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Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique

 

Présenté à l’Assemblée Nationale, au nom du Comité d’Instruction publique, Par M. Condorcet, Député du Département de Paris : les 20 et 21 Avril 1792 l’An 4e de la Liberté, Imprimé par ordre de l’Assemblée Nationale.

Le Comité d’Instruction publique, présidé par Condorcet, avait été créé par l’Assemblée Nationale en 1791. Composé de 24 personnes, il avait été chargé de présenter un projet d’organisation générale de l’instruction publique.

Le fac-similé de l’édition originale est disponible ici sur Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k488703#
Autre document similaire, toujours sur Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3044154t#

Le Rapport et le projet de décret de Condorcet ont d’abord été imprimés, par ordre de l’Assemblée Nationale, à l’Imprimerie Nationale en avril 1792. La Convention a ordonné sa réimpression en décembre 1792, réimpression réalisée par l’Imprimerie Nationale en 1793. Cette seconde édition comporte des notes, souvent assez développées, écrites par Condorcet neuf mois après la rédaction initiale de son rapport. Ce sont donc des notes personnelles de Condorcet, alors que le corps du texte avait été lu par Condorcet au nom du Comité d’Instruction publique, et non en son nom propre.

J’ai repris ces notes du rapporteur au livre de Napoléon Landais, De l’Éducation et de l’Instruction en France, édité par Henri Barba Fils aîné, en 1837, à Paris, 507 pages. Cet ouvrage inclut, pages 338 à 435, le Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique fait à l’assemblée législative le 20 avril 1792 par Condorcet, en se référant à la réimpression de 1793 « par décret de la Convention nationale ».
Le fac-similé du livre de Napoléon Landais est disponible sur Google Livres :
https://books.google.fr/books?id=GsRbAAAAcAAJ&printsec=frontcover#v=onepage

Le texte retenu ici est celui de l’édition de 1792, seulement enrichi par les notes ultérieures de Condorcet. L’orthographe a été modernisée, mais la ponctuation d’origine a été généralement conservée.

Voir aussi le Projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique que ce rapport introduisait.


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Le comité d’instruction publique soumettra à l’Assemblée nationale, des projets de décret concernant les fêtes nationales, la partie gymnastique de l’éducation, et le complément de l’éducation des femmes. Ce projet de décret n’est relatif qu’à l’instruction offerte à tous les citoyens ; et ne s’étend pas aux écoles d’artillerie, de génie, de la marine, des ponts et chaussées, des sourds et muets, des aveugles-nés.


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Messieurs,

Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ;

Assurer, à chacun d’eux, la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales, auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue de talents qu’il a reçus de la nature ; et par là établir, entre les Citoyens, une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi :

Tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens, et l’aisance de ceux qui les cultivent ; qu’un plus grand nombre d’hommes devienne capable de bien remplir les fonctions nécessaires à la société ; et que les progrès, toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune ;

Cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et, par là, contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine ; dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée :

Tel doit être l’objet de l’instruction ; et c’est, pour la puissance publique, un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière.

Mais, en considérant, sous ce double point-de-vue, la tâche immense qui nous a été imposée, nous avons senti, dès nos premiers pas, qu’il existait une portion du système général de l’instruction qu’il était possible d’en détacher, sans nuire à l’ensemble, et qu’il était nécessaire d’en séparer, pour accélérer la réalisation du nouveau système : c’est la distribution et l’organisation générale des établissements d’enseignement public.

En effet, quelles que soient les opinions sur l’étendue précise de chaque degré d’instruction ; sur la manière d’enseigner ; sur le plus ou moins d’autorité conservée aux parents, ou cédée aux maîtres ; sur la réunion des élèves dans des pensionnats établis par l’autorité publique ; sur les moyens d’unir à l’instruction, proprement dite, le développement des facultés physiques et morales ; l’organisation peut être la même ; et, d’un autre côté, la nécessité de désigner les lieux d’établissements, de faire composer les livres élémentaires, longtemps avant que ces établissements puissent être mis en activité, obligeaient à préciser la décision de la loi sur cette portion du travail qui nous est confié.

Nous avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous ; mais ne refuser à aucune portion de citoyens l’instruction plus élevée, qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu’elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l’autre, parce qu’elle l’est à ceux même qui ne la reçoivent pas.

La première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre, doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique ; et comme, néanmoins, cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe qu’il faut ne les rendre dépendants que de l’Assemblée des Représentants du Peuple, parce que de tous les pouvoirs il est le moins corruptible, le plus éloigné d’être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l’influence de l’opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu’étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que ce progrès doit amener.

Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles, qu’elle devait embrasser tous les âges, qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C’est là même une des causes principales de l’ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd’hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction, leur manquait encore moins que celle d’en conserver les avantages.

Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’Empire, pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits ; mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure. On m’a bien appris dans mon enfance que j’avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m’en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.

Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n’a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables, mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.

Ainsi, l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire, s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances, ou d’en acquérir de nouvelles.

Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés.

Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail.

Nous avons distingué cinq degrés d’instruction, sous le nom, 1°. d’écoles primaires ; 2°. d’écoles secondaires ; 3°. d’instituts ; 4°. de lycées ; 5°. de société nationale des sciences et des arts.

On enseigne, dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits. Cette instruction suffira même à ceux qui profiteront des leçons destinées aux hommes pour les rendre capables des fonctions publiques les plus simples, auxquelles il est bon que tout citoyen puisse être appelé, comme celles de juré, d’officier municipal.

Toute collection de maisons renfermant quatre cents habitants, aura une école et un maître.

Comme il ne serait pas juste que dans les départements où les habitations sont dispersées ou réunies par groupes plus petits, le peuple n’obtînt pas des avantages égaux, on placera une école primaire dans tous les arrondissements où se trouveront des villages éloignés de plus de mille toises, d’un endroit qui renferme quatre cents habitants. On enseignera, dans ces écoles, à lire, à écrire, ce qui suppose nécessairement quelques notions grammaticales ; on y joindra les règles de l’arithmétique, des méthodes simples de mesurer exactement un terrain, de toiser un édifice ; une description élémentaire des productions du pays, des procédés de l’agriculture, et des arts ; le développement des premières idées morales, et des règles de conduite qui en dérivent ; enfin, ceux des principes de l’ordre social qu’on peut mettre à la portée de l’enfance.

Ces diverses instructions seront distribuées en quatre cours, dont chacun doit occuper une année les enfants d’une capacité commune. Ce terme de quatre ans qui permet une division commode, pour une école où l’on ne peut placer qu’un seul maître, répond aussi assez exactement à l’espace de temps qui, pour les enfants des familles les plus pauvres, s’écoule entre l’époque où ils commencent à être capables d’apprendre et celle où ils peuvent être employés à un travail utile, assujettis à un apprentissage régulier.

Chaque dimanche l’instituteur ouvrira une conférence publique à laquelle assisteront les citoyens de tous les âges : nous avons vu dans cette institution un moyen de donner aux jeunes gens celles des connaissances nécessaires qui n’ont pu cependant faire partie de leur première éducation. On y développera les principes et les règles de la morale avec plus d’étendue, ainsi que cette partie des lois nationales dont l’ignorance empêcherait un citoyen de connaître ses droits et de les exercer.

Ainsi dans ces écoles les vérités premières de la science sociale précéderont leurs applications. Ni la Constitution française, ni même la déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : cette déclaration des droits, qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société, et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie, ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison, dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.

En continuant ainsi l’instruction pendant toute la durée de la vie, on empêchera les connaissances acquises dans les écoles de s’effacer trop promptement de la mémoire ; on entretiendra dans les esprits une activité utile ; on instruira le peuple des lois nouvelles, des observations d’agriculture, des méthodes économiques qu’il lui importe de ne pas ignorer. On pourra lui montrer enfin l’art de s’instruire par soi-même, comme à chercher des mots dans un dictionnaire, à se servir de la table d’un livre, à suivre sur une carte, sur un plan, sur un dessin, des narrations ou des descriptions, des notes ou des extraits. Ces moyens d’apprendre que dans une éducation plus étendue on acquiert par la seule habitude, doivent être directement enseignés dans une instruction bornée à un temps plus court, et à un petit nombre de leçons.

Nous n’avons ici parlé, soit pour les enfants, soit pour les hommes, que de l’enseignement direct, parce que c’est le seul dont il soit nécessaire de connaître la marche, la distribution, l’étendue, avant de déterminer l’organisation des établissements d’instruction publique. D’autres moyens seront l’objet d’une autre partie de notre travail.

Ainsi, par exemple, les fêtes nationales, en rappelant aux habitants des campagnes, aux citoyens des villes, les époques glorieuses de la liberté, en consacrant la mémoire des hommes dont les vertus ont honoré leur séjour, en célébrant les actions de dévouement ou de courage dont il a été le théâtre, leur apprendront à chérir les devoirs qu’on leur aura fait connaître. D’un autre côté, dans la discipline intérieure des écoles, on prendra soin d’instruire les enfants à être bons et justes ; on leur fera pratiquer, les uns à l’égard des autres, les principes qu’on leur aura enseignés, et par là, en même temps qu’on leur fera prendre l’habitude d’y conformer leur conduite, ils apprendront à les mieux entendre, à en sentir plus fortement l’utilité et la justice(1). On fera composer, soit pour les hommes, soit même pour les enfants, des livres faits pour eux, qu’ils pourraient lire sans fatigue, et qu’un intérêt, soit d’utilité prochaine, soit de plaisir, les engagerait à se procurer. Placez à côté des hommes les plus simples une instruction agréable et facile, surtout une instruction utile, et ils en profiteront. Ce sont les difficultés rebutantes de la plupart des études, c’est la vanité de celles à qui le préjugé avait fait donner la préférence, qui éloignaient les hommes de l’instruction.

La gymnastique ne sera point oubliée, mais on aura soin d’en diriger les exercices de manière à développer toutes les forces avec égalité, à détruire les effets des habitudes forcées que donnent les diverses espèces de travaux.

Si l’on reproche à ce plan de renfermer une instruction trop étendue, nous pourrons répondre qu’avec des livres élémentaires bien faits et destinés à être mis entre les mains des enfants, avec le soin de donner aux maîtres des ouvrages composés pour eux, où ils puissent s’instruire de la manière de développer les principes, de se proportionner à l’intelligence des élèves, de leur rendre le travail plus facile, on n’aura point à craindre que l’étendue de cet enseignement excède les bornes de la capacité ordinaire des enfants. Il existe d’ailleurs des moyens de simplifier les méthodes, de mettre les vérités à la portée des esprits les moins exercés ; et c’est d’après la connaissance de ces moyens, d’après l’expérience, qu’a été tracé le tableau des connaissances élémentaires qu’il était nécessaire de présenter à tous les hommes, qu’il leur était possible d’acquérir.

On pourrait aussi nous reprocher d’avoir, au contraire, trop resserré les limites de l’instruction destinée à la généralité des citoyens ; mais la nécessité de se contenter d’un seul maître pour chaque établissement, celle de placer les écoles auprès des enfants, le petit nombre d’années que ceux des familles pauvres peuvent donner à l’étude, nous ont forcés de resserrer cette première instruction dans des bornes étroites ; et il sera facile de les reculer lorsque l’amélioration de l’état du peuple, la distribution plus égale des fortunes, suite nécessaire des bonnes lois, les progrès des méthodes d’enseignement en auront amené le moment ; lorsque enfin la diminution de la dette, et celle des dépenses superflues, permettra de consacrer à des emplois vraiment utiles une plus forte portion des revenus publics (2).

Les écoles secondaires sont destinées aux enfants dont les familles peuvent se passer plus longtemps de leur travail, et consacrer à leur éducation un plus grand nombre d’années, ou même quelques avances.

Chaque district, et de plus, chaque ville de 4 000 habitants, aura une de ces écoles secondaires. Une combinaison, analogue à celle dont nous avons parlé pour les écoles primaires, assure qu’il n’y aura point d’inégalité dans la distribution de ces établissements. L’enseignement sera le même dans tous ; mais ils auront un, deux, trois instituteurs suivant le nombre d’élèves qu’on peut supposer devoir s’y rendre.

Quelques notions de mathématiques, d’histoire naturelle et de chimie nécessaires aux arts ; des développements plus étendus des principes de la morale et de la science sociale ; des leçons élémentaires de commerce y formeront le fonds de l’instruction.

Les instituteurs donneront des conférences hebdomadaires, ouvertes à tous les citoyens. Chaque école aura une petite bibliothèque, un petit cabinet où l’on placera quelques instruments météorologiques, quelques modèles de machines ou de métiers, quelques objets d’histoire naturelle ; et ce sera pour les hommes un nouveau moyen d’instruction. Sans doute, ces collections seront d’abord presque nulles ; mais elles s’accroîtront avec le temps, s’augmenteront par des dons, se compléteront par des échanges ; elles répandront le goût de l’observation et de l’étude, et ce goût contribuera bientôt à leur progrès.

Ce degré d’instruction peut encore à quelques égards être envisagé comme universel, ou plutôt comme nécessaire pour établir dans l’enseignement universel une égalité plus absolue. Les cultivateurs, à la vérité, en sont réellement exclus, lorsqu’ils ne se trouvent pas assez riches pour déplacer leurs enfants ; mais ceux des campagnes, destinés à des métiers, doivent naturellement achever leur apprentissage dans les villes voisines, et ils recevront, dans les écoles secondaires, du moins la portion de connaissances qui leur sera le plus nécessaire. D’un autre côté, les cultivateurs ont dans l’année des temps de repos, dont ils peuvent donner une partie à l’instruction, et les artisans sont privés de cette espèce de loisir. Ainsi, l’avantage d’une étude, isolée et volontaire, balance pour les uns, celui qu’ont les autres de recevoir des leçons plus étendues ; et sous ce point de vue l’égalité est encore conservée, plutôt que détruite, par l’établissement des écoles secondaires.

Il y a plus ; à mesure que les manufactures se perfectionnent, leurs opérations se divisent de plus en plus, ou tendent sans cesse à ne charger chaque individu que d’un travail purement mécanique et réduit à un petit nombre de mouvements simples, travail qu’il exécute mieux et plus promptement, mais par l’effet de la seule habitude, et dans lequel son esprit cesse presque entièrement d’agir. Ainsi, le perfectionnement des arts deviendrait pour une partie de l’espèce humaine, une cause de stupidité ; ferait naître dans chaque nation une classe d’hommes incapables de s’élever au-dessus des plus grossiers intérêts ; y introduirait, et une inégalité humiliante, et une semence de troubles dangereux, si une instruction plus étendue n’offrait aux individus de cette même classe une ressource contre l’effet infaillible de la monotonie de leurs occupations journalières.

L’avantage que les écoles secondaires semble donner aux villes, n’est donc encore qu’un nouveau moyen de rendre l’égalité plus entière.

