tenus de déclarer à leur municipalité ou section :

Les noms et prénoms des enfants ou pupilles qu’ils sont dans l’intention d’envoyer aux dites écoles ;

Les noms et prénoms des instituteurs ou institutrices dont ils font choix.

Art. 8. Ceux des dits pères, mères, tuteurs ou curateurs, qui n’auraient pas rempli les conditions ci-dessus, seront tenus de payer l’instituteur ou l’institutrice, en conformité du tarif et à raison du nombre d’enfants ou pupilles qu’ils leur auraient confiés.

Art. 9. Les enfants ne pourront être installés dans les écoles qu’à l’âge de six ans accomplis, et le premier jour de chaque mois.

Art. 10. Les instituteurs ou institutrices du premier degré d’instruction tiendront registre des noms et prénoms des enfants et du mois où ils auront été installés dans leurs écoles.

Art. 11. Ils seront payés par trimestre ; et, à cet effet, ils seront tenus de produire à la municipalité ou à la section un relevé de leurs registres, fait mois par mois, portant les noms et prénoms des enfants qui auront assisté à leurs leçons pendant chaque mois. Ce relevé sera confronté avec le registre de la municipalité ou de la section. La confrontation faite, il leur sera délivré un mandat.

Art. 12. Ce mandat contiendra le nombre des enfants qui, pendant chaque mois, auront suivi l’école de l’instituteur ou de l’institutrice, et la somme qui lui sera due. Il sera signé du maire et de deux officiers municipaux ou de deux membres du conseil général de la commune, ou par le président de la section, et deux membres du conseil de ladite section, et par le secrétaire.

Art. 13. Les mandats seront payés à vue par les percepteurs de la contribution foncière ou mobilière de la commune ou section, et seront passés en compte aux dits percepteurs par les receveurs de district.

Art. 14. Les jeunes gens qui, au sortir des écoles du premier degré d’instruction, ne s’occuperont pas du travail de la terre, seront tenus d’apprendre une science, art ou métier utile à la société.

Art. 15. Ceux desdits jeunes gens qui, à l’âge de vingt ans accomplis, ne se seront pas conformés aux dispositions de l’article ci-dessus, seront privés pour le reste de leurs jours de l’exercice du plus beau de tous les droits, celui de citoyen.

Section IV.
Du dernier degré d’instruction.

Article premier. La réunion des citoyens en sociétés populaires, les théâtres, les jeux civiques, les évolutions militaires, les fêtes nationales et locales, font partie du second degré d’instruction publique.

Art. 2. Pour faciliter la réunion des sociétés populaires, la célébration des fêtes nationales et locales, des jeux civiques, des évolutions militaires, et la représentation des pièces patriotiques, la Convention déclare que les églises et maisons ci-devant curiales, actuellement abandonnées, appartiennent aux communes.

Art. 3. Elle charge son Comité d’instruction de faire choix des livres élémentaires existants des diverses sciences qui doivent concourir à la perfection de l’instruction publique, et d’accélérer la composition de ceux qui nous manquent.

Enseignement de sciences utiles à la société.

Article premier. Il y aura des officiers de santé dans chaque hospice ou maison de bienfaisance de la République.

Art. 2. Leur nombre sera proportionné à celui des malades qui sont annuellement traités dans chacune de ces maisons.

Art. 3. Les officiers de santé auprès d’une maison de bienfaisance sont tenus de donner des leçons publiques de médecine, de chirurgie, de botanique, de chimie, d’accouchement.

Art. 4. Il sera établi des instituteurs de génie, d’artillerie, sape et mine, dans les quatre places de la République ci-après ; savoir :

Art. 5. Ces instituteurs militaires enseigneront publiquement les sciences nécessaires à former des ingénieurs, artilleurs, sapeurs et mineurs, d’après les livres élémentaires qui leur seront délivrés à cet effet.

Art. 6. La partie du génie relative aux ponts et chaussées ne sera enseignée qu’à Paris; trois instituteurs seront chargés de cet enseignement.

Art. 7. Quatre observatoires seront établis dans la République :

Deux astronomes seront attachés à chacun de ces trois observatoires.

Art. 8. Les astronomes de la République sont tenus de former des élèves pour les observations astronomiques et météorologiques, pour les calculs de la connaissance des temps, et autres ouvrages tendant à perfectionner la navigation.

Art. 9. Il y aura un hydrographe dans chaque port de la République ; il y enseignera publiquement les sciences nécessaires aux marins.

Art. 10. Les différents instituteurs ci-dessus désignés pour remplir le dernier degré d’instruction seront salariés par la République.

Art. 11. L’enseignement libre des sciences et arts non désignés par le présent décret n’est pas aux frais de la République.

Art. 12. Néanmoins les jeunes gens qui auraient des dispositions bien prononcées pour quelque art ou science dont l’enseignement n’est pas salarié pourront, sur l’attestation de l’instituteur qui leur aura donné les premiers éléments des dits arts et sciences, et sur celle du conseil général de la commune ou section, obtenir, dans les cas seulement où ils appartiendront à des parents hors d’état de fournir au développement de leurs heureuses dispositions, un secours annuel d’encouragement pendant un nombre d’années déterminé.

Section V.
Moyens généraux d’instruction.

Article premier. Il sera formé dans chaque chef-lieu des communes les plus populeuses de la République une bibliothèque, un muséum, un cabinet d’histoire naturelle, un cabinet d’instruments de physique expérimentale, et, auprès de chaque hospice, un jardin pour la culture des plantes usuelles.

Art. 2. Ces établissements seront ouverts au public deux fois par décade.

Art. 3. Les citoyens qui cultivent quelque art ou science relatifs à ces établissements y seront admis chaque jour, en présentant leur carte civique.

Art. 4. Les citoyens qui désireraient ouvrir des cours de physique expérimentale ou d’histoire naturelle, et qui n’auraient pas les moyens de se procurer les objets et instruments nécessaires à cet effet, pourront, sous leur responsabilité et du consentement de la municipalité et du conseil général de la commune, donner leurs leçons dans les cabinets nationaux.

Art. 5. Ces établissements nationaux sont sous la surveillance immédiate des municipalités.

Art. 6. Il sera établi dans chacun d’eux un surveillant particulier, aux frais de la République.

Aperçu général des dépenses annuelles, nécessaires pour l’exécution du plan proposé.


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Notes

(1) Bibliothèque nationale, Le38 . 600, in-8° ; Musée pédagogique, n° 11704. — L’exemplaire du Musée pédagogique sort des presses de l’Imprimerie des 86 départements, où fut faite la réimpression votée par la Société des Jacobins. (Note de J. Guillaume)

(2) Ce chiffre de 214,000 ne correspond à rien : le double de 72,000 serait 144,000 ; le triple serait 216,000. Il doit y avoir là une faute d’impression. En outre, toute la ligne : « de 72,000 à 214,000 et au-dessus », qui a l’air de signifier quelque chose, ne présente en réalité aucun sens satisfaisant ; il fallait dire simplement : « au-dessus de 72,000 ». (Note de J. Guillaume)


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