Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Rapport sur l’Instruction Publique

 
Présenté au nom de la Commission des Onze et du Comité d’Instruction Publique(1), dans la séance du 23 vendémiaire an IV, par Pierre Claude François Daunou.

 

Rapport Daunou


De l’Imprimerie nationale, vendémiaire, an IV(2).

Le Rapport de Daunou est présenté à la Convention le 23 vendémiaire an IV (15 octobre 1795). Ce texte, de même que le projet de décret qui l’accompagne (reprenant avec des modifications les articles 92-139 du projet de lois relatives à la nouvelle constitution qui créera le Directoire), sont reproduits ici d’après l’édition de James Guillaume des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique. Le rapport de Daunou, adopté le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) constitue la dernière loi sur l’organisation de l’instruction publique sous la Convention nationale. Ces textes occupent les pp. 786 à 793 dans le Tome VI des Procès-verbaux de la Convention. La cote de la Bibliothèque nationale se donne comme suit : 23 vendémiaire an IV : 8° Le38 .2371.


*   *   *
*

Représentants du peuple,


Les lettres ont suivi, depuis trois années, la destinée de la Convention nationale. Elles ont gémi avec vous sous la tyrannie de Robespierre : elles montaient sur les échafauds avec vos collègues ; et, dans ces temps de calamités, le patriotisme et les sciences, confondant leurs regrets et leurs larmes, redemandaient aux mêmes tombeaux des victimes également chères. Après le 9 thermidor, en reprenant le pouvoir et la liberté, vous en avez consacré le premier usage à la consolation, à l’encouragement des arts. La Convention n’a pas voulu, comme les rois, avilir les talents, en les obligeant à solliciter ses dons ; elle s’est empressée d’offrir des secours honorables à des hommes dont l’indigence et la gloire auraient accusé la nation qu’ils avaient illustrée en l’éclairant. Mais aujourd’hui vous devez porter plus loin votre sollicitude ; il ne faut pas que votre mémorable session se termine sans que vous ayez enfin organisé le pouvoir moral qui doit servir de complément à ceux que vous avez constitués. Je viens donc, au nom de votre Commission des Onze et de votre Comité d’instruction, replacer sous vos yeux le projet de loi qui sert de développement au titre X(3) de l’acte constitutionnel, et dont l’instruction publique est l’objet.

En 1789, l’éducation était vicieuse sans doute : mais elle était organisée. Les établissements supérieurs, tout ce qui formait, pour ainsi dire, le sommet de l’instruction, les académies, les sociétés, les lycées, les théâtres, avaient honoré la nation française aux yeux de tous les peuples cultivés. Là, des héritiers, toujours dignes de leurs prédécesseurs, recevaient depuis plus d’un siècle, et portaient dignement, de génération en génération, de vastes dépôts de science et de gloire. Là, les pensées des grands hommes étaient continuées par de grands hommes : là, l’éloquence et la philosophie s’unissaient quelquefois pour jeter aux pieds des trônes épouvantés de longs sillons de lumière à travers l’antique nuit des préjugés et des erreurs : là se formait une sorte d’opinion publique, qui, sans doute, n’était pas toujours pure, et qui n’avait d’ailleurs qu’une circulation lente et circonscrite dans un assez étroit espace ; mais qui l’accoutumait néanmoins à murmurer autour du gouvernement, et parvenait même à l’intimider quelquefois. En un mot, on ne pouvait pas dire qu’il n’y avait point d’instruction chez un peuple où l’on commençait à méditer les écrits des D’Alembert, des Condillac, et surtout de cet immortel auteur d’Émile, qui semblait être jeté par erreur dans nos temps modernes et parmi des foules esclaves, comme le représentant de l’antiquité et de la liberté.