Les conférences hebdomadaires proposées pour ces deux premiers degrés, ne doivent pas être regardées comme un faible moyen d’instruction. Quarante ou cinquante leçons par année peuvent renfermer une grande étendue de connaissances, dont les plus importantes répétées chaque année, d’autres tous les deux ans, finiront par être entièrement comprises, retenues, par ne pouvoir plus être oubliées. En même temps une autre portion de cet enseignement se renouvellera continuellement, parce qu’elle aura pour objet, soit des procédés nouveaux d’agriculture ou d’arts mécaniques, des observations, des remarques nouvelles, soit l’exposition des lois générales à mesure qu’elles seront promulguées, le développement des opérations du gouvernement lorsqu’elles seront d’un intérêt universel. Elle soutiendra la curiosité, augmentera l’intérêt de ces leçons, entretiendra l’esprit public et le goût de l’occupation.

Qu’on ne craigne pas que la gravité de ces instructions en écarte le peuple. Pour l’homme occupé de travaux corporels le repos seul est un plaisir ; et une légère contention d’esprit, un véritable délassement : c’est pour lui, ce qu’est le mouvement du corps pour le savant livré à des études sédentaires, un moyen de ne pas laisser engourdir celles de ses facultés que ses occupations habituelles n’exercent pas assez.

L’homme des campagnes, l’artisan des villes, ne dédaignera point des connaissances dont il aura une fois connu les avantages par son expérience ou celle de ses voisins. Si la seule curiosité l’attire d’abord, bientôt l’intérêt le retiendra. La frivolité, le dégoût des choses sérieuses, le dédain pour ce qui n’est qu’utile ne sont pas les vices des hommes pauvres ; et cette prétendue stupidité, née de l’asservissement et de l’humiliation, disparaîtra bientôt lorsque des hommes libres trouveront auprès d’eux les moyens de briser la dernière et la plus honteuse de leurs chaînes(3).

Le troisième degré d’instruction embrasse les éléments de toutes les connaissances humaines. L’instruction considérée comme partie de l’éducation générale, y est absolument complète.

Elle renferme ce qui est nécessaire pour être en état de se préparer à remplir les fonctions publiques qui exigent le plus de lumières, ou de se livrer avec succès à des études plus approfondies, c’est là que se formeront les instituteurs des écoles secondaires, que se perfectionneront les maîtres des écoles primaires déjà formés dans celles du second degré.

Le nombre des instituts a été porté à cent quatorze, et il en sera établi dans chaque département.

On y enseignera non seulement ce qu’il est utile de savoir comme homme, comme citoyen, à quelque profession qu’on se destine ; mais aussi tout ce qui peut l’être pour chaque grande division de ces professions, comme l’agriculture, les arts mécaniques, l’art militaire ; et même on y a joint les connaissances médicales nécessaires aux simples praticiens, aux sages-femmes, aux artistes vétérinaires.

En jetant les yeux sur la liste des professeurs, on remarquera peut-être que les objets d’instruction n’y sont pas distribués suivant une division philosophique, que les sciences physiques et mathématiques y occupent une très grande place, tandis que les connaissances qui dominaient l’ancien enseignement y paraissent négligées.

Mais nous avons cru devoir distribuer les sciences, d’après les méthodes qu’elles emploient ; et par conséquent, d’après la réunion de connaissances qui existent le plus ordinairement chez les hommes instruits, ou qu’il leur est plus facile de compléter.

Peut-être une classification philosophique des sciences n’eût été dans l’application qu’embarrassante, et presque impraticable. En effet, prendrait-on pour base les diverses facultés de l’esprit ? mais l’étude de chaque science les met toutes en activité, et contribue à les développer, à les perfectionner. Nous les exerçons même toutes à la fois, presque dans chacune des opérations intellectuelles. Comment attribuerez-vous telle partie des connaissances humaines à la mémoire, à l’imagination, à la raison, si, lorsque vous demandez par exemple à un enfant de démontrer sur une planche une proposition de géométrie, il ne peut y parvenir sans employer à la fois sa mémoire, son imagination et sa raison ? Vous mettrez sans doute la connaissance des faits dans la classe que vous affectez à la mémoire ; vous placerez donc l’histoire naturelle à côté de celle des nations, l’étude des arts auprès de celle des langues ; vous les séparerez de la chimie, de la politique, de la physique, de l’analyse mathématique, sciences auxquelles ces connaissances de fait sont liées, et par la nature des choses et par la méthode même de les traiter. Prendra-t-on pour base la nature des objets ? Mais le même objet, suivant la manière de l’envisager, appartient à des sciences absolument différentes. Ces sciences ainsi classées exigent des qualités d’esprit qu’une même personne réunit rarement, et il aurait été très difficile de trouver, et peut-être de former, des hommes en état de se plier à ces divisions d’enseignement. Ces mêmes sciences ainsi distribuées ne se rapporteraient pas aux mêmes professions, leurs parties n’inspireraient pas un goût égal aux mêmes esprits, et ces divisions auraient fatigué les élèves comme les maîtres.

Quelque base philosophique que l’on choisisse, on se trouvera toujours arrêté par des obstacles du même genre. D’ailleurs il fallait donner à chaque partie une certaine étendue, et maintenir entre elles une espèce d’équilibre ; or, dans une division philosophique, on ne pouvait pas y parvenir qu’en réunifiant par l’enseignement ce qu’on aurait séparé par la classification.

Nous avons donc imité dans nos distributions la marche que l’esprit humain a suivie dans ses recherches, sans prétendre l’assujettir à en prendre une autre, d’après celle que nous donnerions à l’enseignement. Le génie veut être libre, toute servitude le flétrit, et souvent on le voit porter encore, lorsqu’il est dans toute sa force, l’empreinte des fers qu’on lui avait donnés au moment où son premier germe se développait dans les exercices de l’enfance. Ainsi, puisqu’il faut nécessairement une distribution d’études, nous avons dû préférer celle qui s’était d’elle-même librement établie, au milieu des progrès rapides que tous les genres de connaissances ont faits depuis un demi-siècle.

Plusieurs motifs ont déterminé l’espèce de préférence accordée aux sciences mathématiques et physiques. D’abord pour les hommes qui ne se dévouent point à de longues méditations, qui n’approfondissent aucun genre de connaissances, l’étude même élémentaire de ces sciences, est le moyen le plus sûr de développer leurs facultés intellectuelles, de leur apprendre à raisonner juste, à bien analyser leurs idées. On peut sans doute, en s’appliquant à la littérature, à la grammaire, à l’histoire, à la politique, à la philosophie en général, acquérir de la justesse, de la méthode, une logique saine et profonde, et cependant ignorer les sciences naturelles. De grands exemples l’ont prouvé ; mais les connaissances élémentaires dans ces mêmes genres, n’ont pas cet avantage ; elles emploient la raison, mais elles ne la formeraient pas. C’est que dans les sciences naturelles, les idées sont plus simples, plus rigoureusement circonscrites ; c’est que la langue en est plus parfaite, que les mêmes mots y expriment plus exactement les mêmes idées. Les éléments y sont une véritable partie de la science, resserrée dans d’étroites limites, mais complète en elle-même. Elles offrent encore à la raison un moyen de s’exercer, à la portée d’un plus grand nombre d’esprits, surtout dans la jeunesse. Il n’est pas d’enfant, s’il n’est absolument stupide, qui ne puisse acquérir quelque habitude d’application, par des leçons élémentaires d’histoire naturelle ou d’agriculture. Ces sciences sont contre les préjugés, contre la petitesse d’esprit, un remède sinon plus sûr, du moins plus universel que la philosophie même. Elles sont utiles dans toutes les professions, et il est aisé de voir combien elles le seraient davantage, si elles étaient plus uniformément répandues. Ceux qui en suivent la marche, voient approcher l’époque où l’utilité pratique de leurs applications va prendre une étendue à laquelle on n’aurait osé porter ses espérances, où les progrès des sciences physiques doivent produire une heureuse révolution dans les arts ; et le plus sûr moyen d’accélérer cette évolution, est de répandre ces connaissances dans toutes les classes de la société, de leur faciliter les moyens de les acquérir.

Enfin nous avons cédé à l’impulsion générale des esprits qui, en Europe, semblent se porter vers ces sciences avec une ardeur toujours croissante. Nous avons senti que, par une suite des progrès de l’espèce humaine, ces études qui offrent à son activité un aliment éternel, inépuisable, devenaient d’autant plus nécessaires, que le perfectionnement de l’ordre social doit offrir moins d’objets à l’ambition ou à l’avidité ; que dans un pays où l’on voulait unir enfin par des nœuds immortels la paix et la liberté, il fallait que l’on pût sans ennui, sans s’éteindre dans l’oisiveté, consentir à n’être qu’un homme et un citoyen ; qu’il était important de tourner vers des objets utiles ce besoin d’agir, cette soif de gloire, à laquelle l’état d’une société bien gouvernée n’offre pas un champ assez vaste, et de substituer enfin l’ambition d’éclairer(4) les hommes à celle de les dominer.

Dans la partie de l’ancien enseignement qui répond à ce troisième degré d’instruction, on se bornait à un petit nombre d’objets : nous devons les embrasser tous. On semblait n’avoir voulu faire que des théologiens ou des prédicateurs : nous aspirons à former des hommes éclairés.

L’ancien enseignement n’était pas moins vicieux par sa forme que par le choix et la distribution des objets.

Pendant six années, une étude progressive du latin faisait le fonds de l’instruction ; et c’était sur ce fonds qu’on répandait les principes généraux de la grammaire, quelques connaissances de géographie et de l’histoire, quelques notions de l’art de parler et d’écrire.

Quatre professeurs sont ici destinés à remplir les mêmes indications ; mais les objets des études sont séparés, mais chaque maître enseigne une seule connaissance ; et cette disposition, plus favorable aux progrès des élèves, fera plus que compenser la diminution du nombre des maîtres.

On pourra trouver encore la langue latine trop négligée.

Mais sous quel point de vue une langue doit-elle être considérée dans une éducation générale ? Ne suffit-il pas de mettre les élèves en état de lire les livres vraiment utiles écrits dans cette langue, et de pouvoir, sans maîtres, faire de nouveaux progrès ? Peut-on regarder la connaissance approfondie d’un idiome étranger, celles des beautés de style qu’offrent les ouvrages des hommes de génie qui l’ont employé, comme une de ces connaissances générales que tout homme éclairé, tout citoyen qui se destine aux emplois de la société, les plus importants, ne puisse ignorer ? Par quel privilège singulier, lorsque le temps destiné pour l’instruction, lorsque l’objet même de l’enseignement force de se borner dans tous les genres à des connaissances élémentaires, et de laisser ensuite le goût des jeunes gens se porter librement vers celles qu’ils veulent cultiver, le latin seul serait-il l’objet d’une instruction plus étendue ? Le considère-t-on comme la langue générale des savants, quoiqu’il perde tous les jours cet avantage ? Mais une connaissance élémentaire du latin suffit pour lire leurs livres, mais il ne se trouve aucun ouvrage de science, de philosophie, de politique vraiment important qui n’ait été traduit ; mais toutes les vérités que renferment ces livres existent, et mieux développées, et réunies à des vérités nouvelles, dans les livres écrits en langue vulgaire. La lecture des originaux n’est proprement utile qu’à ceux dont l’objet n’est pas l’étude de la science même, mais celle de son histoire.

Enfin, puisqu’il faut tout dire, puisque tous les préjugés doivent aujourd’hui disparaître, l’étude longue, approfondie, des langues des anciens, étude qui nécessiterait la lecture des livres qu’ils nous ont laissés, serait peut-être plus nuisible qu’utile.

Nous cherchons dans l’éducation à faire connaître des vérités ; et ces livres sont remplis d’erreurs. Nous cherchons à former la raison ; et ces livres peuvent l’égarer. Nous sommes si éloignés des anciens, nous les avons tellement devancés dans la route de la vérité, qu’il faut avoir sa raison déjà toute armée, pour que ces précieuses dépouilles puissent l’enrichir sans la corrompre.

Comme modèles dans l’art d’écrire, dans l’éloquence, dans la poésie, les anciens ne peuvent même servir qu’aux esprits déjà fortifiés par des études premières. Qu’est-ce, en effet, que des modèles qu’on ne peut imiter sans examiner sans cesse ce que la différence des mœurs, des langues, des religions, des idées, oblige d’y changer ? Je n’en citerai qu’un exemple. Démosthène à la tribune, parlait aux Athéniens assemblés ; le décret que son discours avait obtenu, était rendu par la nation même ; et les copies de l’ouvrage circulaient ensuite lentement parmi les orateurs ou leurs élèves. Ici nous prononçons un discours, non devant le peuple, mais devant ses représentants ; et ce discours, répandu par l’impression, a bientôt autant de juges froids et sévères qu’il existe en France de citoyens occupés de la chose publique. Si une éloquence entraînante, passionnée, séductrice, peut égarer quelquefois les assemblées populaires, ceux qu’elle trompe n’ont à prononcer que sur leurs propres intérêts. Leurs fautes ne retombent que sur eux-mêmes ; mais des représentants du peuple qui, séduits par un orateur, céderaient à une autre force qu’à celle de leur raison, prononçant sur les intérêts d’autrui, trahiraient leur devoir et perdraient bientôt la confiance publique, sur laquelle seule toute constitution représentative est appuyée. Ainsi, cette même éloquence, nécessaire aux constitutions anciennes, serait dans la nôtre le germe d’une corruption destructrice. Il était alors permis, utile peut-être, d’émouvoir le peuple : nous lui devons de ne chercher qu’à l’éclairer. Pesez toute l’influence que ce changement dans la forme des constitutions, toute celle que l’invention de l’imprimerie peuvent avoir sur les règles de l’art de parler, et prononcez ensuite si c’est aux premières années de la jeunesse que les orateurs anciens doivent être donnés pour modèles(5).

Vous devez à la nation française une instruction au niveau de l’esprit du dix-huitième siècle, de cette philosophie qui, en éclairant la génération contemporaine, présage, prépare et devance déjà la raison supérieure à laquelle les progrès nécessaires du genre humain appellent les générations futures.

Tels ont été nos principes ; et c’est d’après cette philosophie, libre de toutes les chaînes, affranchie de toute autorité, de toute habitude ancienne, que nous avons choisi et classé les objets de l’instruction publique. C’est d’après cette même philosophie que nous avons regardé les sciences morales et politiques comme une partie essentielle de l’instruction commune.

Comment espérer, en effet, d’élever jamais la morale du peuple, si l’on ne donne pour base, à celle des hommes qui peuvent l’éclairer, qui sont destinés à la diriger, une analyse exacte, rigoureuse des sentiments moraux, des idées qui en résultent, des principes de justice qui en sont la conséquence ?

Les bonnes lois, disait Platon, sont celles que les citoyens aiment plus que la vie. En effet, comment les lois seraient-elles bonnes, si pour les faire exécuter il fallait employer une force étrangère à celle de la volonté du peuple, et prêter à la justice l’appui de la tyrannie ? Mais pour que les citoyens aiment les lois sans cesser d’être vraiment libres, pour qu’ils conservent cette indépendance de la raison, sans laquelle l’ardeur pour la liberté n’est qu’une passion et non une vertu, il faut qu’ils connaissent ces principes de la justice naturelle, ces droits essentiels de l’homme, dont les lois ne sont que le développement ou les applications. Il faut savoir distinguer dans les lois les conséquences de ces droits et les moyens plus ou moins heureusement combinés pour en assurer la garantie ; aimer les unes parce que la justice les a dictées, les autres parce qu’elles ont été inspirées par la sagesse. Il faut savoir distinguer ce dévouement de la raison qu’on doit aux lois qu’elle approuve, de cette soumission, de cet appui extérieur que le citoyen leur doit encore, lors même que ses lumières lui en montrent le danger ou l’imperfection. Il faut qu’en aimant les lois, on sache les juger.

