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Rapport sur l’organisation des écoles primaires

 
Présenté par Lakanal à la Convention nationale, au nom du Comité d’instruction publique, à la séance du 7 brumaire an III (28 octobre 1794).

 

Source Gallica : http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-29292&I=302&M=tdm, (pages 178 à 184).

Le plan d’éducation nationale que Lakanal présente à la Convention le 7 brumaire an III (28 octobre 1794) reprend, avec diverses modifications, un projet qu’il avait lui-même présenté un an plus tôt, le 26 juin 1793, et qui avait été rejeté par la Convention. Ce plan a été adopté le 27 brumaire an III (17 novembre 1794), après discussions et diverses modifications : c’est le décret du 27 brumaire an III. Il sera remplacé un an plus tard par le titre I du décret du 3 Brumaire an IV (loi Daunou).

De l’Imprimerie nationale, brumaire, l’an III.
La cote de la Bibliothèque nationale se donne comme suit : 7 brumaire an III : 8° Le38 .1025.


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Citoyens représentants,

Ce n’est pas assez d’avoir assuré le triomphe de la liberté publique par l’énergie de votre courage et l’ascendant de vos lumières : vous voulez transmettre cette importante conquête à vos enfants; mais ce serait leur léguer un stérile bienfait que de ne pas chercher à leur en garantir la durée ; de là naît pour vous le besoin de les préparer par des lumières à conserver cette liberté, fruit des longs efforts et des sublimes travaux de leurs pères ; de là la nécessité de l’instruction : un peuple éclairé doit se maintenir libre ; eh ! comment pourrait-il avoir la faiblesse de traîner des fers, s’il peut se faire une idée juste de l’homme ? s’il voit un tyran avec toute l’horreur qu’il inspire ?

L’ordre social est fondé sur les lois : les lois s’appuient sur les mœurs : les mœurs s’épurent et se conservent par l’éducation ; l’instruction et l’éducation doivent donc marcher ensemble et se prêter un appui mutuel ; car, comme a dit un philosophe célèbre, on ne forme pas l’homme en deux temps. En renversant la tyrannie, le premier pas à faire, c’est de répandre les lumières : sans elles le froid inactif de l’ignorance gagnerait bientôt jusqu’aux extrémités du corps social, et vous auriez amené les Français à cet état de dégradation où voulait les réduire un des visirs que nous nommions ministres, lequel se flattait que bientôt on n’imprimerait en France que des almanachs.

Il est temps sans doute de pourvoir à l’un des besoins les plus essentiels et les plus négligés de la République ; hâtons-nous d’établir l’enseignement, mais sur un plan plus national, plus organique, plus digne, en un mot, de nos futures destinées. Telles ont été les vues du Comité et les intentions qu’il s’est attaché à remplir.

Il est question ici de l’enfance : les écoles primaires doivent l’introduire en quelque sorte dans la société. Notre système de placement est fondé sur les observations faites par les hommes qui ont le plus médité sur l’économie sociale ; ils ont démontré que les enfants, depuis six jusqu’à treize ans, forment environ le dixième de la population. En établissant une école primaire par mille habitants, l’instituteur aura environ trente élèves ; Rousseau n’en voulait qu’un ; le bon Rollin pensait que c’était assez de réunir cinq élèves sous un même instituteur. Placer l’instituteur à la portée des enseignés, lui imposer des fonctions qui ne dépassent pas la mesure de ses forces physiques, économiser tout à la fois les instituteurs et les finances de la République, tels sont les avantages que nous a paru réunir notre système de placement : la population plus ou moins pressée a déterminé quelques modifications.

Ces établissements, pour opérer tout le bien qu’on doit s’en promettre, ne doivent être confiés qu’à des hommes éclairés et vertueux ; il faut y appeler le mérite, et en repousser l’intrigue et l’immoralité. Nous vous proposons d’établir près de chaque administration de district un jury d’instruction ; il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur cette institution nouvelle.

Figurons-nous, sur un espace aussi étendu que la France, vingt-quatre mille écoles nationales, avec près de quarante mille instituteurs et institutrices ; dans ces écoles peuvent recevoir l’instruction première et commune environ trois millions six cent mille enfants.