Voilà ce qu’était parmi nous, en 1789, l’instruction publique, considérée dans ses degrés supérieurs : mais, comme si le fléau de l’inégalité eut frappé inévitablement toutes les parties de l’édifice social : comme si le despotisme eût voulu se venger de l’audace de la pensée et de la révolte des lumières, il s’étudiait sans cesse à les arrêter, à les entraver dans leur course. Le gouvernement avait élevé tant de barrières, qu’il existait, en quelque sorte, des castes où s’isolait la science et d’où elle ne pouvait plus descendre. Tout était disposé pour ralentir les progrès du goût, pour interrompre le versement des connaissances, pour faire, en un mot, que, dans les établissements de second ordre, on ne retrouvât presque plus rien de la physionomie et du caractère des premiers. Ce n’est pas que plusieurs universités, plusieurs collèges, ne fussent justement renommés pour l’habileté des maîtres et pour l’émulation des disciples : mais le plan que les uns et les autres étaient condamnés à suivre égarait les talents et trompait leur activité. Je ne rappellerai point ici les institutions bizarres qui fatiguaient et dépravaient l’enfance, usaient la première jeunesse dans un pénible apprentissage de mots : vain simulacre d’éducation, où la mémoire seule était exercée, où une année faisait à peine connaître un livre de plus, où la raison était insultée avec les formes du raisonnement ; où, enfin, rien n’était destiné à développer l’homme, ni même à le commencer. Mais c’était surtout à la porte des petites écoles que veillaient soigneusement l’ignorance, le fanatisme, les préjugés de tous les genres. Ne soyons pas ingrats envers les hommes laborieux qui remplissaient dans ces écoles des fonctions trop infructueusement pénibles, avec un zèle digne d’être mieux appliqué. N’imputons qu’à la tyrannie le crime d’avoir empoisonné ces premières sources de l’éducation, afin de n’avoir rien à craindre des progrès que l’instruction pouvait faire dans l’extrémité supérieure, à l’influence de laquelle il était devenu trop aisé de soustraire la presque universalité de la nation.

Ainsi, tandis que le génie de quelques hommes s’élançait loin même des routes frayées de la science et de la raison, la superstition, s’emparant de bonne heure des esprits de la multitude, les dégradait au-dessous du niveau de l’intelligence commune, et condamnait un grand peuple à une éternelle enfance. On voit quelle énorme inégalité de lumières devait résulter, sur le même sol et sous l’empire des mêmes lois, de la progression naturelle de ces deux efforts opposés, d’une part vers la perfection de toutes les connaissances humaines, de l’autre vers l’asservissement des facultés ; et cet état de l’instruction publique était d’autant plus déplorable, que le despotisme se rattachait encore les écrivains illustres par les liens de l’intérêt, par la séduction de la faveur, par tout ce qui rendait le génie tributaire de la puissance. Le même gouvernement qui courbait les peuples sous l’ignominieux empire de toutes les erreurs, avilissait davantage encore les hommes les plus éclairés, en les plaçant avec lui dans la sphère de toutes les immoralités et de tous les vices. Les résultats de ce système étaient d’une part l’ignorance, et la corruption, de l’autre.

Vous voyez, représentants du peuple, que l’instruction publique était liée par trop de chaînes aux abus que vous avez renversés, pour qu’elle pût résister aux chocs de la Révolution. Les établissements inférieurs devaient céder bientôt aux progrès de la raison publique, à la contagion des lumières, à l’effort des hommes de génie qui laissaient tomber de si haut les vérités les plus influentes, au brusque débordement des idées philosophiques qui se répandaient pour la première fois, peut-être, recommandées par une sorte d’approbation générale, et revêtues du sceau même de la loi. Les institutions intermédiaires, frappées des mêmes coups, ont disparu peu à peu avec les corporations qui les régissaient ; et à l’égard des établissements supérieurs, ils étaient entraînés aussi par leur propre corruption, par cette immoralité aristocratique dont ils renfermaient les funestes germes. La cupidité y avait trop corrompu la gloire pour qu’ils pussent pardonner à la Révolution les pertes dont elle les menaçait. Nous sommes obligés de convenir que ces associations célèbres ont désavoué leur propre ouvrage, quand elles virent que la liberté, longtemps invoquée par leurs vœux, n’épargnerait pas les abus que leur intérêt aurait voulu sauver de la proscription générale. L’anarchie vint ensuite ; l’anarchie, dont les farouches regards étaient offusqués des restes de toutes les gloires, s’empressa de démolir, de disperser les débris des corps littéraires. Si son règne eût été plus long, elle les eût tous consumés.