Jamais un peuple ne jouira d’une liberté confiante, assurée, si l’instruction dans les sciences politiques n’est pas générale, si elle n’y est pas indépendante de toutes les institutions sociales, si l’enthousiasme que vous excitez dans l’âme des citoyens n’est pas dirigé par la raison, s’il peut s’allumer pour ce qui ne serait pas la vérité, si en attachant l’homme par l’habitude, par l’imagination, par le sentiment à sa constitution, à ses lois, à sa liberté, vous ne lui préparez, par une instruction générale, les moyens de parvenir à une constitution plus parfaite, de se donner de meilleures lois, et d’atteindre à une liberté plus entière. Car il en est de la liberté, de l’égalité, de ces grands objets des méditations politiques comme de ceux des autres sciences ; il existe dans l’ordre des choses possibles un dernier terme dont la nature a voulu que nous puissions approcher sans cesse, mais auquel il nous est refusé de pouvoir atteindre jamais.

Ce troisième degré d’instruction donne à ceux qui en profiteront une supériorité réelle que la distribution des fonctions de la société rend inévitable ; mais c’est un motif de plus pour vouloir que cette supériorité soit celle de la raison, et des véritables lumières ; pour chercher à former des hommes instruits, et non des hommes habiles ; pour ne pas oublier enfin que les inconvénients de cette supériorité deviennent moindres à mesure qu’elle se partage entre un plus grand nombre d’individus ; que plus ceux qui en jouissent sont éclairés, moins elle est dangereuse, et qu’alors elle est le véritable, l’unique remède contre cette supériorité d’adresse qui, au lieu de donner à l’ignorance des appuis et des guides, n’est féconde qu’en moyens de la séduire(6).

L’enseignement sera partagé par cours, les uns liés entre eux, les autres séparés, quoique faits par le même professeur. La distribution en sera telle, qu’un élève pourra suivre, à la fois, quatre cours, ou n’en suivre qu’un seul ; embrasser, dans l’espace de cinq ans environ, la totalité de l’instruction, s’il a une grande facilité ; se borner à n’en suivre qu’une partie dans le même espace de temps, s’il a des dispostions moins heureuses. On pourra même, pour chaque partie, s’arrêter à tel ou tel terme, y consacrer plus ou moins de temps ; en sorte que cesz diverses combinaisons se prêtent à toutes les variations de talents, à toutes les positions personnelles.

Les professeurs tiendront une fois par mois des conférences publiques.

Comme elles sont destinées à des hommes déjà plus instruits, plus en état d’acquérir des lumières par eux-mêmes, il est moins nécessaire de les multiplier. Elles auront pour objet principal les découvertes dans les sciences, les expériences, les observations nouvelles, les procédés utiles aux arts ; et, par nouveau, l’on entend ici ce qui, sans sortir des limites d’une instruction élémentaire, n’est pas encore placé au rang des connaissances communes, des procédés généralement adoptés. Auprès de chaque collège, on trouvera une bibliothèque, un cabinet, un jardin botanique, un jardin d’agriculture. Ces établissements seront confiés à un cnservateur ; et l’on sent que des hommes qui ne sont pas sans quelques lumières, peuvent apprendre beaucoup, en profitant de ces collections et des éclaircissements que le conservateur, que les professeurs ne leur refuseront pas.

Enfin, comme dans ce degré d’instruction il ne faut pas se borner à de simples explications, qu’il faut encore exercer les élèves, soit à des démonstrations, à des discussions, soit même à quelques compositions, qu’il est nécessaire de s’assurer s’ils entendent, s’ils retiennent, si leurs facultés intellectuelles acquièrent de l’activité et de la force ; on pourra réserver dans chaque salle une place destinée à ceux qui, sans être élèves, sans être par conséquent assujétis aux questions qu’on leur fait, aux travaux qu’on leur impose, voudraient suivre un cours d’instruction, ou assister à quelques leçons.

Cette espèce de publicité, réglée de telle manière qu’elle ne puisse troubler l’ordre de l’enseignement, aurait trois avantages : le premier, de procurer des moyens de s’éclairer, à ceux des citoyens qui n’ont pu recevoir uns instruction complète, ou qui n’en ont pas assez profité, de leur procurer la faculté d’acquérir à tous les âges les connaissances qui peuvent leur devenir utiles, de faire en sorte que le bien immédiat qui peut résuter des progrès des sciences, ne soit pas exclusivement réservé aux savants et à la jeunesse ; le second, que les parents pourront être témoins des leçons données à leurs enfants ; le troisième, enfin, que les jeunes gens, mis en quelque sorte sous les yeux du public, en auront plus d’émulation, et prendront de bonne heure l’habitude de parler avec assurance, avec facilité, avec décence, habitude qu’un petit nombre d’exercices solennels ne pourrait leur faire contracter.

Dans les villes de garnison, on pourra charger le professeur d’art militaire d’ouvrir, pour les soldats, une conférence hebdomadaire, dont le principal objet sera l’explication des lois et des règlements militaires, le soin de leur en développer l’esprit et les motifs : car l’obéissance du soldat à la discipline ne doit plus se distinguer de la soumission du citoyen à la loi ; elle doit être également éclairée, et commandée par la raison et par l’amour de la patrie, avant de l’être par la force ou la crainte de la peine.

Tandis qu’on enseignera, dans les instituts, la théorie élémentaire des sciences médicales, théorie suffisante pour éclairer la pratique de l’art, les médecins des hôpitaux pourront enseigner cette pratique, et donner des leçons de chirurgie ; de manière qu’en multipliant les écoles où l’on recevra ces connaissances élémentaires, mais justes, on puisse assurer à la partie la plus pauvre des citoyens les secours d’hommes éclairés, formés par une bonne méthode, instruits dans l’art d’observer, et libres des préjugés de l’ignorance comme de ceux des doctrines systématiques.

Dans les ports de mer, des professeurs particuliers d’hydrographie, de pilotage, pourront enseigner l’art nautique à des élèves que les leçons de mathématiques, d’astronomie, de physique, qui font partie de l’enseignement général, auront déjà préparés. Ailleurs, à l’aide de ces mêmes leçons, un petit nombre de maîtres suffira pour former d’autres élèves à la pratique de l’art des constructions ; et dans tous les genres, cette distribution de l’instruction commune rendra plus simple et moins dispendieuse toute espèce d’instruction particulière dont l’utilité publique exigerait l’établissement.

Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La constitution, en reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d’admettre, dans l’instruction publique, un enseignement qui, en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux, et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux.

Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l’éclairer et de la conduire.

D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base resteront toujours également vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience ; elle conservera son indépendance et sa rectitude, et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés, et obéir à Dieu en trahissant leur patrie(7).

Ceux qui croient encore à la nécessité d’appuyer la morale sur une religion particulière, doivent eux-mêmes approuver cette séparation : car sans doute ce n’est pas la vérité des principes de la morale qu’ils font dépendre de leurs dogmes ; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus puissants d’être justes ; et ces motifs n’acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfléchir, s’ils ne sont employés qu’à fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé ?

Dira-t-on que l’idée de cette séparation s’élève trop au-dessus des lumières actuelles du peuple ? Non, sans doute ; car, puisqu’il s’agit ici d’instruction publique, tolérer une erreur, ce serait s’en rendre complice ; ne pas consacrer hautement la vérité, ce serait la trahir. Et quand bien même il serait vrai que des ménagements politiques dussent encore pendant quelques temps souiller les lois d’une nation libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans cette stupidité qu’on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir un prétexte de le tromper ou de l’opprimer, du moins l’instruction qui doit amener le temps où ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu’à la vérité seule, et doit lui appartenir toute entière.

Nous avons donné le nom de lycée au quatrième degré d’instruction ; toutes les sciences y sont enseignées dans toute leur étendue. C’est là que se forment les savants, ceux qui font de la culture de leur esprit, du perfectionnement de leurs propres facultés, une des occupations de leur vie, ceux qui se destinent à des professions où l’on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d’une ou plusieurs sciences. C’est là aussi que doivent se former les professeurs. C’est au moyen de ces établissements que chaque génération peut transmettre à la génération suivante ce qu’elle a reçu de celle qui l’a précédée, et ce qu’elle a pu y ajouter.

Nous proposons d’établir en France neuf lycées. Les lumières, en partant de plusieurs foyers à la fois, seront répandues avec plus d’égalité, et se distribueront dans une plus grande masse de citoyens. On sera sûr de conserver dans les départements un plus grand nombre d’hommes éclairés, qui, forcés d’aller achever leur instruction à Paris, auraient été tentés de s’y établir ; et, d’après la forme de la Constitution, cette considération est très importante(8).
En effet, la loi oblige à choisir les députés à la législature parmi les citoyens de chaque département ; et quand elle n’y obligerait pas, l’utilité commune l’exigerait encore : du moins pour une très grande partie ; les administrateurs, les juges sont pris également dans le sein du département où ils exercent leurs fonctions. Comment pourrait-on prétendre qu’on n’a rien négligé pour préparer à la nation des hommes capables des fonctions les plus importantes, si une seule ville leur présentait les moyens de s’instruire ? Comment pourrait-on dire que l’on a offert à tous les moyens de se développer, qu’on n’en a laissé échapper aucun, si, dans un empire aussi étendu que la France, ils ne se trouvaient que dans un seul point la possibilité de se former ?

D’ailleurs, il n’aurait pas été sans inconvénient pour le succès, et surtout pour l’égalité de l’instruction commune, de n’ouvrir aux professeurs des instituts qu’une seule école, et de l’ouvrir à Paris. On a fixé le nombre des lycées à neuf, parce qu’en comparant ce nombre à celui des grandes universités d’Angleterre, d’Italie, d’Allemagne, il a paru répondre à ce qu’exigeait la population de la France. En effet, sans que le nombre des élèves puisse nuire à l’enseignement, un homme, sur 1 600, pourra suivre un cours d’études dans les lycées ; et cette proportion est suffisante pour une instruction nécessaire seulement à un petit nombre de professions, et où l’on n’enseigne que la partie des sciences qui s’élève au-dessus des éléments.

L’enseignement que nous proposons d’établir est plus complet, la distribution en est plus au niveau de l’état actuel des sciences en Europe, que dans aucun des établissements de ce genre qui existe dans les pays étrangers : nous avons cru qu’aucune espèce d’infériorité ne pouvait convenir à la nation française ; et puisque chaque année est marquée dans les sciences par des progrès nouveaux, ne pas surpasser ce qu’on trouve établi, ce serait rester au-dessous.

Quelques-uns de ces lycées seront placés de manière à y attirer les jeunes étrangers. L’avantage commercial qui en résulte est peu important pour une grande nation : mais celui de répandre sur un plus grand espace les principes de l’égalité et de la liberté, mais cette réputation que donne à un peuple l’affluence des étrangers qui viennent y chercher des lumières, mais les amis que ce peuple s’assure parmi ces jeunes gens élevés dans son sein, mais l’avantage immense de rendre sa langue plus universelle, mais la fraternité qui peut en résulter entre les nations, toutes ces vues d’une utilité plus noble ne doivent pas être négligées.

Quelques lycées doivent donc être placés à portée des frontières : dans leur distribution générale sur la surface de l’empire, on doit éviter toute disporportion trop grande entre leurs distances respectives. Les villes qui renferment déjà de grands établissements, consacrés soit à l’instruction, soit au progrès des sciences, ont droit à une préférence fondée sur des vues d’économie et sur l’intérêt même de l’enseignement.

Enfin, nous avons pensé que des villes moins considérables, où l’attention générale des citoyens pourrait se porter sur ces institutions, où l’esprit des sciences ne serait pas étouffé par de grands intérêts, où l’opinion publique n’aurait pas assez de force pour exercer sur l’enseignement une influence dangereuse, et l’asservir à des vues locales, présenteraient plus d’avantages que les grandes villes de commerce, d’où une plus grande cherté des choses nécessaires à la vie éloignerait les enfants des familles pauvres, tandis que les parents pourraient encore y craindre des séductions plus puissantes, des occasions plus multipliées de dissipation et dépense. Nous n’avons pas étendu cette dernière considération jusque sur Paris. La voix unanime de l’Europe, qui depuis un siècle regarde cette ville comme une des capitales du monde savant, ne le permettrait pas. C’est en combinant entre eux ces divers principes, en accordant plus ou moins à chacun d’eux que nous avons déterminé l’emplacement des lycées.

Le lycée de Paris ne différera des autres que par un enseignement plus complet des langues anciennes et modernes, et peut-être par quelques institutions consacrées aux arts agréables ; objets qui, par leur nature, n’exigeaient qu’un seul établissement pour la France. Nous avons cru qu’une institution où toutes les langues connues seraient enseignées, où les hommes de tous les pays trouveraient un interprète, où l’on pourrait analyser, comparer toutes les manières suivant lesquelles les hommes ont formé et classé leurs idées, devait conduire à des découvertes importantes, et faciliter les moyens d’un rapprochement entre les peuples qu’il n’est plus temps de reléguer parmi les chimères philosophiques.

C’est dans les lycées que des jeunes gens dont la raison est déjà formée, s’instruiront par l’étude de l’Antiquité, et s’instruiront sans danger, parce que déjà capables de calculer les effets de la différences des mœurs, des gouvernements, des langages, du progrès des opinions ou des idées, ils pourront à la fois sentir et juger les beautés de leurs modèles.

L’instruction dans les lycées sera commune aux jeunes gens qui complètent leur éducation, et aux hommes. On a vu plus d’une fois à Paris, des membres des académies suivre exactement les leçons du collège royal, et plus souvent assister à quelques unes dont l’objet leur offrait un intérêt plus vif. D’ailleurs, des bilbiothèques plus complètes, des cabinets plus étendus, de plus grands jardins de botanique et d’agriculture, sont encore un moyen d’instruction ; et on y joint celui de conférences publiques entre les professeurs, parce qu’on y peut traiter des questions vers lesquelles les circonstances appellent la curiosité, et qui ne peuvent entrer dans des leçons nécessairement assujeties à un ordre régulier.

Dans ces quatre degrés d’instruction, l’enseignement sera totalement gratuit.

L’Acte constitutionnel le prononce pour le premier degré ; et le second, qui peut aussi être regardé comme général, ne pourrait cesser d’être gratuit sans établir une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paye les contributions à proportion de ses facultés, et ne paierait l’enseignement qu’à raison du nombre d’enfants qu’elle fournirait aux écoles secondaires.