Voilà un établissement immense et tout à fait national : sa dépense en salaires, prix d’émulation, bâtiments sera la plus forte que la République ait à soutenir en temps de paix. Peut-on nier que cet établissement ait besoin d’être administré dans sa tenue morale, et surveillé dans la manière dont sera exécuté le genre de service qu’on lui demande ? De là l’institution, dans chaque district, d’un jury d’instruction, composé de trois personnes, et qui se renouvellent. Un jury par département n’aurait pas suffi, et sa surveillance n’eut été qu’illusoire. Si au jury de district on préférait l’administration des corps municipaux, il en résulterait une complication dont l’accroissement serait dans le rapport de cinq cents, qui est le nombre à peu près des districts, à quarante-deux mille, qui est celui des municipalités. Chaque commune voudrait avoir au moins une école, et les fonds publics qu’on peut y destiner, quelques considérables qu’on les suppose, ne pourraient suffire à cette augmentation ; d’ailleurs, les grandes communes seraient bien pourvues, celles des campagnes le seraient mal, ce qui ne s’accorde pas avec l’égalité républicaine. Enfin les écoles seraient plutôt communales que nationales, ce qui est moins favorable à l’unité et à l’intégrité d’une association politique. Les jurys d’instruction doivent agir de concert avec les administrateurs de district, et correspondre à un point central supérieur, à la Commission exécutive de l’instruction : ce principe ne peut pas être attaqué par les amis de l’unité de la République.

C’est peu de monter un grand établissement : il faut provoquer les hommes capables de le remplir. Nous avons dû prévoir que des intrigants travailleraient à supplanter les instituteurs, que des malveillants s’efforceraient de les dégoûter de leurs fonctions, que des hommes prévenus ou séduits élèveraient surtout contre eux des plaintes vagues ou mal fondées : toutes les précautions sont prises pour repousser d’injustes attaques, pour imposer silence à toutes les voix calomnieusement accusatrices. D’un autre côté, trois motifs puissants appelleront l’homme vertueux et éclairé aux pénibles fonctions d’instituteur national : un traitement qui le fasse subsister dans une médiocrité honorable et républicaine ; l’espoir que nous lui donnons d’une retraite paisible et aisée dans les années reculées de la vieillesse ; enfin son inscription dans la liste des fonctionnaires publics.

La disposition qui porte l’égalité des salaires pour les instituteurs sur tous les points de la République peut avoir une grande influence sur les progrès de l’amélioration sociale. L’intention du Comité n’a pas été de réduire celui qui vit chèrement dans les villes au traitement de celui qui habite la campagne. Ce n’est pas au minimum qu’on a voulu placer l’égalité, c’est au maximum. On a proposé de donner à l’instituteur des campagnes autant qu’à celui des villes : cette vue a paru morale et d’une bonne politique. Tant de motifs attirent les talents et les lumières dans les grandes villes, qu’il est bon d’en repousser une partie au milieu des champs par l’attrait d’une existence aisée. Alors seulement je verrai l’égalité dans l’instruction. Serait-elle réelle, en effet, si les hommes et les femmes chargés de la distribuer dans les campagnes n’y étaient retenus que par leur infériorité et l’impossibilité d’être mieux placés ailleurs ?

J’entends une objection : L’exécution de votre système d’organisation scolaire grèverait d’une énorme dépense les finances de la République. Je réponds d’abord que dans un gouvernement populaire les citoyens sont les enfants de l’État : or, accuserions-nous de prodigalité le père de famille qui consacrerait à l’éducation de ses enfants la cinquième partie de son bien ? Ne dirions-nous pas qu’il en fait un légitime usage ? Je réponds que si la loi portée pour l’organisation des écoles primaires avait été ramenée à exécution, elle aurait jeté la République dans des dépenses plus considérables : elle payait 2,625 livres pour cent cinquante élèves, elle ne payera dans notre plan d’organisation que deux mille deux cents livres. Par quelle fatalité nous oppose-t-on de pareilles objections, lorsque nous proposons un plan simple et organique d’instruction nationale ? Pourquoi ne les fait-on pas lorsqu’on présente des projets de loi dont les vices, démontrés par la discussion, le sont aujourd’hui par l’expérience. Le projet de vandaliser la France aurait-il donc survécu au moderne Pisistrate ?