Cependant d’autres causes plus immédiatement actives devaient contribuer à la désorgani­sation totale de l’instruction publique. L’amour de la liberté y concourut lui-même, lorsqu’il entraîna loin des lettres et qu’il transporta dans les camps des milliers d’instituteurs et d’élèves subitement transformés en d’intrépides vainqueurs. La France républicaine devait montrer les vertus et la valeur de Rome guerrière, avant de briller, comme Rome victorieuse, de l’immortel éclat de tous les talents de la paix. Dans ces années de périls et de combats, les Français ne pouvaient guère étudier qu’un seul art, celui de vaincre, et l’on doit convenir qu’ils y ont fait d’assez rapides et d’assez vastes progrès.

Enfin, les délires de l’esprit public, les divagations de l’opinion, les querelles des partis, les guerres des factions, les distractions continuelles de la pensée ; tout, jusqu’à l’intention même d’améliorer l’instruction publique, en a dû suspendre la marche, en amener la décadence. Tel est, citoyens, l’effet naturel de l’annonce d’une réforme prochaine, que les établissements qui en sont menacés s’ébranlent par cela même, et tombent de leur propre poids, sans qu’aucune main ait le courage de retenir ou de relever leur caduque et provisoire existence. On se trouve découragé par une sorte d’inquiétude vague ; on n’a plus cette émulation ardente, cette vigueur laborieuse que donne le besoin et l’espérance du succès. Le trop séduisant attrait de la paresse s’accroît de l’inutilité vraisemblable du travail et des efforts, et l’esprit incertain ne poursuit plus la science avec cette volonté ferme qui seule a le pouvoir de l’atteindre. Parmi les projets d’instruction publique, si multipliés depuis six années, il en est deux auxquels vos Comités ont cru devoir une attention particulière. Le premier, présenté à l’Assemblée constituante à la fin de sa session, est un monument de littérature nationale, qu’un même siècle est fier d’offrir à la postérité à côté du Discours préliminaire de l’Encyclopédie : c’est un frontispice aussi vaste, aussi hardi des connaissances humaines, quoique d’une architecture plus jeune, plus variée et plus éclatante(4). Mais si ce travail est un magnifique tableau de l’état des lumières nationales, et une sorte d’itinéraire de leurs progrès futurs, le projet de décret qui le termine ne présente pas aussi heureusement un bon système législatif de l’organisation matérielle de l’instruction. Trop de respect pour les anciennes formes, l’idée d’entourer les instituteurs de liens et d’entraves, le désir de multiplier les places sans fonctions et les bureaux ministériellement littéraires, tout a trompé dans les conclusions l’attente de l’esprit étonné par les plus majestueux préliminaires.

C’est peut-être un défaut contraire que l’on peut reprocher au plan de l’illustre et malheureux Condorcet, de ce savant républicain qui, proscrit, fugitif, et jusque dans les bras de la mort, s’occupait encore du bonheur à venir de son pays et, victime de l’ingratitude des hommes, développait l’honorable système de la perfectibilité humaine. Condorcet, l’ennemi des corporations, en consacrait une dans son projet d’instruction nationale ; il instituait en quelque sorte une église académique : c’est que Condorcet, l’ennemi des rois, voulait ajouter, dans la balance des pouvoirs publics, un contrepoids de plus à ce pouvoir royal dont l’existence monstrueuse, au milieu d’une constitution libre, était assez réprouvé par les alarmes et les craintes de tous les amis de la liberté.

Osons le dire, ce n’est peut-être qu’à l’époque où nous sommes parvenus qu’il était réservé de voir renaître l’instruction publique. Comme cette partie de l’établissement social appelle également les encouragements de la liberté et la protection de l’ordre, elle ne pouvait s’élever ni à côté de la corruption d’un trône, ni au milieu des sanglantes fureurs de l’anarchie. Il fallait peut-être aussi, pour ramener avec plus de charmes aux jouissances de la retraite, et à la paisible ambition de la gloire littéraire : il fallait, dis-je, cette longue expérience des agitations fatigantes, et cette lassitude des mouvements tumultueux. En un mot, un système d’instruction publique ne pouvait se placer qu’à côté d’une constitution républicaine : il avait besoin d’elle ; mais aujourd’hui c’est elle à son tour qui le réclame comme un appui que rien ne peut suppléer.