Quant aux autres degrés, il importe à la prospérité publique de donner aux enfants des classes pauvres, qui sont les plus nombreuses, la possibilité de développer leurs talents : c’est un moyen, non seulement d’assurer à la patrie plus de citoyens en état de la servir, aux sciences plus d’hommes capables de contribuer à leurs progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer. L’ordre de la nature n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse ; et, en étendant l’instruction, vous affaiblirez à la fois les effets de ces deux causes de distinction. L’avantage de l’instruction, moins exclusivement réuni à celui de l’opulence, deviendra moins sensible, et ne pourra plus être dangereux ; celui de naître riche sera balancé par l’égalité, par la supériorité même des lumières que doivent naturellement obtenir ceux qui ont un motif de plus d’en acquérir.

D’ailleurs, ni les lycées ni les instituts n’attirant un nombre égal d’élèves, il résulterait de la non-gratuité une différence trop grande dans l’état des professeurs. Les villes opulentes, les pays fertiles auraient tous les instituteurs habiles, et ajouteraient encore cet avantage à tous les autres. Comme il existe des parties de sciences, et ce ne sont pas toujours les moins utiles, qui appelleront un plus faible concours, il faudrait, ou établir des différences dans la manière de payer les professeurs, ou laisser entre eux une excessive inégalité qui nuirait à cette espèce d’équilibre entre les branches des connaissances humaines, si nécessaire à leurs progrès réels.

Observons encore que l’élève d’un institut ou d’un lycée dans lequel l’instruction est gratuite, peut suivre à la fois un grand nombre de cours, sans augmenter la dépense de ses parents ; qu’il est alors le maître de varier ses études, d’esayer son goût et ses forces ; au lieu que si chaque nouveau cours nécessite une dépense nouvelle, il est forcé de renfermer son activité dans des limites plus étroites, de sacrifier souvent à l’économie une partie importante de son instruction ; et cet inconvénient n’existe encore que pour les familles peu riches.

D’ailleurs, puisqu’il faut donner des appointements fixes aux professeurs, puisque la contribution qu’on exigerait des écoliers devrait être nécessairement très faible, l’économie le serait aussi ; et la dépense volontaire qui en résulterait, tomberait moins sur les familles opulentes que sur celles qui s’imposent des sacrifices pour procurer à des enfants dont les premières années ont annoncé des talents, les moyens de les cultiver et de les employer pour leur fortune.

Enfin l’émulation que ferait naître, entre les professeurs, le désir de multiplier des élèves dont le nombre augmenterait leur revenu, ne tient pas à des sentimenst assez élevés pour que l’on puisse se permettre de la regretter. Ne serait-il pas à craindre qu’il ne résultât plutôt de cette émulation des rivalités entre les établissements d’instruction, que les maîtres ne cherchassent à briller plutôt qu’à instruire, que leurs méthodes, leurs opinions même ne fussent calculées d’après le désir d’attirer à eux un plus grand nombre d’élèves, qu’ils ne cédassent à la crainte de les éloigner en combattant certains préjugés, en s’élevant contre certains intérêts ?

Après avoir affranchi l’instruction de toute espèce d’autorité, gardons-nous de l’assujétir à l’opinion commune : elle doit la devancer, la corriger, la former, et non la suivre et lui obéir.

Au-delà des écoles primaires, l’instruction cesse d’être rigoureusement universelle. Mais nous avons cru que nous remplirions le double objet, et d’assurer à la patrie tous les talents qui peuvent la servir, et de ne priver aucun individu de l’avantage de développer ceux qu’il a reçus, si les enfants qui en avaient annoncé le plus dans un degré d’instruction étaient appelés à en parcourir le degré supérieur, et entretenus aux dépens du trésor national, sous le nom d’élèves de la patrie. D’après le plan du comité, 3 850 enfants, ou environ, recevraient une somme suffisante pour leur entretien ; 1 400 suivraient l’instruction des instituts, 600 celle des lycées ; environ 400 en sortiraient chaque année pour remplir dans la société des emplois utiles, ou pour se livrer aux sciences ; et jamais dans aucun pays la puissance publique n’aurait ouvert à la partie pauvre du peuple une source si abondante de prospérité et d’instruction ; jamais elle n’aurait employé de plus puissants moyens de maintenir l’égalité naturelle. On ne s’est pas même borné à encourager l’étude des sciences ; on n’a pas négligé la modeste industrie qui ne prétendrait qu’à s’ouvrir une entrée plus facile dans une profession laborieuse; on a voulu qu’il y eût aussi des récompenses pour l’assiduité, pour l’amour du travail, pour la bonté, lors même qu’aucune qualité brillante n’en relevait l’éclat ; et d’autres élèves de la patrie recevront d’elle leur apprentissage dans les arts d’une utilité générale(9).

Dans les écoles primaires et secondaires, les livres élémentaires seront le résultat d’un concours ouvert à tous les citoyens, à tous les hommes qui seront jaloux de contribuer à l’instruction publique ; mais on désignera les auteurs des livres élémentaires pour les instituts. On ne prescrira rien aux professeurs du lycée, sinon d’enseigner la science dont les cours qu’ils seront chargés de donner porteront le nom. L’étendue des livres élémentaires destinés aux instituts, le désir de voir des hommes célèbres consentir à s’en charger, le peu d’espérance qu’ils le voulussent, s’ils n’étaient pas sûrs que leur travail fût adopté, la difficulté de juger, tous ces motifs nous ont déterminés à ne pas étendre à ces éléments la méthode d’un concours. Nous nous sommes dit : toutes les fois qu’un homme, justement célèbre dans un genre de science quelconque, voudra faire pour cette science un livre élémentaire, qu’il regardera ce travail comme une marque de son zèle pour l’instruction publique, pour le progrès des lumières, cet ouvrage sera bon ; c’est une homme célèbre en Europe qu’il faut entendre ici, et dès lors on n’a pas à craindre sur le choix. Si, au contraire, on propose un concours, qui répondra d’obtenir un bon livre élémentaire ? Comment prononcer entre dix ouvrages, par exemple, dont chacun serait un cours élémentaire de mathématiques ou de physique en deux volumees ? Est-on bien sûr que les juges se dévoueront à l’ennui de cet examen ? Est-on bien sûr qu’il leur soit même possible de bien juger ? Quelques vues philosophiques, quelques idées fines, ingénieuses, qu’il remarqueront dans un ouvrage, ne feront-elles point pencher la balance en sa faveur aux dépens de la méthode ou de la clarté ?

Dans les trois premiers degrés d’instruction, on n’enseigne que des éléments plus ou moins étendus ; il est pour chaque science, pour chacune de ses divisions, une limite qu’il ne faut point passer : il faut donc que la puissance publique indique les livres qu’il convient d’enseigner ; mais, dans les lycées où la science doit s’enseigner tout entière, alors c’est au professeur à choisir les méthodes. Il en résulte un avantage inappréciable : c’est d’empêcher l’instruction de jamais se corrompre ; c’est d’être sûr que si, par une combinaison de circonstances politiques, les livres élémentaires ont été infectés de doctrines dangereuses, l’enseignement libre des lycées empêchera les effets de cette corruption ; c’est de n’avoir pas à craindre que jamais le langage de la vérité puisse être étouffé.

Enfin, le dernier degré d’instruction est une société nationale des sciences et des arts, instituée pour surveiller et diriger les établissements d’instruction, pour s’occuper du perfectionnement des sciences et des arts, pour recueillir, encourager, appliquer et répandre les découvertes utiles.

Ce n’est plus de l’instruction particulière des enfants, ou même des hommes, qu’il s’agit, mais de l’instruction de la génération entière, du perfectionnement général de la raison humaine ; ce n’est pas aux lumières de tel individu en particulier, qu’il s’agit d’ajouter des lumières plus étendues ; c’est la masse entière des connaissances qu’il faut enrichir par des vérités nouvelles ; c’est à l’esprit humain qu’il faut préparer de nouveaux moyens d’accélérer les progrès, de multiplier ses découvertes.

Nous proposons de diviser cette société en quatre classes qui tiendront séparément leurs séances.

Une société unique trop nombreuse eût été sans activité, ou bien réduite à un trop petit nombre de membres pour chaque science , elle n’eût plus excité d’émulation : et les mauvais choix qu’il est impossible d’éviter toujours, y auraient été trop dangereux.

D’ailleurs, elle aurait été formée de trop de parties hétérogènes ; les savants qui l’auraient composée y auraient parlé de trop diverses langues, et la plupart des lectures, ou des discussions, y auraient été indifférentes à un trop grand nombre des auditeurs.

D’un autre côté, nous avons voulu éviter la multiplicité des divisions : une société occupée d’une seule science est trop facilement entraînée à contracter un esprit particulier, à devenir une espèce de corporation.

Enfin, il importe au progrès des sciences de rapprocher, et non de diviser celles qui se tiennent par quelques points. Tandis que chacune fait des progrès, s’enrichit de découvertes qui lui sont propres, ces points de contact se multiplient, ces applications d’une science à une autre offrent une moisson féconde en découvertes utiles ; et tel doit être l’effet de l’accroissement des lumières, que bientôt aucune science ne sera plus isolée, qu’aucune ne sera totalement étrangère à une autre.

C’est d’après ces vues que nous avons formé les divisions de la société nationale. La première classe comprend toutes les sciences mathématiques.

Depuis un siècle aucune société savante n’a imaginé de les séparer. Passant, par d’insensibles degrés, de celles qui n’emploient que le calcul, à celles qui ne se fondent que sur l’observation, presque toutes, aujourd’hui, peuvent employer ces deux moyens de reculer les bornes des connaissances humaines ; et il est utile que ceux qui savent le mieux employer l’un ou l’autre de ces instruments de découvertes, s’entraident, s’éclairent mutuellement; que le chimiste, que le physicien empêchent le botaniste de se borner à la simple nomenclature des noms, à la description trop nue des objets, ou rappellent à des travaux plus utiles le géomètre qui emploierait ses forces à des questions sur les nombres, à des subtilités métaphysiques.

La seconde classe renferme les sciences morales et politiques ; II est superflu sans doute de prouver qu’elles ne doivent pas être séparées, et qu’on n’a pas dû les confondre avec d’autres.

La troisième comprend l’application des sciences mathématiques et physiques aux arts.

Ici nous nous sommes écartés davantage des idées communes. Cette classe embrasse la médecine et les arts mécaniques, l’agriculture et la navigation.

Mais d’abord nous avons cru devoir faire, pour les applications usuelles des sciences, ce que nous avons fait pour les sciences elles-mêmes.

Nous avons trouvé que même les distances étaient moins grandes, et les communications plus multipliées; qu’un médecin, par exemple, qui s’occuperait des hôpitaux, de la manière de placer ou de remuer les malades dans certaines maladies, pour des grandes opérations, pour des pansements difficiles, trouverait de l’avantage dans sa réunion avec des mécaniciens et des constructeurs ; qu’aucune distinction aussi marquée que celle des mathématiques pures, et de certaines parties des sciences physiques, ne pouvait être appliquée à ces arts ; qu’il ne fallait pas séparer la médecine de l’art vétérinaire, par exemple, ni l’art vétérinaire de l’agriculture, ni l’agriculture de l’art des constructions, de celui de la conduite des eaux, et qu’on ne pouvait rompre cette chaîne sans briser une liaison utile.

Il restait donc à voir si une de ces parties pouvait exiger pour elle seule la création d’une société isolée, la médecine, l’agriculure, la navigation étaient celles qui pouvaient le plus y prétendre, et même elles auraient pu alléguer des établissements déjà formés en leur faveur.

Mais d’abord une société de marine, par exemple, ne peut subsister qu’en supposant réunies toutes les sciences sur lesquelles l’art naval est appuyé. Elle serait une société des sciences particulièrement appliquées à la marine, et une sorte de double emploi. De même une société de médecine ne peut se soutenir qu’en appelant des anatomistes, des botanistes, des chimistes. Celle d’agriculture aura des botanistes, des minéralogistes, des chimistes, des hommes occupés d’économie politique et de commerce, etc.

Or, qu’en résultera-t-il ? Une diminution de considération pour ces sociétés particulières, parce que les savants qui le composeront, regarderont une place dans la société qui embrassera la généralité des sciences comme un objet plus digne d’exciter leur émulation.

Il faudra donc ou que l’on soit de deux, de trois sociétés à la fois ; ce qui n’a aucun avantage que de nourrir la vanité, ce qui nuit à l’égalité ; ou bien qu’il soit permis de passer de l’une à l’autre ; ce qui produirait des changements continuels nuisibles à celle qui, ayant une moindre considération, serait habituellement abandonnée ; ou bien encore qu’on reste irrévocablement fixé dans l’une d’elles ; ce qui aurait l’inconvénient non moins grand d’exclure des sociétés consacrées à une seule science les hommes qui prétendraient à celle où elles sont toutes réunies.

D’ailleurs, je demanderai combien, par exemple, on trouvera d’hommes qui n’étant, ni assez grands géomètres, ni assez habiles mécaniciens pour être placés, comm tels, dans une société savante, peuvent cependant accélérer les progrès de la science navale ; combien vous trouverez d’agriculteurs qui, sans avoir un nom dans la botanique, auront réllement contribué à quelque grand progrès dans l’agriculture ; combien de médecins ou de chirurgiens célèbres comme tels, et non par leurs découvertes dans les sciences. Le talent pour ces applications, en le séparant du génie des sciences, ne peut être le partage d’un assez grand nombre d’hommes pour en former un corps à part ; et loin de nuire à ces arts importants, c’est au contraire les servir que de les réunir dans une grande société où chacun d’eux obtienne un petit nombre de places.

D’ailleurs, ces sociétés séparées deviendraient en quelque sorte une puissance élevée au-dessus de ceux qui cultivent chacune des professions qui y répondent ; réunies, elles ne peuvent en être une à l’égard de la généralité des citoyens partagés entre ces professions diverses.

La quatrième classe renferme la grammaire, les lettres, les arts d’agrément, l’érudition.

Dans l’enseignement public, dans la société nationale, les arts d’agrément, comme les arts mécaniques, ne doivent être considérés que relativement à la théorie qui leur est propre. On a pour objet de remplir cet intervalle qui sépare la science abstraite, de la pratique ; la philosophie d’un art, de la simple exécution. C’est dans les ateliers du peintre, comme de l’artisan ou du manufacturier, que l’art proprement dit doit être enseigné par l’exercice même de l’art. Aussi nos écoles ne dispensent point d’aller dans les ateliers; mais on y apprend à connaître les principes de ce qu’on doit ailleurs apprendre à exécuter.

C’est le moyen d’établir dans tous les arts, dans tous les métiers même, une pratique éclairée; de réunir par le lien d’une raison commune, d’une même langue, les hommes que leurs occupations séparent le plus. Car jamais nous n’avons perdu de vue cette idée de détruire tous les genres d’inégalité, de multiplier entre les hommes que la nature et les lois attachent au même sol et aux mêmes intérêts, des rapports qui rendent leur réunion plus douce et plus intime.