La fixation des objets d’enseignement qui conviennent au premier âge n’était susceptible aujourd’hui d’aucune difficulté. L’éducation, il faut l’avouer, n’a, guère été jusqu’à présent qu’un enseignement littéraire ; il fallait en agrandir la sphère et lui faire embrasser la partie physique et morale de l’éducation, comme les facultés purement intellectuelles : les talents industriels et manuels, comme les talents agréables ; car en vain l’âme est forte si le corps est sans vigueur : il faut, dit l’ingénieux et naïf Montaigne, donner à l’esprit un valet robuste ; la véritable instruction s’occupe de tout l’homme, et même, après avoir cherché à perfectionner l’individu, elle essaie d’améliorer l’espèce. C’est aux bons livres élémentaires, et à des ouvrages capables de guider les instituteurs, qu’il est donné d’atteindre toutes les fins de l’instruction publique. Les ouvrages envoyés jusqu’ici au concours ouvert pour cet objet n’ont pas encore rempli vos vues : en général, les auteurs ne se sont pas contenus dans les limites du travail qui leur était demandé, de telle sorte que ces divers ouvrages n’empiétassent pas les uns sur les autres, qu’il n’en manquât aucun d’utile, et que tous ensemble pussent offrir un système complet d’enseignement national.

Les citoyens qui ont travaillé pour ce concours ont généralement confondu deux objets très différents, des élémentaires avec des abrégés. Resserrer, coarcter un long ouvrage, c’est l’abréger ; présenter les premiers termes et en quelque sorte la matrice d’une science, c’est l’élémenter ; il est facile de faire un abrégé de Mezeray, tandis qu’il faudrait un Condillac pour faire des éléments de l’histoire. Ainsi, l’abrégé, c’est précisément l’opposé de l’élémentaire ; et c’est cette confusion de deux idées très distinctes qui a rendu inutiles pour l’instruction les travaux d’un très grand nombre d’hommes estimables, qui se sont livrés, en exécution de vos décrets, à la composition des livres élémentaires.

Quoi qu’il en soit, la nation ne sera pas longtemps frustrée du grand bienfait des livres élémentaires ; le Comité a pris toutes les mesures pour en assurer la prompte publication : il a interrogé le génie ; sa réponse sera prompte et digne de vous et de lui.

Il restait un dernier objet à examiner ; je parle des moyens d’entretenir dans les écoles nationales cette émulation généreuse qui fait éclore les talents, les vertus, les belles actions, et sans laquelle le génie le plus heureusement né ne produit rien de grand.

Votre Comité a vu tous ces avantages se réunir dans la célébration de la fête de la Jeunesse.

Là, en présence du peuple, juge tout à la fois et spectateur, des prix d’encouragement seront distribués aux élèves ; là encore seront solennellement proclamés habiles à exercer des fonctions publiques ceux de nos jeunes citoyens qui, n’ayant pas suivi les écoles nationales, seront néanmoins jugés suffisamment instruits dans les différentes parties de l’enseignement national ; car vous voulez concilier ce qu’on doit à la société avec le droit imprescriptible et sacré qu’a tout homme libre d’instruire lui-même son fils, et de façonner à la vertu son âme neuve et docile.

Je finis par une réflexion nécessaire : la France ne gémirait pas aujourd’hui sur le vide de l’instruction publique ; la patrie ne serait pas alarmée sur le sort de la génération qui nous recommence, si les principales bases du plan que nous vous présentons n’avaient pas été rejetées dans la séance du 1er juillet dernier, sur la motion de Robespierre.

Il avait ses vues pour faire repousser ces idées régénératrices ; votre Comité, dont j’étais alors, comme aujourd’hui, l’organe près de vous, avait les siennes aussi pour les proposer.


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