Vos Comités, en rédigeant le projet qu’ils vous ont offert le 6 messidor, et qu’ils vous repré­sentent aujourd’hui, ont trouvé du plaisir et de la gloire à s’emparer des richesses qu’avaient déjà répandues sur cette matière les hommes célèbres qui s’en étaient occupés : nous n’avons fait que rassembler leurs idées éparses, en les raccordant aux principes de la constitution républicaine. Nous nous honorons de recommander ce projet des noms de Talleyrand, de Condorcet et de plusieurs autres écrivains. Nous n’avons laissé que Robespierre, qui vous a aussi entretenus d’instruction publique, et qui jusque dans ce travail a trouvé le secret d’imprimer le sceau de sa tyrannie stupide, par la disposition barbare qui arrachait l’enfant des bras de son père, qui faisait une dure servitude du bienfait de l’éducation, et qui menaçait de la prison, de la mort(5), les parents qui auraient pu et voulu remplir eux-mêmes le plus doux devoir de la nature, la plus sainte fonction de la paternité.

Pour nous, nous avons cru devoir rechercher d’abord quelles étaient les limites naturelles de la loi dont nous avions à vous présenter le projet, et nous avons aperçu ces limites dans les droits individuels que la constitution vous ordonnait de respecter. Nous nous sommes dit : liberté de l’éducation domestique, liberté des établissements particuliers d’instruction. Nous avons ajouté : liberté des méthodes instructives ; car, dans l’art de cultiver les facultés de l’homme, il existe un nombre presque infini de détails secrets qui sont tout à fait inaccessibles à la loi, non seulement parce que dans leur extrême délicatesse ils n’ont point encore si j’ose ainsi parler, d’expression dans l’idiome du législateur ; non seulement parce qu’à l’égard de ces détails la fidélité ou la négligence des maîtres serait toujours trop peu apparente, et qu’il n’est pas bon que la loi prescrive ce dont l’exécution ne pourrait pas être surveillée ; mais surtout parce qu’il ne faut point consacrer et déterminer par des décrets des procédés qui, entre les mains de fonctionnaires habiles, peuvent s’améliorer par l’expérience de chaque jour.

Je ne vous entretiendrai point ici des écoles primaires ni des écoles centrales dont l’organi­sation vous est depuis longtemps connue. Nous avons trouvé des moyens de la perfectionner, en recueillant les observations de cinq de nos collègues envoyés par vous, il y a quelques mois, dans les départements, pour y préparer la création de ces écoles. Ils nous ont fait connaître les difficultés d’exécution qu’ils ont souvent rencontrées, et nous avons concerté avec eux les mesures les plus propres à répandre avec efficacité les bienfaits de l’instruction publique sur tous les points de votre immense territoire ; mais, il faut vous le dire, le succès de ces établissements tient surtout au bon choix des instituteurs, à la sollicitude du gouvernement et à la composition des livres élémentaires.

Le troisième titre du projet de loi que je vais soumettre à votre discussion a pour objet les écoles spéciales, c’est-à-dire celles qui sont particulièrement consacrées à l’enseignement exclusif d’une science, d’un art ou d’une profession. Le système des écoles spéciales, trop peu connu, ou du moins trop peu pratiqué jusqu’ici, dirige plus immédiatement, plus activement les efforts de l’esprit vers des objets déterminés ; il ranime sans cesse l’émulation, par le spectacle toujours utile d’un but toujours prochain ; il écarte les séductions de la paresse, en retenant sous les yeux des élèves l’image du succès, de la réputation et de la fortune ; il concentre des forces qu’on se plaît trop à disséminer ; il diminue le nombre des hommes médiocres en tous les genres, et il augmente au profit de la gloire nationale et de l’utilité publique le nombre des hommes supérieurs en un seul. Il doit être facile de naturaliser ce genre d’enseignement chez un peuple qui veut secouer tout préjugé, et dépouiller les hommages mêmes de l’estime de toute espèce de mouvement irréfléchi. Dans les écoles spéciales, les sciences seront plus raisonnablement et moins fanatiquement révérées. On ne leur érigera plus des autels : on appréciera leurs bienfaits. Ce n’est plus de la superstition qu’on aura pour elles, mais de la reconnaissance. Enfin, on ne peut pas calculer les heureux résultats d’un système qui doit tenir les sciences et les arts dans un perpétuel rapprochement et les soumettre à une réaction habituellement réciproque de progrès et d’utilité.