La distribution du travail, dans les grandes sociétés, établit entre les facultés intellectuelles des hommes une distance incompatible avec cette égalité, sans laquelle la liberté n’est, pour la classe moins éclairée, qu’une illusion trompeuse ; et il n’existe que deux moyens de détruire cette distance : arrêter partout, si même on le pouvait, la marche de l’esprit humain ; réduire les hommes à une éternelle ignorance, source de tous les maux ; ou laisser à l’esprit toute son activité, et rétablir l’égalité en répandant les lumières. Tel est le principe fondamental de notre travail ; et ce n’est pas dans le XVIIIe siècle que nous avons à craindre le reproche d’avoir mieux aimé tout élever et tout affranchir, que tout niveler par l’abaissement et la contrainte.

Cet enseignement des arts s’élevant par degrés depuis les écoles primaires jusqu’aux lycées, portera dans toutes les divisions de la société la connaissance des principes qui doivent y diriger la pratique de ces arts, répandra partout et avec promptitude les découvertes et les méthodes nouvelles, et ne répandra que celles dont la bonté sera prouvée par l’expérience : il excitera l’industrie des artistes, et, l’empêchant en même temps de s’égarer, préviendra la ruine à laquelle leur activité et leur talent les exposent lorsque l’ignorance de la théorie les abandonne à leur imagination; et rien peut-être n’accélérera davantage le moment où la Nation française atteindra dans les manufactures, dans les arts, le point où elle se serait élevée dès longtemps, si les vices de la constitution et de ses lois n’avaient arrêté ses efforts et comprimé son industrie.

Dans le plan que nous proposons, chaque individu ne pourra être membre que d’une seule classe ; il pourra passer de l’une à l’autre ; ce qui n’a point d’inconvénient, parce que chaque classe est trop bornée pour y admettre des savants qui n’y appartiennent pas essentiellement, qu’aucune n’admet de membres appartenant naturellement à une autre, qu’aucune enfin n’a d’infériorité dans l’opinion. Par les mêmes raisons, ces passages seront très rares.

Nous avons déjà observé que chaque classe de la société tiendrait des séances séparément ; elles seront ouvertes au public, mais seulement pour que ceux qui cultivent les sciences puissent écouter les lectures, suivre les discussions, et sans que la nécessité de se faire entendre des spectateurs, de se mettre à leur portée, de les intéresser ou de les amuser, influe sur l’ordre des séances, la forme des discussions ou le choix des lectures.

Les membres d’une classe auront droit de siéger dans toutes les autres, pourront prendre part aux discussions, lire des mémoires, insérer leurs ouvrages dans les recueils publiés par chacune ; et par ce moyen, la règle de n’appartenir qu’à une seule ne privera d’un avantage réel ni les sciences, ni ceux qui en cultiveraient à la fois plusieurs. La vanité seule perdra celuis d’allonger son nom de quelques mots de plus.

Chaque classe est divisée en sections ; chaque section a un nombre déterminé de membres, moitié résidant à Paris, moitié répandus dans les départements.

Cette division en sections est nécessaire, par la raison que la société est chargée de la surveillance de l’instruction ; et elle est encore utile pour être sûre qu’aucune partie des sciences ne cessera un moment d’être cultivée. Or, c’est un des plus grands avantages qui puissent résulter de l’établissement d’une société savante.

En effet, chaque science a ses moments de vogue et ses moments d’abandon. Une pente naturelle porte les esprits vers celle où de nouveaux moyens ouvrent un champ vaste à des découvertes utiles ou brillantes ; tandis que dans une autre le talent a presque épuisé les méthodes connues, et attend que le génie lui en montre de nouvelles. Ainsi ces divisions seront utiles jusqu’au moment où les sciences, s’étendant au-delà de leurs limites actuelles, se rapprocheront, se pénétreront en quelque sorte, et n’en feront plus qu’une seule.

La fixation du nombre des membres nous a paru également utiles. Sans cela, une société savante n’est plus un objet d’émulation ; d’ailleurs elle cesse de pouvoir se gouverner elle-même ; elle est forcée de confier les travaux scientifiques à un comité, et l’égalité y est détruite. C’est ce qu’on voit à la société royale de Londres. Comment sept ou huit cent membres pourraient-ils avoir un droit égal de lire et de faire imprimer des mémoires, de prononcer sur ceux qui méritent la préférence ? N’est-il pas évident que la très grande majorité est hors d’état de produire de bons ouvrages, et même de bien juger ? Il faut donc ou borner le nombre des membres, ou avoir comme à Londres un comité aristocratique, ou se réduire à une nullité absolue.

La moitié de ces savants auront leur résidence habituelle dans les départements , et cette distribution plus égale, nécessaire au progrès des sciences d’observation, de celles dont l’utilité est la plus immédiate, aura encore l’avantage de répandre les lumières avec plus d’uniformité ; de les placer auprès d’un plus grand nombre de citoyens ; d’exciter plus généralement le genre de l’étude et des recherches utiles ; de faire mieux sentir le prix des talents et des connaissances ; d’offrir partout à l’ignorance des instructeurs et des appuis ; au charlatinisme, des esprits prompts à le démasquer et à le combattre ; de ne laisser aux préjugés aucune retraite où ils puissent jeter de nouvelles racines, se fortifer et s’étendre.

Les membres de la société nationale se choisiront eux-mêmes. La première formation une fois faite, si elle renferme à peu près les hommes les plus éclairés, on peut être sûr que la société en présentera constamment la réunion. Depuis deux ans que l’on a beaucoup écrit contre l’esprit dominateur des académies, on a demandé de citer un seul exemple d’une découverte réelle, qu’elles aient repoussée ; d’un homme dont la réputation lui ait survécu, et qui en ait été exclu autrement que par l’effet de l’intolérance politique ou religieuse ; d’un savant célèbre par des ouvrages connus dans l’Europe, qui ait essuyé des refus répétés ; et personne n’a répondu. C’est que les choix se font d’après des titres publics, des titres qui ne disparaissent point ; c’est que l’erreur des jugements peut être prouvée ; c’est que les savants et les gens de lettres dépendent de l’opinion publique ; c’est surtout qu’ils répondent de leurs choix à l’Europe entière. Cette dernière observation est si vraie que plus un genre de science a pour juges les hommes qui les cultivent dans les pays étrangers, plus aussi l’expérience a prouvé que les choix étaient à l’abri de tout reproche ; en effet, tant que les noms connus dans l’Europe pourront remplir à peu près la liste entière, les mauvais choix ne seront pas à craindre.

Cependant on a pris de nouvelles précautions. D’abord on formera une liste publique de candidats : ainsi tous ceux qui cultivent les sciences, qui les aiment, pourront, en connaissant les concurrents, apprécier les choix et exercer sur la société l’unique censure vraiment utile, celle de l’opinion armée du seul pouvoir de la vérité.

La classe entière composée de savants dans plusieurs genres, qui prononcent d’après la renommée cmme d’après leur jugement, réduiront cette liste à un moindre nombre d’éligibles ; en fin la section choisira ; et la responsabilité portant alors sur un petit nombre d’hommes qui ne jugent que de talents qu’ils doivent bien connaître, deviendra suffisante pour les contenir. Les membres de la société nationale résidant dans les départements, concourront aux élections avec une entière égalité ; ce qui oblige à prendre un mode d’élire tel, que la présentation et l’élection se fassent seulement par un seul vœu. L’exemple de la société italienne formée de membres dispersés, suffit pour en prouver la possibilité.

Chaque classe de la société nationale élit sous les mêmes formes les professeurs des lycées, dont l’enseignement correspond aux sciences qui sont l’objet de cette classe.

Les professeurs du lycée nomment ceux des instituts; mais la municipalité aura le droit de réduire la liste des éligibles.

Quant aux instituteurs des écoles secondaires et primaires; la liste d’éligibles sera faite par les professeurs des instituts de l’arrondissement, et le choix appartiendra pour les premiers au corps municipal du lieu où l’école est située, pour les derniers à l’assemblée des pères de famille de l’arrondissement de l’école.

En effet, les professeurs comme les instituteurs doivent avoir des connaissances dont les corps administratifs ne peuvent être juges, qui ne peuvent être appréciées que par des hommes en qui l’on ait droit de supposer une plus grande instruction. La liste d’éligibles qui constate la capacité doit donc être formée par les membres d’un établissement supérieur. Mais si dans le choix d’un professeur entre les éligibles, il faut préférer le plus savant, le plus habile ; dans celui des instituteurs où les élèves sont plus jeunes, où les qualités morales du maître influent sur eux davantage, où il ne s’agit que d’enseigner des connaissances très élémentaires, on doit prendre pour guide l’opinion, ou de ceux que la nature a chargés du bonheur de la génération naissante, ou du moins de leurs représentants les plus immédiats. C’est dans les mêmes vues que l’on donne aux municipalités le droit de réduire la liste des éligibles pour les professeurs des instituts. Les convenances personnelles et locales y ont déjà quelque importance ; et ce droit d’exclusion suffit pour répndre qu’elles ne seront point trop ouvertement blessées.

Des directoires formés dans la société nationale, les lycées, les instituts seront chargés de l’inspection habituelle des établissements inférieurs. Dans les circonstances importantes, la décision appartiendra à une des classes de la société nationale, ou à l’assemblée des professeurs, soit du lycée, soit des instituts.

Par ce moyen, l’indépendance de l’instruction sera garantie, et l’inspection n’exigera point d’établissement particulier où l’on aurait pu craindre l’esprit de domination. Comme la société nationale est partagée en quatre classes correspondant à des divisions scientifiques, comme sur chaque objet important, le droit de prononcer appartient à une classe seulement, on voit combien, sans nuire cependant à la sûreté de l’inspection, on est à l’abri de la crainte de voir les corps instruisants élever dans l’État un nouveau pouvoir.

L’unité n’est pas rompue, parce que les questions générales qui intéresseraient un établissement entier ne peuvent être décidées que par des lois qu’il faudrait demander au Corps législatif.

Si l’on compte toutes les sommes employées par les établissements littéraires remplacés par les nouvelles institutions, les biens des congrégations enseignantes, ceux des collèges, les appointements que les villes donnaient aux professeurs, les revenus des écoles de toute espèce ; si on y ajoute enfin ce qu’il en coûtait au peuple pour payer les maîtres de ces écoles, on trouvera que la dépense de la nouvelle organisation de l’instruction publique ne surpasserapas de beaucoup, et peut-être n’égalera point ce que les institutions anciennes coûtaient à la nation. Ainsi une instruction générale, complète, supérieure à ce qui existe chez les autres nations, remplacera même avec moins de frais, ce système d’éducation publique, dont l’imperfection grossière offrait un contraste si honteux pour le gouvernement avec les lumières, les talents et le génie qui avaient su briser parmi nous tous les liens des préjugés, comme tous les obstacles des institutions politiques.

Nous avons présenté dans ce plan l’organisation de l’instruction publique telle que nous avons cru qu’elle devait être, et nous en avons séparé la manière de former les nouveaux établissements. Nous avons pensé qu’il fallait que l’Assemblée nationale eût déterminé ce qu’elle voulait faire, avant de nous occuper des moyens de remplir ses vues.

Dans les villages où il n’y aura qu’une seule école primaire, les enfants des deux sexes y seront admis, et recevront d’un même instituteur une instruction égale. Lorsqu’un village ou une ville auront deux écoles primaires, l’une d’elles sera confiée à une institutrice, et les enfants des deux sexes seront séparés.

Telle est la seule disposition relative à l’instruction des femmes, qui fasse partie de notre premier travail ; cette instruction sera l’objet d’un rapport particulier : et en effet, si l’on observe que dans les familles peu riches, la partie domestique de l’éducation des enfants est presque uniquement abandonnée à leurs mères ; si l’on songe que sur 25 familles livrées à l’agriculture, au commerce, aux arts, une au moins a une veuve pour son chef, on sentira combien cette portion du travail qui nous a été confiée est importante, et pour la prospérité commune, et pour le progrès général des lumières.

On pourra reprocher à ce système d’organisation de ne pas respecter assez l’égalité entre les hommes livrés à l’étude, et d’accorder trop d’indépendance à ceux qui entrent dans le système de l’instruction publique.

Mais, d’abord, ce n’est pas ici une distinction qu’il s’agit d’établir, mais une fonction publique qu’il est nécessaire de conférer à des hommes dont le nombre soit déterminé, dont la réunion soit assujétie à des formes régulières. La raison exige que les hommes chargés d’instruire ou les enfants ou les citoyens, soient choisis par ceux qu’on peut supposer avoir des lumières égales ou supérieures. La surveillance des établissements d’instruction n’exige-t-elle pas aussi cette même égalité, s’il s’agit de l’enseignement dans les lycées ; cette supériorité, s’il s’agit de celui des établissements inférieurs ? Il fallait donc remonter à une réunion d’hommes qui pussent satisfaire à cette condition essentielle. Laisserait-on le choix de ces hommes à la masse entière de ceux qui cultivent les sciences et les arts, ou qui prétendent les cultiver ? Mais il n’y aurait plus aucun motif de ne pas appeler à ce choix la généralité des citoyens ; car si la prétention d’être savant suffisait pour exercer ce droit, s’il suffisait de se réunir en un corps qui se donnât pour éclairé, il est bien évident que ces conditions n’excluraient ni la profonde ignorance, ni les doctrines les plus absurdes. D’ailleurs, ce serait autoriser de véritables corporations, des jurandes proprement dites ; car toute association libre à laquelle on donnerait une fonction publique quelconque, prendrait nécessairement ce caractère.

Ce n’est pas l’ignorance seule qui serait à craindre, c’est la charlatanerie qui bientôt détruirait et l’instruction publique et les arts, et les sciences, ou qui du moins emploierait pour les détruire tout ce que la nation aurait consacré à leur progrès.

Enfin la puissance publique choisirait-elle entre ces sociétés, et alors à un corps composé d’hommes très éclairés, elle en substituerait de plus nombreux où les lumières seraient faibles, où les hommes médiocres s’introduiraient avec plus de facilité, seraient moins aisément contenus par l’ascendant du génie et des talents supérieurs, où enfin régnerait bientôt un ostracisme d’autant plus effrayant, que la médiocrité est facilement dupe ou complice de la charlatanerie, et n’étend pas sur elle cette haine de tout succès brillant ou durable, qui lui est si naturelle. Ou bien la puissance publique reconnaîtrait-elle toute espèce de société libre ; et alors chaque classe de charlatans aurait la sienne. Ce ne serait pas l’ignorance modeste qui jugerait les talents d’après l’opinion commune, ce qui déjà serait un mal ; mais l’ignorance présomptueuse qui les jugerait d’après son orgueil ou son intérêt.

Au contraire, dans le plan que nous proposons, les sociétés libres ne peuvent que produire des effets salutaires. Elles serviront de censeurs à la société nationale, qui exercera sur elles en même temps une censure non moins utile. Celles où le charlatanerisme dominerait, s’anéantiraient bientôt, parce qu’aucune espérance de séduire l’opinion publique ne les soutiendrait. Chacune d’elles suivant l’étendue qu’elle donnerait à ses occupations, chercherait à n’être pas au-dessous de la société nationale, qui elle-même voudrait ne pas se trouver inférieure. Elles seraient surtout les juges naturels des choix de cette société, et par là elles contribueraient plus à en assurer la bonté que si elles y concouraient de manière directe.

Enfin la société chargée de surveiller l’instruction nationale, de s’occuper des progrès des sciences, de la philosophie et des arts, au nom de la puissance publique, doit être uniquement composée de savants, c’est-à-dire, d’hommes qui ont embrassé une science dans toute son étendue, en ont pénétré toute la profondeur, ou qui l’ont enrichie par des découvertes.

Sans une telle société, puisque la connaissance des principes des arts est encore étrangère à presque tous ceux qui les cultivent ; puisque leur histoire n’est connue que d’un petit nombre de savants, comment ne serait-on pas exposé à voir, et la nation et les citoyens accueillir, récompenser, mettre en œuvre, comme autant de découvertes utiles, des procédés ou des moyens depuis longtemps connus, et rejetés par une saine théorie, ou abandonnés après une expérience malheureuse ?

Les sociétés libres au contraire, ne peuvent exister si elles n’admettent à la fois et les savants et les amateurs des sciences ; et c’est par là surtout qu’elles en inspireront le goût, qu’elles contribueront à la répandre, qu’elles soutiendront, qu’elles perfectionneront les bonnes méthodes de les étudier, c’est alors que ces sociétés encourageront les arts sans en protéger le charlatanisme, qu’elles formeront pour les sciences une opinion commune des hommes éclairés qu’il sera impossible de méconnaître, et dont la société nationale ne sera plus que l’interprète.

En même temps, tout citoyen pouvant former librement des établissements d’instruction, il en résulte encore pour les écoles nationales l’invincible nécessité de se tenir au moins au niveau de ces institutions privées ; et la liberté, ou plutôt l’égalité reste aussi entière qu’elle peut l’être auprès d’un établissement public.

Il ne faut pas confondre la société nationale telle que nous l’avons conçue, avec les sociétés savantes qu’elle remplace. L’égalité réelle qui en est la base, son indépendance absolue du pouvoir exécutif, la liberté entière d’opinions qu’elle partage avec tous les citoyens, les fonctions qui lui sont attribuées relativement à l’instruction publique, une distribution de travail qui la force à ne s’occuper que d’objets utiles, un nombre égal de ses membres répandus dans les départements, toutes ces différences assurent qu’elle ne méritera pas les reproches souvent exagérés, mais quelquefois justes, dont les académies ont été l’objet. D’ailleurs, dans une constitution fondée sur l’égalité, on ne doit pas craindre de voir une société d’hommes éclairés contracter aisément cet esprit de corporation si dangereux, mais si naturel dans un temps où tout était privilège. Alors chaque homme s’occupait d’obtenir des prérogatives ou de les étendre; aujourd’hui tous savent que les citoyens seuls ont des droits, et que le titre de fonctionnaire public ne donne que des devoirs à remplir(10).

Cette indépendance de toute puissance étrangère, où nous avons placé l’enseignement public, ne peut effrayer personne puisque l’abus serait à l’instant corrigé par le pouvoir législatif, dont l’autorité s’exerce immédiatement sur tout le système de l’instruction. L’existence d’une instruction libre et celles des sociétés savantes, librement formées, n’opposeront-elles pas encore à cet abus une puissance d’opinion d’autant plus imposante, que, sous une constitution populaire, aucun établissement ne peut subsister, si l’opinion n’ajoute sa force à celle de la loi ? D’ailleurs, il est une dernière autorité à laquelle, dans tout ce qui appartient aux sciences, rien ne peut résister : c’est l’opinion générale des hommes éclairés de l’Europe, opinion qu’il est impossible d’égare ou de corrompre : c’est d’elle seule que dépend toute célébrité brillante ou durable ; c’est elle qui reveant s’unir à la réputation que chacun a d’abord acquise autour de lui, y donne plus de solidité et plus d’éclat ; c’est en un mot pour les savants, pour les hommes de lettres, pour les philosophes, une sorte de postérité anticipée dont les jugements sont aussi impartiaux, presque aussi certains, et une puissance suprême au joug de laquelle ils ne peuvent tenter de se soustraire.

Enfin, l’indépendance de l’instruction fait en quelque sorte une partie des droits de l’espèce humaine. Puisque l’homme a reçu de la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s’étendent, si même elles existent, bien au-delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque la connaissance de vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle puissance pourrait avoir le droit de lui dire : voilà ce qu’il faut que vous sachiez, voilà le terme où vous devez vous arrêter ? Puisque la vérité seule est utile, puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir quel qui fût oserait-il déterminer où est la vérité, où se trouve l’erreur ?

D’ailleurs, un pouvoir qui interdirait d’enseigner une opinion contraire à celle qui a servi de fondement aux lois établies, attaquerait directement la liberté de penser, contredirait le but de toute institution sociale, le perfectionnement des lois; suite nécessaire du combat des opinions et du progrès des lumières.

D’un autre côté, quelle autorité pourrait prescrire d’enseigner une doctrine contraire aux principes qui ont dirigé les législateurs ?

On se trouverait donc nécessairement placé entre un respect superstitieux pour les lois existantes, ou une atteinte indirecte, qui, portée à ces lois au nom d’un des pouvoirs institués par elles, pourrait affaiblir le respect des citoyens ; il ne reste donc qu’un seul moyen : l’indépendance absolue des opinions, dans tout ce qui s’élève au-dessus de l’instruction élémentaire. C’est alors qu’on verra la soumission volontaire aux lois, et l’enseignement des moyens d’en corriger les vices, d’en rectifier les erreurs, exister ensemble, sans que la liberté des opinions nuise à l’ordre public, sans que le respect pour la loi enchaîne les esprits, arrête le progrès des lumières, et consacre des erreurs. S’il fallait prouver par des exemples le danger de soumettre l’enseignement à l’autorité, nous citerions l’exemple de ces peuples, nos premiers maîtres dans toutes les sciences, de ces Indiens, de ces Egyptiens dont les antiques connaissances nous étonnent encore, chez qui l’esprit humain fit tant de progrès, dans des temps dont nous ne pouvons même fixer l’époque, et qui retombèrent dans l’abrutissement de la plus honteuse ignorance, au moment où la puissance religieuse s’empara du droit d’instruire les hommes. Nous citerions la Chine, qui nous a prévenus dans les sciences et dans les arts, et chez qui le gouvernement en a subitement arrêté tous les progrès, depuis des milliers d’années, en faisant de l’instruction publique une partie de ses fonctions. Nous citerions cette décadence où tombèrent tout à coup la raison et le génie chez les Romains et chez les Grecs, après s’être élevés au plus haut degré de gloire, lorsque l’enseignement passa des mains des philosophes à celles des prêtres. Craignons, d’après ces exemples, tout ce qui peut entraver la marche libre de l’esprit humain. A quelque point qu’il soit parvenu, si un pouvoir quelconque en suspend le progrès, rien ne peut garantir même du retour des plus grossières erreurs ; il ne peut s’arrêter sans retourner en arrière : et du moment où on lui marque des objets qu’il ne pourra examiner ni juger, ce premier terme mis à sa liberté doit faire craindre que bientôt il n’en reste plus à sa servitude(11).

D’ailleurs la constitution française elle-même nous fait de cette indépendance un devoir rigoureux. Elle a reconnu que la nation a le droit inaliénable et imprescriptible de réformer toutes ses lois : elle a donc voulu que dans l’instruction nationale, tout fût soumis à un examen rigoureux. Elle n’a donné à aucune loi une irrévocabilité de plus de dix années : elle a donc voulu que les principes de toutes les lois fussent discutés, que toutes les théories politiques pussent être enseignées et combattues, qu’aucun système d’organisation sociale ne fût offert à l’enthousiasme ni aux préjugés, comme l’objet d’un culte superstitieux, mais que tous fussent présentés à la raison, comme des combinaisons diverses entre lesquelles elle a le droit de choisir(12). Aurait-on réellement respecté cette indépendance inaliénable du peuple, si on s’était permis de fortifier quelques opinions particulières de tout le poids que peut leur donner un enseignement général ; et le pouvoir qui se serait arrogé le droit de choisir ces opinions, n’aurait-il pas véritablement usurpé une portion de la souveraineté nationale ?

Le plan que nous présentons à l’Assemblée, a été combiné d’après l’examen de l’état actuel des lumières en France, et en Europe ; d’après ce que les observations de plusieurs siècles ont pu nous apprendre sur la marche de l’esprit humain dans les sciences et dans les arts ; enfin, d’après ce qu’on peut attendre et prévoir de ses nouveaux progrès.

Nous avons cherché ce qui pourrait plus sûrement contribuer à lui donner une marche plus ferme, à rendre ses progrès plus rapides.

Il viendra sans doute un temps où les sociétés savantes, instituées par l’autorité, seront superflues, et dès lors dangereuses, où même tout établissement public d’instruction deviendra inutile : ce sera celui où aucune erreur générale ne sera plus à craindre ; où toutes les causes qui appellent l’intérêt ou les passions au secours des préjugés auront perdu leur influence ; où les lumières seront répandues avec égalité et sur tous les lieux d’un même territoire, et dans toutes les classes d’une même société ; où toutes les sciences et toutes les applications des sciences seront également délivrées du joug de toutes les superstitions et du poison des fausses doctrines ; où chaque homme enfin trouvera dans ses propres connaissances, dans la rectitude de son esprit, des armes suffisantes pour repousser toutes les ruses de la charlatanerie : mais ce temps est encore éloigné ; notre objet devait être d’en préparer, d’en accélérer l’époque ; et en travaillant à former ces institutions nouvelles, nous avons dû nous occuper sans cesse de hâter l’instant heureux, où elles deviendront inutiles.


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(1) Il serait très facile dans les écoles, dans les jeux du gymnase, dans les fêtes, d’exercer les enfants à la pratique des sentiments les plus nécessaires à fortifier dans leur âme, tels que la justice, l’amour de l’égalité, l’indulgence, l’humanité, l’élévation d’âme.
On peut même les familiariser avec quelques-unes des fonctions sociales, comme les élections, l’ordre d’une assemblée, etc.
Mais il faut éviter qu’ils ne voient dans ces formes un rôle qu’on leur donne à jouer, et qu’on ne leur fasse contracter ou l’habitude de l’hypocrisie extérieure, ou un caractère de pédanterie.
Comme les enfants n’ont que des intérêts très peu compliqués et des occupations très simples, ils observent beaucoup tout ce qui les entoure, sont très difficiles à tromper ; et s’ils s’aperçoivent une fois qu’on se moque d’eux en leur faisant faire sérieusement une bagatelle, ils le rendent au maître avec usure.
D’ailleurs une plaisanterie qui s’est une fois présentée à un enfant gai et malin se perpétue dans l’établissement de génération en génération, et suffit pour rendre ridicule aux yeux des élèves une institution qui, suivie de bonne foi, aurait été très utile. (Note du rapporteur)

(2) Les sentiments naturels, tels que la compassion, la bienfaisance, l’amitié pour les parents, pour les frères, pour les compagnons de leurs amusements, la reconnaissance, se développent de bonne heure dans les enfants. L’habitude de ces sentiments conduit aux idées morales, et de la combinaison de ces idées naissent les préceptes auxquels nous soumettons notre conduite pour notre intérêt, et surtout pour celui de ne pas éprouver une peine intérieure qui en suit nécessairement la violation.
Tel est l’ordre de la nature, qu’il est facile de suivre dans l’instruction. De courtes histoire serviraient à développer, à diriger les sentiments moraux, à les fortifer par l’attention. Une analyse des idées morales les plus simples viendrait ensuite, et l’on aurait besoin ni d’enseigner ni de prouver les préceptes, mais seulement de les faire remarquer, parce qu’ils se trouveront d’avance dans l’esprit des enfants avec le sentiment qui en garantit l’observation.
Lorsque l’opération sur les mesures sera terminée, et toutes les quantités soumises à la division décimale, la connaissance des quatre règles simples, avec deux ou trois principes du calcul des fractions décimales, suffiront pour toutes les opérations arithmétiques nécessaires dans la vie civile.
Il est utile à tout homme de pouvoir mesurer une distance, arpenter un champ, toiser un mur, évaluer le travail d’un fossé, d’un transport de terre ; mais l’individu qui ne fait ces opérations que pour lui-même, et non pas pour autrui, n’a besoin de connaître ni les méthodes les plus simples, ni les moyens d’éviter les très petites erreurs. Dès lors il n’a besoin, pour acquérir ces connaissances que de propositions de géométrie très élémentaires, et qui se démontrent pour ainsi dire à la simple vue.
Il en est de même de cette partie de la théorie des machines simples, qui peut être d’une utlité générale.
En supposant que les enfants ne sentissent pas, ou ne retinssent pas la démonstration rigoureuse, ils suffit pour l’usage qu’ils entendent la proposition, et qu’ils la retiennent comme un fait qu’ils peuvent vérifer par leurs yeux.
Personne ne niera sans doute la facilité et l’utilité d’enseigner à connaître les plantes communes les plus utiles ou les plus nuisibles, les animaux du pays, les terres, les pierres qu’il renferme ; Enfin, de donner quelques principes simples d’agriculture et de jardinage.
Des notions élémentaires de physique sont nécessaires, ne fût-ce que pour préserver des sorciers et des fabricateurs ou raconteurs de miracles. Je voudrais même que les maîtres en fissent de temps en temps quelques-uns dans les leçons hebdomadaires et publiques : un canard de verre qui vient chercher le morceau de pain qu’on lui présente avec un couteau, la réponse à une question que l’on fait trouver dans un livre tout blanc, le feu qui se montre au bout d’une pique, le bûcher qui s’allumen en arrosant la victime, le sang qui se liquéfie, les miracles d’Élie ou de saint Janvier, et mille autres de cette espèce, ne seraient ni coûteux ni difficiles à répéter.
Ce moyen de détruire la superstition est un des plus simples et des plus efficaces. On n’égarera point, au nom d’un pouvoir capricieux et jaloux, l’homme une fois convaincu que la nature entière est soumise à des lois générales et nécessaires.
Comme toutes ces instructions sont le résultat de lectures qu’elles obligent à écrire, il arrivera nécessairement que les enfants en contracteront une habitude suffisante pur acquérir cette facilité sans laquelle la lecture ou l’écriture sont un travail pénible. Ils acquerront avec aussi peu de peine les connaissances grammaticales ou d’orthographe nécessaires pour que la langue et l’écriture de la généralité des citoyens se perfectionnent à peu près ; et il est important, pour le maintien de l’égalité réelle, que le langage cesse de séparer les hommes en deux classes. (Note du rapporteur)

(3) En général, la portion pauvre de la société a moins des vices que des habitudes grossières et funestes à ceux qui les contractent. Une des premières causes de ces habitudes vient du besoin d’échapper à l’ennui dans les moments de repos, et de ne pouvoir y échapper que par des sensations, et non par des idées. De là vient, chez presque tous les peuples, l’usage immodéré de boissons ou de drogues enivrantes, remplacé, chez d’autres, par le jeu ou par les habitudes énervantes d’une fausse volupté. A peine trouvera-t-on une seule nation sédentaire chez laquelle il ne règne pas une coutume, plus ou moins mauvaise, née de ce besoin de sensations répétées.
Si, au contraire, une instruction suffisante permet au peuple d’opposer la curiosité à l’ennui, ces habitudes doivent naturellement disparaître, et avec elles l’abrutissement ou la grossièreté qui en sont la suite.
Ainsi l’instruction est encore, sous ce point de vue, la sauvegarde la plus sûre des mœurs du peuple. (Note du rapporteur)

(4) Il faut un aliment à l’activité des hommes qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre, et il n’est pas à désirer qu’elle soit réduite à ne s’exercer que sur des spéculations d’intérêt ou sur des projets de s’élever à des places et de s’y maintenir.
Or une instruction telle qu’on la propose ici, offre, aux hommes nés avec de la fortune, des occupations agréables qui ne seraient ni sans quelque utilité ni sans quelque honneur.
Chacun choisirait, dans le grand nombre de connaissances dont les éléments lui ont été enseignés, la science vers laquelle son goût ou ses dispositions naturelles le porteraient de préférence.
La littérature a ses bornes : les sciences d’observation et de calcul n’en ont point. Au-dessous d’un certain degré de talent le goût des occupations littéraires donne ou un orgueil ridicule ou une honteuse jalousie pour les talents auxquels on ne peut atteindre. Dans les sciences, au contraire, ce n’est pas avec l’opinion des hommes, mais avec la nature, qu’on engage un combat où le triomphe est presque toujours certain, où chaque victoire en présage une nouvelle : le champ que les inventeurs ont rapidement parcouru laisse encore tant de points à reconnaître ! L’inépuisable variété des appications ôte aux théories les plus rebattues cette insipidité qui suit dans les autres genres de plaisirs la facilité ou les habitudes.
L’habitude et le goût de l’occupation est un des plus sûrs préservatifs contre les vices corrupteurs qui prennent leur source dans le besoin d’échapper à l’ennui. On ne sait pint assez avec quelle douceur et quelle force une occupation chérie rappelle ceux que le soin des affaires publiques a forcés de l’abandonner ; combien alors ce reste d’ambition qu’il est peut-être impossible d’arracher d’une âme humaine, est facile et prompt à rassasier ; combien enfin le souvenir du charme des études paisibles ajoute au dégoût des détails des affaires, toujours arides ou affligeants.
J’ai dit que ces occupations seront utiles ; je me bornerai à un seul exemple. En France la nourriture des citoyens pauvres est mauvaise, et souvent ils craignent d’en manquer ; parce qu’elle est bornée à une ou deux espèces d’aliments, parce que ni les légumes ni les fruits ne sont assez communs. L’usage des fruits, qui pourrait devenir, dans les travaux de l’été, un régime salutaire, ne sert, au contraire, qu’à donner des maladies, parce qu’on n’a point songé à cultiver ceux dont la maturité correspond au moment où la nature en donne le désir. Combien n’y aurait-il pas d’avantages à inspirer, aux hommes qui en ont la faculté, le goût de faire des essais de culture, et de leur donner les connaissances nécessaires pour y réussir ! (Note du rapporteur)

(5) Cette habitude des idées antiques, prise dans notre jeunesse, est peut-être une des principales causes de ce penchant presque général à fonder nos nouvelles vertus politiques sur un enthousiasme inspiré dès l’enfance.
L’enthousiasme est le sentiment qui se produit en nous, lorsque nous nous représentons à la fois tous les avantages, tous les maux, toutes les conséquences qui, dans un espace indéterminé, peuvent naître d’un événement, d’une action, d’une production de l’esprit ; tout ce que cette action, cette production ont exigé de talents, et coûté d’efforts ou de sacrifices. Il est utile s’il a pour base la vérité ; et nuisible, s’il s’appuie sur l’erreur. Une fois excité, il sert l’erreur comme la vérité ; et dès lors il ne sert réellement que l’erreur, parce que, sans lui, la vérité triompherait encore par ses propres forces.
Il faut donc qu’un examen froid et sévère, où la raison seule soit écoutée, précède le moment de l’enthousiasme.
Ainsi former d’abord la raison, instruire à n’écouter qu’elle, à se défendre de l’enthousiasme qui pourrait l’égarer ou l’obscurcir, et se laisser entraîner ensuite à celui qu’elle approuve ; telle est la marche que prescrit l’intérêt de l’humanité et le principe sur lequel l’instruction publique doit être combinée.
Il faut sans doute parler à l’imagination des enfants ; car il est bon d’exercer cette faculté comme toutes les autres ; mais il serait coupable de vouloir s’en emparer, même en faveur de ce qu’au fond de notre conscience, nous croyons être la vérité.
L’imagination est la faculté de saisir une suite plus ou moins étendue d’idées sous des formes sensibles.
Le géomètre, dans ses méditations, voit des rapports abstraits représentés par des figures, et l’algébriste les voir exprimés par des formules écrites.
Mais si ces formes sensibles, au lieu de donner seulement plus de force et de fixité aux idées, les corrompent et les dénaturent ; si elles excitent dans l’âme des sentiments ou des passions qui peuvent séduire la raison : alors, au lieu d’exercer une faculté utile, on en abuse, on la pervertit.
Si vous appelez une école un temple national, si votre instituteur est un magistrat, vous ajoutez aux propositions énoncées dans ce lieu, présentées par cet homme, une autorité étrangère non seulement aux preuves qui doivent établir la vérité, mais à cette espèce d’autorité qui peut, sans nuire au progrès des connaissances,influer sur notre croyance provisoire ; celle que donne la supériorité connue des lumières. J’ai raison de croire à une expérience de physique, sur le nom d’un savant dont j’ai vérifié la science et l’exactitude ; je serais un sot d’y croire sur l’autorité d’un pontife ou d’un consul : or il faut désespérer du salut de la raison humaine, ou appliquer cette même règle à la morale ou à la politique. Hâtons-nous donc de substituer le raisonnement à l’éloquence, les livres aux parleurs, et de porter enfin dans les sciences morales la philosophie et la méthodes des sciences physiques. (Note du rapporteur)

(6) L’égalité des esprits et celle de l’instruction sont des chimères. Il faut donc chercher à rendre utile cette inégalité nécessaire. Or, le moyen le plus sûr d’y parvenir n’est-il pas de diriger les esprits vers les occupations qui mettent un individu en état d’enseigner les autres, de les défendre contre l’erreur ; de contribuer à leur sûreté, à leur prospérité, à leur soulagement, à leur bonheur, soit dans l’exercice des fonctions publiques, soit dans les professions qui exigent des lumières ; de substituer, en un mot, à des hommes habiles qui prétendraient gouverner, des hommes instruits qui ne veulent qu’éclairer ou servir.
La supériorité de lumières et de talents peut soumettre les autres hommes à une dépendance particulière ou générale.
On évite le premier danger en rendant universelles les connaissances nécessaires dans la vie commune. Mais ces mêmes connaissances suffisent pour l’affranchir de cette servitude ; l’homme, par exemple, qui sait les quatre règles de l’arithmétique, ne peut être dans la dépendance de Newton pour aucune des actions de la vie commune.
Quant à la dépendance générale, à celle qui naît du pouvoir de la ruse, ou de sa parole, elle sera réduite presque à rien par l’universalité de ces connaissances élémentaires, qui par leur nature même sont propres à conserver la justesse de l’esprit, à former la raison. D’ailleurs, elle ne subsistera plus dès lors qu’une instruction plus étendue aura multiplié les hommes vraiment éclairés au milieu de citoyens disposés par la leur à reconnaître, à sentir la vérité.
On a donc cherché à réunir ici tous les avantages de la supériorité de lumières dans quelques hommes pour la faire servir non à fortifier, mais à prévenir les inconvénients de l’inégalité des esprits. (Note du rapporteur)

(7) On dit : il faut une religion au commun des hommes. Si ces mots ont un sens, s’ils ne sont pas une insulte à la raison et à l’espèce humaine, ils signifient que la croyance d’un Etre suprême et les sentiments religieux qui nous portent vers lui, sont utiles à la morale. Or, en supposant cette opinion fondée, il en résulte qu’il faut également se garder, et de faire enseigner une religion particulière, et de salarier un culte ; car, dans cette hypothèse, ce qui est utilisé, c’est précisément ce qui est commun à toutes les religions et à tous les cultes.
Il en résulterait encore que toute religion particulière est mauvaise, parce qu’elle dirige nécessairement vers un but qui lui est propre, et, si elle a des prêtres, vers l’intérêt de ces prêtres, ces mêmes sentimens religieux qu’on suppose indispensables à la morale.
De quelque opinion que l’on soit sur l’existence d’une cause première, sur l’influence des sentiments religieux, on ne peut soutenir qu’il soit utile d’enseigner la mythologie d’une religion, sans dire qu’il peut être utile de tromper les hommes ; car si vous, catholique-romain, vous voulez faire eneigner votre religion d’après ce principe, un mahométan doit par la même raison vouloir faire enseigner la sienne.
Direz-vous : le mienne est la seule vraie.... Non ; car la puissance publique ne peut être juge de la vérité d’une religion.
Ainsi, en supposant même qu’il soit utile que les hommes aient besoin d’une religion, les soins, les dépenses qui auraient pour objet de leur en donner une, sont une tyrannie exercée sur les opinions, et aussi contraire à la politique qu’à la morale.
Cette proscription doit s’étendre même sur ce qu’on appelle religion naturelle ; car les philosophes théistes ne sont pas plus d’accord que les théologiens sur l’idée de Dieu et sur ses rapports moraux avec les hommes. C’est donc un objet qui doit être laissé sans aucune influence étrangère à la raison et à la conscience de chaque individu. (Note du rapporteur)

(8) Quelle que soit la constitution nouvelle : l’égalité qui doit subsister entre les diverses portions de l’État, l’utilité d’y nourrir également l’esprit public, si l’on veut qu’il conserve sa pureté ; cette union entre les citoyens des différentes contrées, qui ne peut naître que de l’unité des principes : tout rend nécessaire cette distribution, qui appelle les citoyens à une instruction plus égale. (Note du rapporteur)

(9) La gratuité de l’instruction doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale.
Dans les dépenses publiques, le pauvre contribue à proportion, et même moins qu’à proportion de ses facultés, si les contributions sont établies suivant un bon système, et il profite des avantages d’une instruction gratuite dans une plus grande proportion. Examinons ces avantages, en supposant que le plan du Comité soit réalisé.
1° Les pères de famille en profitent à raison du nombre de leurs enfants, pour les deux degrés d’instruction qu’on peut regarder comme universels.
2° Les citoyens pauvres, soit des villes où se trouvent les instituts, soit de l’arrondissement, profitent aussi de ces établissements pour ceux de leurs enfants qui sont nés avec des dispositions. En effet, comme, par la combinaison des différents cours, l’instruction se divise et quant à son étendue, et quant à sa nature, suivant la volonté des élèves ou de ceux qui les dirigent, rien n’empêchera de réserver dans les conditions d’un apprentissage la liberté de suivre un des cours de l’institut.
3° On peut dire la même chose des lycées. Un jeune homme appliqué, et né avec de la facilité, peut gagner sa subsistance, et se réserver assez de temps pour se perfectionner dans les connaissances vers lesquelles il serait porté par un véritable talent.
Il existe actuellement un naturaliste célèbre qui, né sans fortune, et ayant appris sans maître les éléments de géométrie, est venu à Paris pour y étudier la chimie et l’histoire naturelle, et y a longtemps subsisté des leçons de mathématiques qu’il donnait aux enfants.
Je connais un très bon professeur de mathématiques qui n’a pu suivre les études auxquelles la nature l’appelait, que dans les intervalles du temps qui lui restait après avoir pourvu à sa subsistance en faisant des bas au métier. On sait l’histoire du philosophe Cléante et celle de ce garçon jardinier du duc d’Argele qui était parvenu à entendre Newton en latin, sans avoir jamais paru négliger son travail ordinaire.
Parmi ceux qui, dans un temps plus éloigné de nous, ont déployé des talents dans des genres alors en honneur et justement méprisés aujourd’hui, combien n’ont pas commencé leur carrière par être domestiques dans un collège ou dans un couvent, afin de pouvoir apprendre gratuitement la langue latine ? Ainsi la gratuité dans tous les degrés d’instruction étend ses avantages sur un bien plus grand nombre d’individus qu’on ne le croirait au premier coup d’œil.
Car ces exemples, assez rares autrefois, deviendront communs par l’effet de l’égalité républicaine, et de la destruction des préjugés bourgeois ou nobiliaires.
4° Quant à l’utilité générale que chaque individu retire de cela seul qu’il existe dans la société plus d’instruction commune, plus de lumières, plus de talents, n’est-il pas juste que le célibataire y contribue comme le père de famille, puisqu’il en profite également ; et le reste des dépenses de l’instruction dont les pères demeurent chargés seuls, ne suffit-il pas pour compenser les avantages que ceux-ci retirent de l’instruction de leurs enfants ?
5° En examinant la France géographiquement, on verra que si l’instruction est abandonnée à elle-même, elle ne pourra se répandre qu’avec une funeste inégalité. Les grandes villes, les pays riches y trouveront des moyens d’étendre, d’augmenter leurs avantages déjà trop réels ; les autres portions de la République, ou manqueront de maîtres, ou n’en auront que de mauvais.
Et cette grande inégalité d’instruction en détruit presque toute l’utilité. Tant que vous laisserez une grande portion du peuple en proie à l’ignorance, et dès lors à la séduction, aux préjugés, à la superstition, vous ne réaliserez point le but que vous devez vous proposer : celui de montrer enfin au monde une nation où la liberté, l’égalité, soient pour tous un bien réel dont ils sachent jouir, et dont ils connaissent le prix.
Vous ne concilierez jamais la liberté et la paix ; jamais vous n’établirez cette obéissance aux lois, la seule digne des hommes libres, celle qui est fondée sur un respect volontaire, sur la raison, et non sur la force.
Vous aurez toujours deux peuples, différant d’instruction, de mœurs, de caractère, d’esprit public.
Au contraire, l’égalité de l’instruction doit diminuer les autres inégalités naturelles, parce que, dans les pays moins favorisés, les esprits se dirigeront vers les moyens de faire disparaître ces inégalités, et les détails mêmes de l’instruction, qui peuvent varier suivant l’intérêt et les besoins, y contribueront encore.
Une Constitution populaire, fondée sur l’égalité, doit nécessairement attacher les citoyens à leurs foyers ; mais le défaut d’instruction en éloignerait les gens riches dans leur jeunesse ; et les goûts contractés dans les villes où il y aurait plus de lumières pourraient souvent les y retenir.
Le système d’une instruction égale et partout semblable n’est pas moins utile pour établir sur une base inébranlable l’unité nationale, tandis qu’en abandonnant l’instruction aux volontés individuelles, elle ne servirait qu’à fortifier ces différences d’usages, d’opinions, de goûts, de caractères, qu’il est si important de faire disparaître.
6° Sommes-nous au point où l’on peut sans risque laisser l’instruction s’organiser elle-même ? Sommes-nous à celui où l’autorité publique peut l’organiser d’une manière utile ?
Si j’examine l’état actuel des lumières en Europe, je vois l’économie tout entière des sciences physiques ; et, par une suite nécessaire, celle des arts dont elles sont la base, celle même des sciences morales et politiques, appuyée sur des principes certains, qui sont eux-mêmes le résultat de faits généraux et incontestables. Je vois, malgré la diversité des gouvernements, des institutions, des usages, des préjugés, les hommes éclairés, de l’Europe entière, s’accorder sur les vérités qui peuvent former les éléments de ces sciences, comme sur la méthode de les enseigner. L’art de la teinture, ceux qui s’exercent sur les divers métaux, ceux qui forment les nombreuses espèces de tissus employés pour nos besoins, ceux qui préparent les substances des trois règnes, soit pour nos besoins immédiats, soit pour d’autres travaux ; tous les arts dont les procédés varient dans les divers pays, ont cependant des principes généraux et reconnus, que les hommes instruits ont su démêler au milieu de toutes ces variétés nées, dans chaque contrée, de la routine ou de sa position géographique.
Il est donc possible d’établir, sur l’opinion universelle des hommes éclairés, une instruction élémentaire conforme à la vérité et dirigée par une bonne méthode ; et après avoir séparé de la morale les opinions religieuses, et l’enseignement des principes de la politique générale, de l’exposition du droit public national, il est impossible que cette instruction corrompe les opinions sur la morale ou sur la politique, comme il est impossible qu’elle trompe sur la physique ou sur la chimie.
Mais comme cette même certitude n’existe pas, ne peut exister pour le système entier d’aucune science, les mathématiques exceptées, la puissance publique ne doit influer sur l’enseignement des lycées qu’en établissant un moyen de choisir les maîtres, qui réponde de leurs talents sans influer sur leurs opinions.
Il serait dangereux au contraire d’abandonner la direction de l’instruction élémentaire, parce que les lumières ne sont pas assez généralement répandues pour n’avoir pas à craindre qu’elle ne soit égarée, soit par les préjugés, soit par une haine de ces mêmes préjugés, puérilement exagérée.
D’ailleurs il est évident que cette direction tomberait réellement dans la dépendance des hommes riches, et alors elle ne serait pas celle qui convient à la conservation de la liberté. Chez les anciens, l’instruction était fort chère, et ne se trouvait en général qu’à la portée des riches : qu’en est-il résulté ? Une pente vers l’aristocratie, remarquable surtout dans les historiens. Il suffit de voir sous quels traits nous ont été représentées les tentatives faites pour détruire à Rome l’influence de cette inégalité qui devait à la longue anéantir la République.
Distributions des terres nationales, même encore réservées ; changements dans la forme des délibérations, extension du droit de cité ; toutes ces opérations, dès qu’elles tendent vers l’égalité, sont toujours présentées, non comme mal combinées, renfermant quelques injustices, mais comme séditieuses, comme inspirées par l’esprit de faction et de brigandage.
Enfin, qui répondra que même la superstition ne s’empare des nouvelles écoles, comme elle s’en est emparée après la destruction de l’Empire d’Occident ?
7° On craint que celles qui seraient établies sur des principes philosophiques ne soient négligées ; et cette crainte en prouve la nécessité. Mais si elles sont gratuites, ce danger n’existera point ; et quand bien même certaines classes d’hommes paraîtraient d’abord les dédaigner, leur intérêt même les y rappellerait bientôt. La gratuité, les avantages sensibles qu’elle présente, y appelleraient les enfants des citoyens sans fortune et dans une République, les riches savent combien il importe à leurs enfants qu’une éducation commune leur prépare de bonne heure des liaisons utiles dans les classes laborieuses et pauvres. Le peuple anglais ne confère que les places de la chambre des communes ; et c’en est assez pour que malgré les distinctions aristocratiques, il se soit établi une égalité de fait plus grande que dans la plupart des autres pays de l’Europe.
8° On craint que des maîtres appointés ne négligent leurs devoirs.
On oublie trop qu’il n’y a plus ni distinctions héréditaires, ni places conférées à vie ou pour un grand nombre d’années ; et qu’ainsi, un maître qui remplit bien ses devoirs, est un citoyen respectable et respecté, et non plus un homme qui exerce pour de l’argent un métier très peu considéré.
Le défaut d’émulation n’est pas à craindre : les maîtres des écoles primaires et secondaires ont pour perspectives les places dans les instituts, et les professeurs des instituts les places du lycée. Celles-ci, dans notre système actuel, seraient regardées comme un véritable honneur.
La négligence n’y est pas à craindre, si elles ne sont pas absolument perpétuelles ; les lecteurs du collège de France dans les genres où ils avaient des auditeurs, les professeurs du jardin des plantes n’ont jamais négligé leurs fonctions, même sous l’Ancien Régime, surtout dans les premières années de leur nomination.
C’est moins encore d’après des principes philosophiques, que sur l’état actuel des sciences en Europe, l’histoire de leurs progrès, et l’expérience, que le projet présenté à l’Assemblée législative a été combiné. Mais, pour appliquer l’expérience à une nation nouvelle, il a fallu dégager les faits de l’influence des causes qui ne subsistent plus.
Une disposition très propre à maintenir l’émulation, et à faire honorer les instituteurs des écoles inférieures, serait celle qui ordonnerait de ne choisir, après un certain temps, les professeurs des instituts, que parmi ceux qui auraient exercé les fonctions d’instituteurs d’écoles primaires ou secondaires, et les professeurs de lycées que parmi ceux qui auraient enseigné dans les instituts, avec une exception en faveur des savants étrangers ; exception que le Corps législatif seul pourrait prononcer.
En un mot, sans instruction nationale gratuite pour tous les degrés, quelque combinaison que vous choisissiez, vous aurez ignorance générale ou inégalité. Vous aurez des savants, des philosophes, des politiques éclairés ; mais la masse du peuple conservera des erreurs, et, au milieu de l’éclat des lumières, vous serez gouvernés par les préjugés. (Note du rapporteur)

(10) On n’a rien répondu à ces preuves de l’utilité des sociétés savantes ; seulement on a répété ce qu’il est d’usage de dire sur leur mauvais choix, sur le peu de justice qu’elles rendent aux talents.
Il serait injuste, en invoquant l’expérience, de ne pas se borner à celles de ces sociétés qui ont pour objet les sciences mathématiques et physiques, parce que ce sont les seules qui jusqu’ici aient pu jouir de quelque indépendance : or, en admettant cette distinction, je demande si, depuis cent trente ans environ que les premières de ces sociétés ont été établies, il s’est fait dans les sciences une seule découverte qui ne se trouve dans leurs recueils ou dont l’auteur, s’il n’est pas mort très jeune, n’ait pas appartenu à quelqu’une de ces sociétés.
La république des sciences est universelle et dispersée, et il est impossible qu’aucune société puisse se soustraire à l’autorité souveraine de la république entière.
Il serait donc très facile de corrompre ces sociétés si l’on y attachait de grands avantages pécuniaires, si on les chargeait de fonctions étrangères à leur but naturel, qui doit être le progrès, le perfectionnement, la propagation des connaissances humaines.
Mais bornez-les à cet objet seul, et vous en écarterez tout ce qui peut les rendre inutiles et dangereuses.
Cexu qui veulent les détruire ne s’aperçoivent pas que par là ils donneront aux riches le privilège exclusif de la science.
Presque tous les savants célèbres du dix-septième siècle, antérieur à l’établissement de ces sociétés, étaient de la classe des riches.
Et aujourd’hui nous aurions encore de moins, en faveur de la classe pauvre la protection des grands, les ressources qu’offraient les facultés de médecine, et celles des couvents ou des établissements ecclésiastiques.
Un Newton, un Euler, nés dans la pauvreté ou même la médiocrité, ne développeront point leur génie si leurs premières découvertes ne sont point encouragées ou reconnues, si l’autorité d’une société savante ne balance pas le désir qu’auraitleur famille de les voir se dévouer à des occupations plus lucratives.
Lorsque le gouvernement était entre les mains d’un roi héréditaire, il était trop important de lui ôter toute influence sur l’instruction pour être arrêté par la crainte de gâter un peu l’institution d’une société nationale, en lui conférant des fonctions en quelque sorte administratives : maintenant ce motif ne subsiste plus ; c’est l’enseignement seul qu’il est important de soustraire à toute autorité politique.
Quelque institution que l’on donne à un peuple, il s’y forme nécessairement une division entre ceux qui veulent plus de soumission et ceux qui veulent plus de liberté ; entre ceux qui s’attachent aux choses établies, qui ne voient l’ordre et la paix que dans la conservation de ce qui existe, et ceux qui, frappés des défauts inhérents à toutes les institutions, croient peut-être trop facilement que les changer c’est toujours les corriger ; entre ceux qui suivent les progrès des lumières et ceux qui les devancent. La première opinion est celle des hommes qui ont les places, ou qui espèrent les obtenir ; la seconde réunit ceux qui préfèrent aux places la gloire ou le crédit. Cette division n’est point un mal : les défenseurs de ce qui est établi empêchent que les changements ne soient trop répétés et trop rapides ; les amis de la nouveauté s’opposent à la trop prompte corruption des institutions anciennes : les uns maintiennent la paix, les autres soutiennent l’esprit public dans une utile et perpétuelle activité ; et si les premiers veulent s’attribuer exclusivement les honneurs de la vertu, et les autres la gloire du patriotisme ou des talents, ils sont également injustes.
Mais il résulte de ces observations que le gouvernement, quel qu’il soit, dans toutes se divisions comme dans tous ses degrés, cherchera toujours à conserver et, par conséquent, à favoriser la perpétuité des opinions ; de manière que son influence sur l’enseignement tendra naturellement à suspendre les progrès de la raison, à favoriser tout ce qui peut éloigner des esprits les idées de perfectionnement. Cette influence sur l’eneignement serait donc nuisible, et par conséquent on doit laisser à la société nationale l’inspection des ouvrages élémentaires et le choix des professeurs des lycées ; car cette société, par sa nature même, doit chercher, au contraire, tout ce qui tend à perfectionner et à étendre les connaissances.
Telle est la seule fonction publique qu’il soit utile de lui donner pour l’intérêt national comme pour le progrès des sciences. (Note du rapporteur)

(11) La liberté, l’égalité, les bonnes lois ont pour effet nécessaire d’augmenter la prospérité publique en augmentant les moyens d’agir ; de cette prospérité naissent l’habitude de nouveaux besoins et un accroissement de population : si donc la prospérité n’augmente point sans cesse, la société tombe dans un état de souffrance. Cependant les premiers moyens de prospérité ont des bornes ; et si de nouvelles lumières ne viennent en offrir de plus puissants, les progrès même de la société deviennent les causes de sa ruine.
Supposons que ces moyens soient trouvés et employés, il en résulte dans la société des combinaisons nouvelles que ni les lois ni les institutions n’ont pu prévoir : il faut donc que les lumières se trouvent toujours au-delà de celles qui ont dirigé l’établissement du système social. D’un autre côté les progrès des arts utiles sont très bornés si ceux des sciences ne viennent à leur secours ; ceux qu’ils devraient à la seule observation des hommes qui les cultivent seraient trop lents et trop incertains : ainsi les progrès des sciences morales et physiques sont trop nécessaires pour que la société puisse atteindre un degré de prospérité permanente.
Supposons maintenant que les sciences, que les arts se soient perfectionnés, il est évident que la même quantité de connaissances qui suffirait aujourd’hui pour assurer l’indépendance des individus, pour rendre réelle pour tous l’égalité de la loi, deviendra beaucoup trop faible : il faut donc et que l’instruction devienne plus étendue, et que les méthodes d’enseigner se perfectionnent.
Examinez l’histoire du peuple romain ; vous le verrez faire pendant quelque temps des progrès vers la liberté : mais comme son territoire s’agrandissait sans cesse ; comme il voulait être à la fois un peuple roi et un peuple libre, bientôt les moyens qui avaient défendu, augmenté sa liberté, ne convenant plus à son nouvel état, et les lumières soit des citoyens, soit des chefs, n’étant pas au niveau de ce qu’aurait exigé cette situation nouvelle, on le vit se déchirer dans des guerres civiles et tomber dans le plus honteux esclavage.
Voyez la liberté anglaise arrêtée dans sa course par ce respect pour une constitution imposée par la nécessité, mais devenue l’objet d’un culte superstitieux par l’effet de l’éducation, par l’influence royale des places et des pensions sur les écrivains politiques. Voyez ce peuple, qui portait une main hardie sur tous les préjugés lorsque l’Europe entière y était asservie, n’oser, dans un siècle plus éclairé, envisager les honteux abus dont il est la victime.
Tel sera le sort de toutes les nations qui ne chercheront pas, dans les lumières, des ressources pour les nouveaux besoins, ou un remède contre les dangers imprévus auxquels leur prospérité même doit les soumettre ou les exposer. Des politiques peu philosophes ont cru qu’il serait plus sûr de mettre, par les lois, des bornes à cette prospérité : mais ces lois sont déjà elles-mêmes une tyrannie ; et quel en serait l’effet ? Que l’activité humaine, à laquelle il faut bien un aliment, se porterait vers la superstition, vers l’intrigue, vers les factions : et jamais vous n’assurerez par ces moyens ni la durée de la liberté, livrée alors au hasard des événements, ni la réunion de la liberté avec la paix, sans laquelle il n’existe point de bonheur public. (Note du rapporteur)

(12) On se tromperait si l’on croyait qu’en nourrissant dans les âmes l’amour de l’égalité et de la liberté, en l’inspirant dès l’enfance, en le fortifiant par des insitutions morales, on assurerait à un peuple la jouissance de ses droits : dans les républiques de la Grèce, de l’Italie, chez les Germains, chez beaucoup d’autres peuples, ces sentiments étaient portés jusqu’à l’enthousiasme , et cependant, après y avoir excité de longs troubles, ils n’ont pu défendre ces mêmes peuples de l’esclavage étranger ou domestique.
On se tromperait si l’on croyait qu’on peut affranchir un peuple de la tyrannie artificieuse des légistes en lui donnant des lois simples et claires, en n’y établissant pas une classe d’hommes de loi. Les premières lois civiles de tous les peuples ont été simples, aucun n’a imaginé de faire un métier particulier de la fonction de les interpréter, de les expliquer, et partout les lois sont devenues compliquées, et tous les pays ont été ravagés par la race dominatrice et perfide des gens de lois.
On se tromperait si l’on croyait qu’une religion simple, d’une morale pure, mette un peuple à l’abri de la superstition et du pouvoir des prêtres, car partout les religions ont commencé par être simples ; leur morale, souvent grossière, était du moins assez conforme à la nature, et partout les plus absurdes superstitions ont remplacé ces religions primitives, partout les prêtres ont corrompu la morale pour l’intérêt de leur avarice ou de leur orgueil.
Une instruction universelle, se perfectionnant sans cesse, est le seul remède à ces trois causes générales des maux du genre humain. (Note du rapporteur)


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