Nous avons emprunté de Talleyrand et de Condorcet le plan d’un Institut national : idée grande et majestueuse, dont l’exécution doit effacer en splendeur toutes les académies des rois, comme les destinées de la France républicaine effacent déjà les plus brillantes époques de la France monarchique. Ce sera en quelque sorte l’abrégé du monde savant, le corps représentatif de la République des lettres, l’honorable but de toutes les ambitions de la science et du talent, la plus magnifique récompense des grands efforts et des grands succès ; ce sera en quelque sorte un temple national, dont les portes, toujours fermées à l’intrigue, ne s’ouvriront qu’au bruit d’une juste renommée. Cet Institut raccordera toutes les branches de l’instruction ; il leur imprimera la seule unité qui ne contriste pas le génie et qui n’en ralentisse pas l’essor ; il manifestera toutes les découvertes, pour que celle qui aura le plus approché de la perfection exerce le libre ascendant de l’estime, et devienne universelle, parce qu’elle sera sentie la meilleure. Vous verrez se diriger à ce centre commun, et s’y porter par une pente naturelle et nécessaire, tout ce que chaque année doit faire éclore de grand, d’utile et de beau sur le sol fertile de la France. Là, des maîtres habiles diviseront, répandront, renverront partout ces trésors de science, de lumière ; là, d’éclairés dispensateurs des couronnes du talent allumant de toute part le feu de l’émulation, appelleront les prodiges que l’activité française a la puissance et le besoin de produire. Là se verront, s’animeront et se comprendront les uns les autres les hommes les plus dignes d’être ensemble ; ils se trouveront réunis comme les représentants de tous les genres de gloire littéraire ; et certes il est temps que la gloire aussi ressente l’influence de l’universelle égalité, et qu’elle puisse ouvrir à la fois son temple au savant qui continue Pascal et D’Alembert, au poète qui recommence Racine, à l’orateur, à l’historien, à l’artiste, à l’acteur célèbre qui recrée les chefs-d’œuvre en leur donnant l’âme du geste, du regard et de la voix, et qui achève ainsi Corneille et Voltaire.

Cependant, citoyens, dans le plan que nous vous proposons, la République conserve beaucoup d’autres moyens encore de seconder le progrès des sciences, des lettres et des arts ; elle encourage les efforts ; elle récompense les succès ; elle contribue avec discernement à toutes les dépenses de l’instruction, à ces tentatives honorables, à ces voyages studieux, à ces solennelles expériences, par lesquelles le génie interroge la nature, évoque la vérité, agrandit dans l’esprit humain les facultés de sentir et de connaître ; elle suscite partout la puissance de l’émulation, de ce sentiment généreux, le plus pur principe de l’activité humaine, et sans lequel l’égalité sociale ressemblerait au lit de ce tyran qui mutilait ses victimes ; enfin, elle distribue et répartit sur divers points du territoire les plus instructifs monuments de la nature et des arts, et surtout les livres, cet héritage que les siècles se transmettent, et qui forment aujourd’hui l’une des plus précieuses parties de la richesse nationale. C’est par ces moyens, représentants du peuple, que vous allez multiplier, disséminer les ressorts, ou les occasions du moins qui aident les talents à naître et à se développer, en les avertissant de leur destination, de leurs goûts et de leur puissance.

Mais le plus vaste moyen d’instruction publique est dans l’établissement des fêtes nationales. Là se manifeste et s’anime la nature, dont les livres ne réfléchissent que d’obscures et faibles images, lorsqu’ils ne la présentent pas sous des aspects faux et trompeurs. Recevez donc au sein de la France ces brillantes solennités, qui offraient jadis aux communes rassemblées de la Grèce le ravissant spectacle de tous les plaisirs, de tous les talents et de toutes les gloires. J’ignore s’il est dans les annales du monde des tableaux plus pleins de vie et de sentiment, plus faits pour donner aux humains la conscience de leurs forces et du pouvoir de leurs facultés, plus capables d’imprimer au génie des sensations profondes, de l’entraîner à des pensées grandes et augustes, que ces jeux antiques qui ont attaché aux noms de quelques bourgades des souvenirs immortels. Vous n’avez qu’à le vouloir, et ces prodiges vont renaître au milieu de vos départements. N’habitez-vous pas un territoire riant et fertile ? N’instituez-vous pas un peuple vif et industrieux ? Certes, il appartient à ce peuple, autant qu’à tout autre, de déployer une activité riche et féconde aux yeux des nations et des siècles, et de mesurer la longue durée de sa liberté et de sa gloire par les époques de son émulation et de ses plaisirs solennels. Renouvelez, il en est temps, ces institutions bienfaisantes ; rassemblez-y les exercices de tous les âges, la musique et la danse, la course et la lutte, les évolutions militaires et les représentations scéniques, étalez-y toutes les richesses de la population, de l’industrie et des arts ; que l’activité nationale vienne y donner la mesure de ses progrès dans tous les genres ; que le commerce y apporte les produits des manufactures ; que les artistes y présentent leurs chefs-d’œuvre et les savants leurs découvertes, tandis que l’histoire, la poésie, l’éloquence proclameront les triomphes de la liberté, et couvriront d’une impérissable splendeur tout ce qui aura été grand, utile, républicain et généreux.

Ce qui a le plus contrarié jusqu’ici l’établissement des fêtes publiques, c’est le nom de fêtes décadaires qu’on leur a quelquefois donné. Le plan que je suis chargé de vous présenter a du moins cet avantage, qu’il fait clairement apercevoir que les solennités nationales peuvent exister sans se mettre en concurrence avec les cultes particuliers. Au surplus, ce que nous vous proposons n’est qu’un essai qui devra, dans des temps meilleurs, recevoir des développements utiles. Au milieu des cultes divers, librement exercés, mais soumis aux lois de la République, le patriotisme deviendra bientôt le culte commun de tous les Français.

Représentants du peuple, après tant de secousses violentes, tant de soupçons inquiets, tant de guerres nécessaires, tant de défiances vertueuses ; après cinq années si pleines de tourments, d’efforts et de sacrifices, le besoin le plus universellement senti est sans doute celui de la bienveillance, du rapprochement, de la réunion, du repos dans le sein des passions douces et des sentiments paisibles. Or, qui mieux que l’instruction publique exercera ce ministère de réconciliation générale ? L’instruction n’est-elle pas un centre où doivent revenir de toutes parts ceux au moins qui n’ont été divisés que par les conseils de la prévention ? Le temple des arts n’est-il pas l’asile nécessaire où tous ceux qui sont dignes d’exercer sur leur pays une grande influence doivent s’empresser de se réunir, puisque après tout il faudra bien qu’ils consentent à se voir un jour confondus dans les mêmes livres de la gloire, et que, malgré leurs dissensions passagères, les fastes de la même immortalité recueilleront leurs noms et leurs ouvrages ? Oui, c’est aux lettres qu’il est réservé de finir la Révolution qu’elles ont commencée, d’éteindre tous les dissentiments, de rétablir la concorde entre tous ceux qui les cultivent ; et l’on ne peut se dissimuler qu’en France, au XVIIIe siècle, et sous l’empire des lumières, la paix entre les hommes éclairés ne soit le signal de la paix du monde.


*   *   *
*

Notes

(1) Par suite d’une erreur typographique, on a imprimé, dans la brochure originale, « Comité de salut public » au lieu de « Comité d’instruction publique ». (Note de Guillaume)

(2) Musée pédagogique, 118223. La Bibliothèque nationale ne possède pas cette pièce. (Note de Guillaume)

(3) Dans la brochure, on a imprimé « VIII » au lieu de « X ». Le titre relatif à l’instruction publique, qui était le IXe dans le projet du 5 messidor, était devenu le Xe dans la constitution. (Note de Guillaume)

(4) Daunou pouvait se permettre de prononcer l’éloge de Talleyrand : la Convention, le 18 fructidor précédent, sur la proposition de Chénier, avait rapporté le décret d’accusation qu’elle avait rendu contre l’ancien évêque d’Autun le 5 décembre 1792. (Note de Guillaume)

(5) Il ne faut pas prendre ceci à la lettre : simple procédé oratoire, — le grave Daunou lui-même se laisse aller à l’hyperbole. Le projet de décret présenté par Robespierre au nom de la Commission des Six, le 29 juillet 1793, disait, à l’article 3 du titre De l’éducation nationale, que les pères qui soustrairaient leurs enfants à l’éducation commune perdraient leurs droits de citoyen et payeraient une double imposition. Cette disposition était d’ailleurs empruntée textuellement au projet de Le Peletier. (Note de Guillaume)


*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : jeudi 17 septembre 2020 – 18:30:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés