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Rapport et projet de décret de Romme

 


Rapport sur l’instruction publique, considérée dans son ensemble, suivi d’un projet de décret sur les principales bases du plan général


Le rapport de Gilbert Romme et le projet de décret qui l’accompagne sont reproduits ici d’après l’édition de James Guillaume des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique. Ces textes de Romme se trouvent dans le Tome I des Procès-verbaux de la Convention, aux pages 198 à 220.

Présenté à la Convention Nationale, au nom du Comité d’instruction publique, par Gilbert Romme, Député du département du Puy-de-Dôme, ce projet de décret n’a pas été discuté, le débat sur l’instruction publique ayant été ajourné à cause du procès du roi.

Le rapport de Romme reprend à peu de choses près le plan présenté par Condorcet à l’Assemblée Nationale les 20 et 21 avril 1792. Il garde les quatre premiers « degrés » d’enseignement, tout en s’abstenant de mentionner la création d’une « Société nationale », que certains craignaient de voir transformée en repaire d’aristocrates. Romme est Montagnard. Il est proche de Condorcet ; il ne suivra jamais Robespierre et les siens dans la haine qu’ils ne cesseront de vouer à Condorcet. Les rapports de Condorcet et de Romme sont dans la continuité l’un de l’autre.

De l’Imprimerie nationale, s.d.(1)

Lu devant la Convention nationale, à la séance du 20 décembre 1792 (30 Frimaire An I).


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RAPPORT

Ce rapport présente deux parties ; dans la première nous examinons ces deux questions :

Qu’était l’instruction publique en France ?

Que doit-elle être ?

La réponse formera le développement des motifs et des principes du plan général que le Comité soumettra successivement à la délibération de la Convention nationale.

Nous examinons dans la seconde partie les questions sui­vantes :

1° La nation doit-elle embrasser tous les degrés dans ses institutions de l’instruction publique ?

2° L’enseignement sera-t-il aux frais de la République dans tous les degrés de l’instruction publique ?

3° Sous quels rapports l’instruction publique doit-elle être mise sous la dépendance des corps administratifs ?


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PREMIÈRE PARTIE

Première question
Qu’était l’instruction publique en France ?

Un sentiment confus du besoin de l’instruction avait déterminé la bienfaisance religieuse de nos pères à fonder un grand nombre d’écoles, de collèges et d’universités.

Le caractère des personnes à qui on confiait l’enseignement public, et qui vivaient en corporations religieuses, la nature des objets enseignés, le régime intérieur de ces établissements, tout était calculé pour rendre hommage à la piété des fondateurs, et propager l’esprit et les erreurs du temps.

Un respect stupide pour ces institutions monacales a perpétué jusqu’à présent les vices et l’insuffisance d’un enseignement qui, depuis longtemps, contrastait d’une manière révoltante avec les progrès que les arts et la philosophie faisaient partout ailleurs.

Pendant que tout changeait, que tout s’améliorait dans la république des lettres, les collèges, ces écoles de l’erreur et des préjugés, restaient immuables et comme en léthargie sous l’empire d’une routine superstitieuse et despotique.

Le droit, ce chaos ténébreux de coutumes et de lois écrites, dont les éléments se heurtent sans cesse, avait aussi ses écoles et ses maîtres, et cependant le droit était moins une science par son objet, qu’il n’était devenu un art par ses subtilités, qu’une cupidité astucieuse avait enfantées pour tourner à son profit ses obscurités mêmes et ses contradictions.

Ce ramas informe des erreurs et de la sagesse de plusieurs siècles ne s’est soutenu jusqu’à présent que par son immensité même, par la difficulté et la longueur du travail à faire pour le remplacer en conservant ce qu’il renferme de bon, mais surtout parce que le despotisme avait besoin d’occuper les Français de querelles, de guerres de palais, de les entourer d’abus et d’injustices pour qu’ils n’ouvrissent pas les yeux sur lui-même.

La médecine, grande, sublime dans son objet, imposante par les relations nombreuses qui l’attachent à presque toutes les branches des connaissances humaines, mais souvent malheureuse dans la pratique, est vaine, fastidieuse, et presque nulle dans son enseignement ; elle est mal distribuée dans ses parties, trop facile dans les pouvoirs qu’elle communique, injustement inégale et souvent vénale dans ses épreuves, maladroitement mystérieuse dans ses formules hiéroglyphiques, et dans son langage barbare même lorsqu’il est français.

La théologie a aussi ses écoles, ses fondations et ses bourses : mais imitant l’artiste ingénieux qui représenta la foi sous la figure d’une femme voilée, nous nous garderons de toucher au voile sacré qui couvre son enseignement, et nous n’en parlons ici que pour dire qu’il ne doit plus faire partie de l’instruction publique, ni être payé par l’État.

Tout l’enseignement des universités se renferme dans les quatre facultés des arts, de droit, de médecine et de théologie, dont nous venons de parler, qui se regardent comme sœurs, ont le même costume, donnent les mêmes titres à leurs initiés, et parlent la même langue, sans cependant s’entendre toujours entre elles, et sans être entendues du peuple, sans doute pour mieux lui voiler les moyens, qui leur sont propres, mais qui leur échappent aujourd’hui, de prolonger son ignorance et ses querelles, ses maux et sa crédulité.

L’une d’elles, qui fut toujours plus adroite et aussi plus puissante, est parvenue à faire chaque jour lire et chanter au peuple cette même langue qu’il n’entend pas ; c’est saintement lui faire chanter son ignorance et sa sottise.

La langue latine a été jusqu’à présent presque l’unique objet de l’enseignement des collèges. Cette étude eut été moins vaine, si elle eût conduit à se nourrir de bonne heure de la philosophie des anciens, de leur morale austère, de leur goût dans les beaux-arts, et surtout de l’amour énergique des Romains pour la liberté dans les temps héroïques de la République ; mais on fatigue plus la jeunesse pour la maintenir dans une ignorance présomptueuse et crédule, que pour lui faire acquérir des vérités utiles.

On compte en France un grand nombre d’universités et de collèges, et, comparativement aux besoins des campagnes, fort peu de petites écoles, qui sont aussi nulles par les méthodes et les livres qu’on y emploie, qu’elles sont pénibles pour les maîtres par l’état d’avilissement auquel un orgueilleux préjugé les a condamnés jusqu’à présent.

Pour favoriser l’ambition d’une classe d’hommes, qui regardaient tous les postes honorables de l’État comme leur patrimoine, le gouvernement, sous les derniers règnes, a institué plusieurs écoles militaires, où l’instruction, moins barbare que celle des collèges, était une nouvelle insulte faite au peuple.

Pendant qu’on laissait dans leur pédantesque nullité les collèges et les écoles des communes, on versait sur les maisons consacrées à la noblesse les trésors d’un homme opulent, dont la générosité ne fut qu’un acte d’orgueil(2) ; elle eût été un grand bienfait, s’il l’eût appliquée à l’instruction des campagnes ; mais on en eût moins parlé.

Encore à présent, ces maisons sont des objets de scandale pour les amis de l’égalité par les tentatives que n’ont cessé de faire les ci-devant nobles, et les succès qu’ils ont souvent obtenus d’un ministère perfide, pour y placer, de préférence, leurs enfants, contre le vœu de la loi.

La marine, le génie, l’artillerie, les ponts et chaussées, et les mines, ont eu, jusqu’à présent, leur enseignement séparé, quoiqu’ils aient plusieurs parties communes par lesquelles il serait utile de les lier à un système général.

Il existe aussi quelques chaires isolées, tant pour quelques branches des sciences exactes et naturelles, que pour les arts et les langues.

Un établissement mérite de fixer l’attention publique par son organisation, qui s’est successivement perfectionnée sous François 1er, Henri IV et Louis XV, par la diversité, l’importance et l’utilité des leçons qu’on y donne, et par son régime, qui lui a permis d’être toujours au niveau des lumières publiques : c’est le Collège de France, trop peu suivi, et qu’il faudrait conserver, s’il n’était pas plus utile de tout refondre dans un système général d’instruction publique qui ne peut que gagner à le prendre pour modèle, comme il a été celui des universités de Suisse, d’Allemagne, de Suède, de Hollande et d’Angleterre.

Les sciences, les lettres et les arts ont aussi des institutions pour leur perfectionnement. Un grand nombre de corps académiques s’y consacrent, quelques-uns avec un succès qui leur marque une place distinguée dans l’histoire des lettres ; mais isolés et trop resserrés dans leur sphère, ils ne peuvent ni s’aider, ni correspondre entre eux ; il en est résulté que chacun a eu ses traditions, sa doctrine et ses préjugés. La naissance osait, dans quelques académies, prendre la place du talent ; la jalousie arrêta souvent les progrès de la vérité et enfanta de honteuses querelles, assez ordinaires aux petites corporations. Les nominations ont été presque toujours un aliment pour l’intrigue, et un sujet de scandale, en mettant aux prises la bassesse et l’audace avec le mérite, et la faveur avec la justice.

Des réclamations se sont souvent élevées contre leurs jugements, contre le mauvais accueil qu’elles ont fait à des découvertes utiles, et aussi contre leur négligence à faire jouir le public des inventions et des ouvrages faits ou déposés dans leur sein.

L’existence de ces corps privilégiés blesse tous nos principes républicains, attaque l’égalité et la liberté de penser, et nuit au progrès des arts.

Mais si leur organisation est vicieuse, les éléments en sont bons, et nous serviront utilement dans l’organisation nouvelle de l’instruction publique que vous allez décréter.

Des collections précieuses d’instruments de physique et d’astronomie, de modèles de métiers, de plans et de cartes, sont dispersées sans ordre dans plusieurs endroits ; elles sont en général peu soignées, peu fréquentées, et presque perdues pour l’utilité publique.

Des bibliothèques nombreuses, où la raison et la sottise, la philosophie et le préjugé, la vérité et le mensonge, reposent confondus, attendent que des hommes laborieux et instruits débrouillent le chaos où elles se trouvent, et séparent le bon, le nécessaire, du mauvais et du superflu. Leur mauvaise répartition sur le sol de la France, et leur mauvais régime, les ont rendues souvent inutiles, et ont dérobé à la France la connaissance des ouvrages précieux qu’elles renferment.

Les récompenses n’ont été dans les mains de nos despotes que des moyens d’avilir le mérite, de flétrir la vérité, de dégrader l’homme et de l’asservir ; car très souvent elles étaient prodiguées au vice, à la bassesse et à l’ignorance. Ce n’est que depuis la régénération de la France que les arts commencent à être encouragés et la vertu à être honorée d’une manière qui leur convienne.

Il fallait nous ramener à l’égalité des droits pour nous apprendre à reconnaître et à récompenser la supériorité des talents, et le mérite des grandes actions. Les privilèges que la révolution a poursuivis dans toutes les branches de l’ancienne administration, ont su cependant ressusciter dans la nouvelle, sous le titre de brevets d’invention. Cette institution est une violation de l’égalité, une entrave aux progrès de l’industrie, sans être un moyen sûr d’indemnité pour l’inventeur.

Depuis longtemps des écrivains philosophes ont dévoilé les vices de toutes les institutions incohérentes, incomplètes et surannées, dont nous venons de présenter le tableau(3).

Aujourd’hui un cri général s’élève contre elles ; en renversant la domination du clergé, les représentants du peuple ont frappé de paralysie tous les collèges. On ne veut plus d’un enseignement qui étouffe le génie, en prolonge l’enfance plus qu’il ne la développe, et qui, après plusieurs années d’un travail pénible et durement exigé, ne laisse que le sentiment de son ignorance, ou une suffisance ridicule.

Aucune des anciennes institutions ne peut être conservée, leurs formes sont trop discordantes avec nos principes républicains, et trop éloignées de l’état actuel de nos connaissances.

Seconde question
Quelle doit être l’instruction publique ?

L’instruction publique doit embrasser dans son organisation tout ce qui peut aider à l’enseignement complet des sciences, des lettres et des arts. Prise dans son ensemble, elle doit être universelle ; aucune connaissance ne doit être rejetée ou négligée ; toutes sont utiles ou peuvent le devenir davantage. Source de lumières et de vertus, elle comprend, et ce qui appartient à l’instruction proprement dite, et ce qui appartient à l’éducation.

L’instruction éclaire l’esprit, exerce toutes les facultés intellectuelles, étend le domaine de la pensée.

L’éducation développe le caractère, il imprime à l’âme une impulsion salutaire, en règle les affections, dirige la volonté, fait passer dans la conduite et met en action les conceptions de l’esprit ; et, conservatrice des mœurs, elle apprend à soumettre au tribunal de la conscience les actions et les pensées.

L’instruction recueille les fruits de l’expérience et des méditations des hommes de tous les temps et de tous les lieux.

L’éducation en fait un choix et en fortifie l’homme physique et moral, suivant le degré de perfectibilité et la position de chaque individu.

L’instruction, sans l’éducation, donne des talents et de l’orgueil, des moyens et de la jactance, et peut devenir, pour l’homme qui n’a ni le frein de la raison ni celui de l’exemple, l’instrument funeste de ses passions désordonnées.

L’éducation sans l’instruction ne peut former que des habitudes et conduire à tous les préjugés ; bornée dans ses moyens, sa marche est incertaine et lente ; avec des intentions pures, elle méconnaît le vrai, le juste, retient l’esprit dans d’étroites limites, et emploie à faire triompher l’erreur toutes les forces physiques et intellectuelles de l’individu qui, dans son égarement, prend son ignorance même pour une vertu.

Les villes ont tous les vices d’une instruction déréglée ; les campagnes, toutes les erreurs d’une éducation superstitieuse et ignorante.

Pour purger le sol de la liberté de cette fange de corruption et de sottise dans laquelle le despotisme plonge les hommes pour mieux les asservir, associons désormais l’instruction et l’éducation : l’une sera le guide et l’autre le flambeau de la vie sociale.

C’est de l’indissolubilité de cette union, que nous désignerons désormais sous le nom d’instruction publique, que dépendrons la régénération des mœurs, les progrès des sciences, des lettres et des arts, et leur juste application à la prospérité publique.

Une bonne instruction publique assurera à la société de bons fils, de bons époux et de bons pères ; à la liberté et à l’égalité, des amis ardents et des défenseurs fidèles ; au corps politique, des fonctionnaires éclairés, courageux et dévoués à leurs devoirs. Elle apprendra au riche à faire un bon emploi de sa fortune et à établir son bonheur sur le bonheur d’autrui ; au pauvre, à dominer l’adversité par son travail et la pratique des vertus qui conviennent à une âme fière et élevée. Elle répandra dans les campagnes le sentiment de la dignité de l’homme, combattra les préjugés en leur substituant des vérités utiles, attaquera partout cette routine banale qui engourdit toutes les facultés de l’homme. Elle apprendra qu’en observant, qu’en exerçant sans cesse sa raison, sans cesse on se perfectionne, on étend son industrie, on multiplie ses moyens de bonheur.

L’instruction publique éclairera l’opinion, aidera à la volonté générale, et, par elle, améliorera toutes les institutions sociales.

Elle doit répandre partout cet amour sacré de la patrie qui vivifie, unit tout, pour tout embellir et tout fortifier, et assurer aux citoyens par la concorde et la fraternité, tous les avantages d’une grande association.

La constitution donnera à la nation une existence politique et sociale, l’instruction publique lui donnera une existence morale et intellectuelle. Ainsi que le corps humain, le corps social aura l’organe de ses pensées, de ses conceptions, qui produira partout des ramifications vivifiantes, et l’organe de ses mouvements, de ses actions, qui portera partout la vie et le bonheur.

Représentons-nous les différentes professions et fonctions de la société, les plus nécessaires à nos besoins naturels ou politiques, ordonnées dans un système général, selon le degré d’intelligence, la nature et le degré d’instruction qu’elles supposent.

L’art de l’instruction consiste à présenter toutes les connaissances humaines ordonnées dans un système, général et correspondant, selon leur nature et leur développement graduel, qui doit s’étendre autant que les progrès de l’esprit humain.

C’est entre ces deux échelles de nos connaissances et de nos besoins, que tous les citoyens de tout âge et des deux sexes, exerçant les forces qu’ils ont reçues de la nature, et avançant librement et graduellement, pourront à chaque pas acquérir, d’un côté, de nouvelles forces intellectuelles et physiques, pour les appliquer, de l’autre, à leur utilité propre ou à l’utilité publique.

Le degré où chacun s’arrêtera dans cette carrière sera celui que la nature marqua elle-même dans ses facultés comme le terme de ses efforts. Tout autre obstacle serait un attentat au droit de tout citoyen d’acquérir toutes les perfections dont il est susceptible.

L’enseignement général doit être gradué, distribué de manière qu’un citoyen d’une intelligence ordinaire ait parcouru, à l’époque fixée par la loi pour la majorité, une assez grande partie de l’échelle instructive pour pouvoir se suffire à lui-même dans la continuation de ses études, et pour commencer à servir utilement la société qui a pris soin de son enfance, en lui consacrant l’emploi de sa force, de ses talents, et de ses vertus.

Division de l’instruction publique en plusieurs degrés

Dans l’ordre social l’ignorance et l’instruction, par la confiance que l’une inspire et que l’autre repousse, tendent à rendre illusoire ou réelle l’éligibilité aux fonctions publiques, qui est cependant dans les droits de tous les citoyens.

Pour que cette éligibilité fût réelle et la même pour tous, il faudrait que les moyens d’appeler la confiance publique fussent également accessibles à tous les citoyens, et le fussent au même degré.

Considérée comme le plus puissant de ces moyens, l’instruction strictement nécessaire pour toutes les fonctions qui sont l’objet de l’éligibilité devrait donc être établie de manière à être à la portée de tous.

Mais sous ce rapport l’éligibilité, pour avoir toute sa plénitude, demanderait que chaque citoyen pût être universel dans ses connaissances, ce qui n’est plus possible, soit parce que tous les individus ne reçoivent pas de la nature les mêmes dispositions, et ne les reçoivent pas au même degré, soit aussi parce que la différence des fortunes ne permet pas à tous, à dispositions égales, d’employer aux mêmes études la même quantité de temps.

L’éligibilité ne peut donc être, pour aucun individu, ni universelle, ni entière. Elle a pour chacun les limites que la nature et les événements de la vie ont mises à son intelligence et à sa fortune.

Il serait donc superflu de multiplier également toutes les branches de l’instruction, puisque tous ne peuvent également en profiter.

D’une autre part, il n’est pas absolument nécessaire à la société que tous les individus qui la composent soient également propres à tous les emplois, car elle ne peut en occuper qu’un petit nombre ; et alors, pour la presque totalité des citoyens, cette universalité de connaissances serait un luxe insensé s’il n’était impossible. L’instruction perdrait d’ailleurs en profondeur ce que l’universalité gagnerait en étendue, et, pour vouloir être propre à tout, on courrait risque de n’être propre à rien.

Ce serait un calcul politique important que celui qui déterminerait, pour une fonction publique, le nombre de citoyens d’un mérite égal qui serait nécessaire pour que toutes les places de cette fonction fussent bien remplies, et que le renouvellement pût s’opérer aussi souvent que l’intérêt public le demanderait, sans éprouver de disette d’hommes et sans en laisser aucun dans l’oubli.

La solution de ce problème conduirait à la détermination du nombre d’élèves qu’il faudrait former dans les branches d’instruction, correspondantes ou analogues à la fonction, du nombre des professeurs, de celui des établissements et de leur placement, en introduisant pour ces dernières questions les autres éléments nécessaires.

Ces réflexions peuvent s’appliquer aux professions de la société, nécessaires à nos besoins ou à nos jouissances.

L’organisation de l’instruction publique serait alors calculée sur l’organisation politique, comme celle des arts d’industrie serait calculée sur l’étendue du sol, la population et les besoins des hommes.

En attendant la solution de ces problèmes, nous pourrons dire, sur la question qui nous occupe :

Que l’instruction publique doit être considérée, ou par rapport à la société, ou par rapport aux individus ;

Que sous ce double rapport elle est également utile et indispensable, mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit également répandue dans toutes ses branches ;

Que la partie des connaissances humaines qu’exigent les besoins du corps politique n’est nécessaire à tous que pour ce qui regarde les droits de tous, l’exercice de la souveraineté dans les assemblées primaires, la connaissance des lois qui concernent immédiatement l’un et l’autre, et des lois qui établissent les relations du citoyen avec les fonctionnaires publics, lorsqu’il a une réclamation à faire, des intérêts à poursuivre, une surveillance utile à exercer.

Le surplus de l’instruction publique appartient bien à la société entière, mais il ne peut occuper que quelques citoyens.

L’instruction qu’exigent les différentes professions de la société doit être également partagée en deux parties, celle qui peut n’être suivie que par quelques-uns, celle qui doit être connue de tous.

Quoique tous ne doivent pas connaître toutes les professions, chaque citoyen devrait en connaître au moins une. L’individu, riche ou pauvre, qui, jouissant d’une bonne santé, ne travaillerait pas ou pour la société entière ou pour une portion ou pour lui-même, serait un être méprisable qu’il faudrait rejeter de son sein, si on le pouvait sans violer le droit des gens, ou imposer triplement, si sa fortune pouvait payer son inutilité.

Toutes les professions, quoique toutes nécessaires, ne sont pas aussi multipliées les unes que les autres ; il faut à la société moins de médecins que de laboureurs, moins de peintres que de boulangers, moins d’opticiens que de tailleurs.

Nous devrons donc organiser l’instruction publique, distribuer et graduer ses différentes branches, de manière : 1° que les connaissances les plus usuelles s’étendent comme une rosée bienfaisante sur tous les citoyens de la République ; 2° que les connaissances d’une application moins étendue, quoique d’une utilité générale, parviennent à ceux qui peuvent le plus les faire fructifier ; 3° que les établissements élevés diminuent dans la même proportion que les professions ou les fonctions auxquelles ils sont destinés, et le nombre des individus qui peuvent ou veulent s’y livrer.

Ces principes incontestables ont conduit le Comité à diviser l’instruction publique en quatre degrés sous les dénominations : 1° d’écoles primaires ; 2° d’écoles secondaires ; 3° d’instituts ; 4° de lycées. Nous allons développer les motifs et l’objet de chaque degré.

1° Des écoles primaires

Les écoles primaires seront ouvertes aux enfants qui auront atteint l’âge de six ans ; elles présenteront deux sortes d’instructions, l’une journalière, l’autre hebdomadaire. Dans la première, l’enfant apprendra ce qu’il doit indispensablement savoir pour ses propres besoins, pour l’exercice de ses droits et la pratique de ses devoirs, pour n’être pas lui-même être inutile à la société. Les facultés physiques et morales y recevront leur premier développement, le corps s’y formera au travail et l’âme à la pensée.

La jeunesse, en apprenant à lire et à écrire, recevra les premières notions grammaticales de notre langue. On lui enseignera les premières règles de l’arithmétique et des méthodes simples de mesurer et de toiser. On y joindra une description très élémentaire des productions les plus usuelles du pays, des procédés les plus faciles de l’agriculture et des arts. Les enfants seront conduits par leur propre expérience aux premières idées de la morale et de l’ordre social.

Une fois par semaine, le jour où les travaux pénibles des champs et des ateliers permettront quelques délassements, l’instituteur ouvrira une conférence où se rendront les citoyens de tout âge, de l’un et l’autre sexe ; on y rappellera les objets principaux présentés dans les leçons journalières, en leur donnant un peu plus de développement en faveur de ceux dont l’intelligence serait plus formée ; on y expliquera les lois de la République utiles à connaître pour le maintien de nos droits et l’exercice des fonctions publiques les plus simples. L’agriculture et les arts, les découvertes nouvelles qui les concernent, les événements les plus importants pour la république, seront successivement présentés à l’attention et à la curiosité des citoyens.

Encouragement pour la jeunesse, consolations et jouissances pour les pères de famille qui seront témoins des succès de leurs enfants, leçons de conduite pour la vie domestique, occupation douce et utile pour l’esprit pendant le délassement nécessaire du corps, développement de l’esprit public, fraternisation entre tous les citoyens : voilà les fruits que nous devons attendre de ces conférences.

Cette première instruction, qui doit donner la première impulsion vers le bien et devenir une source pure et féconde pour toutes les vertus domestiques et sociales, qui doit fonder sur le sol de la liberté les mœurs simples et austères des républicains, doit être répandue sur toute la France, de manière que chaque individu puisse en profiter sans se déplacer de plus de demi-lieue, à moins qu’il ne soit éloigné du séjour des hommes.

2° Des écoles secondaires

Les écoles secondaires, dans lesquelles on n’entrera pas avant l’âge de dix ans, offriront une instruction plus nourrie, plus développée, plus analytique que celle du premier degré ; elle sera proportionnée à l’âge de ceux qui viendront la recueillir.

Plusieurs objets non approfondis y seront présentés à l’enfant, qui s’essayera sous l’œil observateur de l’instituteur, avant de fixer son choix sur aucun.

La morale y sera éclairée par l’histoire.

À l’explication des principales lois, on joindra quelques connaissances sur les transactions et les contrats.

La géographie guidera dans l’étude des premiers éléments du commerce et de l’histoire naturelle ; les notions les plus simples de l’arithmétique, de la géométrie et de la physique serviront dans les arts mécaniques et l’économie rurale.

Ainsi on y enseignera ce qui sera nécessaire pour remplir les fonctions les plus rapprochées de tous les citoyens, les professions et les emplois les plus ordinaires de la société ; on s’y préparera au degré supérieur de l’instruction.

Les objets qu’on y enseignera étant plus particulièrement applicables aux arts mécaniques, cette instruction aura le précieux avantage d’introduire dans les ateliers un esprit d’observation et un jugement exercé, qui se substitueront à la routine stupide et aveugle qui a régné jusqu’à présent.

Les écoles secondaires auront aussi leurs conférences hebdomadaires ouvertes à tous les citoyens ; en répandant des connaissances utiles, et revenant périodiquement après le travail mécanique de la semaine, elles accoutumeront les citoyens à exercer alternativement leur corps et leur esprit, elles affermiront l’esprit public sur une base solide, et introduiront dans le sein des familles une instruction qui en bannira les préjugés.

L’instruction des écoles secondaires peut être regardée comme nécessaire à tous les citoyens. Il serait, par conséquent, dans les droits de tous d’en jouir avec autant de facilité que de l’instruction des écoles primaires.

Mais si on considère :

Que les écoles secondaires dont il est question ne sont pas pour les deux sexes ;

Que plusieurs familles ne pourront pas, à raison de leurs travaux domestiques, se priver de leurs enfants assez longtemps pour qu’ils puissent suivre avec fruit ce second degré d’instruction ;

Qu’un plus grand nombre seront dans l’impuissance de supporter les frais d’un déplacement nécessaire pour les loger dans le lieu même où seront établies ces écoles ;

Que l’étendue de l’enseignement demande deux instituteurs, et par conséquent quatre-vingts ou cent élèves par école ;

L’on sentira que les arrondissements des écoles secondaires doivent nécessairement être plus étendus et par conséquent moins nombreux que ceux des écoles primaires.

La distribution doit donc s’en faire sur d’autres principes.

À mesure que l’instruction se simplifiera, que le sort des familles et les ressources de l’État s’amélioreront, les écoles secondaires pourront être plus suivies et plus multipliées.

3° Des instituts

Les sciences mathématiques et physiques, morales et politiques, l’agriculture et les arts mécaniques, la littérature et les beaux-arts composeront l’enseignement des instituts, où l’on pourra suivre, dans leurs éléments, l’échelle entière des connaissances humaines.

Il convient qu’il y ait, auprès de chaque institut, une bibliothèque, un cabinet de physique et d’histoire naturelle, un laboratoire de chimie, un jardin de botanique et d’agriculture.

Le succès de quelques parties de cet enseignement demande qu’il y ait dans le voisinage un hôpital et quelques ateliers dans différentes branches d’industrie, où les élèves puissent recueillir les leçons de la pratique et de l’expérience, qui, en occupant à la fois le corps et l’esprit, en offrant l’application directe des principes, donneront un nouveau degré d’intérêt et d’utilité aux leçons du professeur.

L’enseignement sera partagé par cours : les personnes qui se destineront à des professions déterminées pourront suivre avec plus d’attention les parties qui leur seront plus nécessaires.

Tous les cours seront publics. Les citoyens de tout âge pourront y assister, soit pour ajouter à leur instruction, soit, comme pères de famille, pour être témoins des progrès de leurs enfants. Cette publicité sera un puissant stimulant pour les élèves et un encouragement pour les professeurs.

Des conférences publiques, entre tous les professeurs réunis, formeront le lien de toutes les parties de l’enseignement. On y communiquera les découvertes les plus importantes dans les sciences, les expériences plus saillantes, les procédés nouveaux les plus utiles dans les arts. Leur objet sera de nourrir le goût de l’instruction, de la répandre, et de faire fraterniser ensemble toutes les branches des connaissances humaines.

Après cinq ans d’institut, l’élève pourra être en état de faire seul de nouveaux progrès et de se préparer aux professions et aux emplois qui demandent le plus de lumières.

C’est de là que doivent sortir des médecins, des sages-femmes et des artistes vétérinaires pour les campagnes, des instituteurs pour les écoles primaires et secondaires.

L’enseignement des instituts doit donner une supériorité de lumières et de raison, qui pourra faire disparaître de nos assemblées l’art funeste de donner à l’erreur le manteau de la vérité, et aux desseins de l’ambition et de l’intrigue le ton, les formes de la loyauté et de la franchise.

L’étendue de la série des objets enseignés dans le troisième degré demande un grand nombre de professeurs, un grand concours d’élèves, et par conséquent un grand arrondissement pour cet établissement.

Quelques élèves borneront leurs études aux écoles secondaires, pour prendre un métier, se préparer à un état, ou pour se livrer à des soins domestiques dans leur famille.

Les professions et les emplois de la société pour lesquels l’instruction des écoles secondaires sera suffisante, sont d’ailleurs trop multipliés pour ne pas devenir pour quelques citoyens, le terme de leurs vœux.

Ainsi, les considérations présentées dans l’article précédent, et qui font sentir la nécessité d’établir moins d’écoles secondaires que d’écoles primaires, acquièrent une nouvelle force pour les instituts, qui devront être en moindre nombre que les écoles secondaires, pour être proportionnés à nos besoins.

Pour remédier en partie à l’inégalité qui résulte du petit nombre de ces établissements, dans la répartition des moyens d’instruction ; pour trouver plus sûrement les leçons pratiques que nous voudrions ajouter à celles des instituts, et augmenter leur influence pour la propagation des lumières, il convient de les placer, autant qu’il sera possible, dans les lieux qui offriront le plus de population rassemblée. Un plus grand nombre de personnes peu fortunées pourront alors, sans se déplacer, en suivre l’enseignement, qui deviendrait le patrimoine des riches seuls dans les lieux peu peuplés.

4° Des lycées

Les lycées seront l’école des gens instruits ; ils embrasseront les sciences, les arts et les lettres dans toute leur étendue.

C’est de là que sortiront des ingénieurs, des médecins pour la France, des professeurs pour les différentes branches d’enseignement des instituts, et des hommes qui cultiveront la science par goût, en reculeront les bornes et en deviendront comme les conservateurs.

Ce quatrième degré ne servira qu’à un petit nombre de professions ; mais ces professions serviront elles-mêmes, par leur importance, à toute la République.

Chaque lycée aura une bibliothèque, un jardin et des cabinets de physique et d’histoire naturelle.

Les lycées répondent aux universités, et leur seront supérieurs. Elles sont restées en arrière du progrès des arts et des sciences, et les lycées seront toujours à leur niveau ; ils offriront aux étrangers des ressources qu’ils ne trouveraient pas chez eux et, avec les leçons de la philosophie, ils leur présenteront les leçons de la liberté républicaine. En répandant notre langue et nos principes, ils étendront nos conquêtes, les seules dignes de nous, celles qui affranchissent l’homme de l’erreur et des préjugés.

Un petit nombre de lycées suffiront en France : un seul ne pourrait fournir tous les hommes utiles que l’instruction publique en attend. Plusieurs sont nécessaires pour mettre plus d’égalité dans la répartition des avantages qui doivent en résulter pour faire disparaître les préférences dont Paris a joui jusqu’à présent, et pour conserver dans les différentes parties de la France des hommes éclairés, qui ne manqueraient pas d’adopter Paris pour leur résidence, si Paris était encore le centre unique de l’instruction et des lumières.

Les lycées formeront le degré le plus élevé de l’enseignement : placés auprès du génie qui crée, du philosophe qui observe, étudie, médite l’homme et la nature, ils recueilleront les pensées, les vérités utiles auxquelles ils seront parvenus dans leurs recherches ; ils les feront passer de la conception dans l’enseignement, et en rendront la propagation rapide et féconde, en leur donnant tous les développements nécessaires pour les rendre accessibles et usuelles.

Les écoles primaires et secondaires présenteront une instruction utile à tous les citoyens ; les instituts et les lycées offriront des connaissances plus élevées et essentiellement utiles au corps social.

Dans celles-là, le citoyen trouvera de quoi suffire à ses propres besoins ; et dans ceux-ci, des lumières assez étendues, assez variées, assez approfondies, assez choisies pour pouvoir servir utilement ses concitoyens et sa patrie, soit dans des postes difficiles où la confiance publique l’appellera, soit dans ses relations particulières.

Les écoles secondaires prépareront à recevoir l’instruction des instituts ; et ceux-ci, à recevoir celle des lycées.

Les degrés intermédiaires, en rendant les idées plus élémentaires, les méthodes plus simples et plus familières, serviront à les faire descendre jusqu’au dernier degré de l’échelle ; ils diminueront, pour ainsi dire, la distance qui sépare les deux extrêmes. Liés tous par une dépendance réciproque et nécessaire, les instituts et les lycées en seront plus utiles, les écoles primaires et secondaires moins bornées dans leurs moyens. Le succès de celles-ci, leur perfectionnement graduel, dépendront essentiellement des degrés supérieurs, où se formeront les instituteurs, où se simplifieront les méthodes, où les conceptions du génie deviendront graduellement plus élémentaires et plus expansives.

Pour encourager les talents naissants, et assurer à la république un plus grand nombre de citoyens utiles, votre Comité vous proposera de décerner tous les ans le titre honorable d’élève de la patrie à un certain nombre d’enfants qui auront eu des succès dans les premiers degrés, et de leur donner un secours annuel, pour aller chercher loin de la maison paternelle une instruction plus élevée ou pour entrer en apprentissage dans un art utile. Cette belle institution coûtera peu, honorera la patrie et assurera aux sciences et à l’industrie des progrès rapides.

Tel est le système complet d’instruction publique que vous présente votre Comité : ses parties, étroitement liées entre elles, offrent une organisation qui demande un régulateur, une surveillance générale qui, en laissant aux autorités constituées tout ce qui appartient à l’administration publique et à la police, maintienne l’enseignement dans la plus grande activité. Le Comité s’occupe d’un mode qui réunisse ces deux caractères.

L’instruction publique doit comprendre, dans les développements que nous vous présenterons successivement, tout ce qui appartient à l’éducation morale et à l’éducation physique. Par l’une, l’enfant acquerra, dans un régime gymnastique, la santé, la force, l’adresse, l’agilité du corps.

Par l’autre, on développera les mœurs et les habitudes du républicain, on exercera dans l’enfant ce sens précieux qui fait trouver tant de charmes dans la pratique des vertus qui nous lient à nos semblables, à nos devoirs et à la patrie.

C’est par leur propre expérience, et par une pratique journalière, que les enfants se formeront à toutes les vertus domestiques et sociales. Leur éducation morale se développera à raison des besoins, et par conséquent toujours à propos, toujours avec fruit.

L’éducation des femmes doit avoir aussi une place dans le système général d’instruction publique :

Pour elles-mêmes ;

Parce que plusieurs, en perdant leur mari, restent chargées de toutes les affaires de la famille ;

Parce que la première éducation de l’enfance, jusqu’à six ans, leur est confiée ;

Parce que les enfants qui suivront les écoles, en rentrant chaque jour chez leurs parents, seront sous une surveillance particulière à laquelle les femmes auront toujours beaucoup de part ;

Enfin, parce que la nature veut que les femmes terminent l’éducation des hommes. Elles ne doivent pas être étrangères aux vertus sociales, puisque, outre qu’elles en ont besoin pour elles-mêmes, elles peuvent les développer, ou les fortifier dans le cœur de l’homme.

Si, dans l’ordre naturel et social, l’homme est appelé à exécuter et agir, la femme par une influence impérieuse et nécessaire, est appelée à imprimer à la volonté une impulsion plus forte et plus véhémente.

Pour que cette influence, qui ne peut jamais être nulle et qui fut souvent corruptrice et funeste au bonheur de l’espèce humaine, prenne un caractère vraiment social et utile, [il faut] qu’il y ait dans l’éducation des deux sexes ces rapports, cette harmonie par lesquels l’un apprendra à discerner, à vouloir, à inspirer le bien, et l’autre à le faire.

Les orphelins et les sourds-muets doivent trouver dans l’instruction publique des secours que la nature refusa aux uns, que le malheur et le libertinage enleva aux autres.

Enfin, le traitement des professeurs et les autres dépenses de l’enseignement, la composition des livres élémentaires, les examens, les encouragements et récompenses, les fêtes nationales, seront l’objet de rapports particuliers qui vous seront présentés par le Comité.


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DEUXIÈME PARTIE

Première question
La nation doit-elle, dans ses institutions, embrasser tous les degrés de l’instruction publique ?

Nous avons distingué l’instruction publique en deux parties : celle qui est nécessaire à tous les individus ; et celle qui est nécessaire à la société, mais qui ne doit pas être nécessairement cultivée par tous. Ainsi, pour prendre un exemple dans le plan qui vous est soumis, les écoles primaires et secondaires présentent la première partie ; les instituts et les lycées présentent la seconde.

La question générale peut alors se traduire dans ces deux questions plus précises:

La nation doit-elle établir la partie de l’instruction publique nécessaire à tous les citoyens ?

Doit-elle établir celle que réclament l’utilité générale et les besoins de la société entière?

Changer ainsi l’énoncé de la question générale, c’est la résoudre, car c’est demander si la société se doit à elle-même tout ce qui convient à ses besoins, à son bonheur, ou aux besoins et au bonheur des citoyens qui la composent.

L’instruction publique n’est ni une dette ni un bienfait de la nation, c’est un besoin. Sans l’instruction publique, le corps social serait bientôt dans le cas d’un homme dont l’enfance aurait été négligée et qui, pour avoir fait un mauvais usage de ses forces naissantes, n’aurait pas acquis tout le développement dont il était susceptible.

Le système de l’instruction publique doit être établi en son entier, puisqu’il doit correspondre au système entier des fonctions et des professions les plus indispensables au corps politique et social.

Qu’on retranche une partie de l’instruction, et une partie des fonctions seront privées des lumières, des secours sans lesquels elles seront mal remplies et incomplètes.

Rompez la chaîne de l’instruction ou ne la prolongez pas jusqu’au terme de nos besoins, et vous violez les droits politiques d’une portion de citoyens qui, ayant reçu de la nature des forces suffisantes pour fournir à une longue carrière, seraient arrêtés par la médiocrité de leur fortune pour payer le complément d’instruction qui leur serait nécessaire, ou parce que cette instruction ne serait donnée nulle part ou serait mauvaise. Vous divisez les citoyens en deux classes : ceux qui seront assez riches pour aller recueillir dans des établissements particuliers les lumières que la nation refuse, et qui pourront ainsi se rendre propres aux fonctions, aux professions les plus difficiles ; et ceux qui, pour n’être pas les favoris de la fortune, seront condamnés à végéter dans une affligeante nullité. L’inégalité des fortunes deviendrait alors parmi nous une cause d’inégalité de savoir, de capacité, et l’on serait exclu des places publiques parce que l’on serait pauvre. C’est ainsi que l’institution des écoles militaires pour la noblesse excluait des grades élevés de l’armée tous ceux qui n’étaient point de cette caste privilégiée.

Cette injustice, cette erreur politique ne peut pas souiller les travaux des représentants du peuple français. Législateurs, vous devez esquisser à grands traits l’organisation de l’instruction publique, afin qu’elle embrasse tous nos besoins et toutes nos ressources, et que le perfectionnement de la raison aille d’un même pas dans tous les degrés des connaissances humaines.

La nation nous reprocherait avec justice une parcimonie étroite et misérable, qui la priverait de l’emploi des trésors littéraires qui existent au milieu de nous, tant en choses qu’en hommes instruits.

Disons plus : cette parcimonie compromettrait la liberté et donnerait à l’esprit public une marche rétrograde ; car, si vous n’organisez pas l’instruction publique dans toute son étendue, les collèges se relèveront de leurs décombres ; chaque commune réorganisera le sien selon ses lumières et ses opinions plus ou moins révolutionnaires, ou le laissera dans toute sa décrépitude ; et ces créations discordantes de l’erreur et du préjugé empoisonneront dès sa naissance l’instruction des écoles de nouvelle création.

Ce n’est pas tout : ou vous laisserez à ces collèges les biens qui leur sont affectés, et alors vous vous privez d’une grande ressource ; ou vous réunirez ces biens au domaine national, et dès lors les collèges seront à la charge de l’État, car vous n’auriez pas le droit de prendre ces biens sans vous charger du traitement des professeurs. Or il y a en France deux fois plus de collèges que nous ne vous proposons d’instituts. Ainsi, vous payeriez plus pour ces méchantes écoles que pour les instituts qui les remplaceraient. Il y a donc tout à gagner à instituer toute l’échelle instructive, qui doit s’étendre sans depuis l’enfant qui épelle, jusqu’au philosophe qui médite des vérités nouvelles, afin que le canal qui doit répandre et faire circuler l’instruction soit toujours près de la source qui doit l’alimenter.

Ce sont les instituteurs de la jeunesse et les écrivains philosophes qui font marcher les nations à la liberté, comme c’est le faux savoir, le bel esprit et l’ignorance qui les précipitent dans l’esclavage.

Hâtez-vous, législateurs, partout le besoin de l’instruction est senti. Plusieurs sociétés des Amis de la République, gémissant de l’état d’abandon où est le peuple à cet égard, ont établi dans leur sein un comité d’enseignement. Les départements du Bas-Rhin, de Rhône-et-Loire et de la Loire-Inférieure, animés d’une pareille sollicitude, ont organisé un de leurs collèges sur le modèle des instituts, en suivant le plan imprimé du Comité de l’Assemblée législative ; et nous nous empressons de dire à la Convention que le nombre des étudiants s’est accru considérablement depuis cette nouvelle organisation. Le moment est venu d’imprimer à toute la République une impulsion commune, uniforme et entière sur cet objet, afin qu’il n’y ait partout qu’une même instruction et un même esprit, et que les communes pauvres, comme celles qui sont riches, participent également à toutes les ressources qu’elle présente.

Deuxième question
L’enseignement sera-t-il aux frais de la République, dans tous les degrés de l’instruction publique ?

Quelques personnes, en pensant que la puissance publique doit établir l’instruction publique dans toute son étendue, pensent aussi qu’elle ne doit pas être payée en entier par l’État.

Votre Comité pense, au contraire, que, soit que l’instruction soit offerte aux citoyens pour leurs besoins individuels, soit qu’elle soit établie pour la société entière et pour l’utilité commune, elle doit être, dans tous ses degrés, aux frais de la République :

Parce que dans ces deux cas elle est utile à tous ;

Parce qu’offerte par la société elle-même, elle sera recherchée plus sûrement par le citoyen peu fortuné qui y trouvera des moyens d’améliorer son sort en perfectionnant sa raison, et qui ne retrancherait rien de sa pénible existence pour acheter des espérances nécessairement tardives et incertaines ;

Parce qu’en la rendant accessible à tous, l’inégalité des fortunes disparait, tous les citoyens se mêlent pour jouir, sans distinction, des avantages d’une éducation commune.

Dans le cas contraire, le riche serait nécessairement séparé du pauvre, et l’on verrait, du côté de la fortune, un accroissement de moyens et l’orgueil, et du côté de l’indigence la privation d’une ressource précieuse et l’humiliation ;

Que les professeurs soient tous payés par l’État, et ils seront traités avec plus d’égalité dans tous les établissements. Au lieu de calculer leurs intérêts sur le nombre de leurs élèves et de mesurer leurs soins sur l’accueil des parents, ils ne compteront que sur l’aptitude, le zèle, l’assiduité et le succès de ceux qui les écouteront, quel qu’en soit le nombre ;

L’homme riche est rarement celui qui donne le plus d’enfants à la société ; et, sous ce rapport, la gratuité est un avantage offert au pauvre plus qu’au riche ;

Dans le cas d’une gratuité partielle, vous appelleriez des citoyens à une première instruction nécessairement insuffisante, pour les abandonner au moment où ils auraient besoin d’une instruction plus étendue et plus solide. Vous condamneriez ainsi la majeure partie des citoyens ou à l’ignorance, ou à une instruction très bornée ;

L’instruction publique, payée par l’État, le sera réellement par le riche bien plus que par le pauvre, les contributions étant proportionnées aux fortunes ; tandis que l’instruction, recueillie également par tous, fructifiera surtout pour le pauvre qui est plus pressé du besoin d’acquérir des ressources pour la vie ;

Les instituts et les lycées formeront environ le quart de la dépense totale, ce qui, réparti sur toute la France, serait, pour le citoyen d’une fortune moyenne, d’environ cinq sols par an, tandis que, par la non gratuité, la dépense supportée par le petit nombre des élèves pour ces deux degrés serait, pour chacun, de soixante-dix-sept à quatre-vingts livres ;

Les trois quarts de la dépense totale seront en écoles primaires et secondaires, sur la gratuité desquelles il ne peut pas s’élever de doute ; et la non gratuité pour les degrés supérieurs, outre qu’elle serait une parcimonie honteuse et indigne d’une nation puissante et libre, serait encore onéreuse au riche comme au pauvre : à l’un, parce qu’il payerait pour l’instruction au-delà de ce qu’il payerait en surcroît de contributions ; à l’autre, parce que les contributions n’en seraient pas diminuées et que les écoles publiques lui seraient fermées ;

10° Les biens des collèges et universités seront plus que suffisants pour le traitement des professeurs dans les établissements qui leur correspondront dans la nouvelle organisation : ainsi une partie tournera au profit des degrés inférieurs ;

11° D’ailleurs, en faisant payer les professeurs par leurs élèves, dans les degrés supérieurs, l’État devrait toujours surveiller et protéger tous les établissements, qui ne manqueraient pas d’être regardés par le peuple comme privilégiés, puisqu’ils ne seraient point ouverts à ceux qui ne payeraient pas;

12° Enfin, par la gratuité absolue, l’instruction sera plus étendue, plus égale, plus libre, plus indépendante de l’opinion ; les arts et les sciences seront mieux cultivés, et la patrie mieux servie.

Troisième question
Sous quels rapports l’instruction publique doit-elle être mise sous la dépendance des corps administratifs ?

Votre Comité répond : Sous le rapport de l’ordre public et sous celui des dépenses et de l’administration générale des propriétés nationales.

Mais la partie de l’instruction publique qui se renferme dans la propagation des lumières doit être sous la sauvegarde d’une surveillance distincte et protectrice qui, au lieu de contraindre, stimule ; au lieu d’arrêter, dirige l’enseignement et serve à répandre avec plus de discernement, d’uniformité et de célérité, les connaissances, les découvertes et les procédés qui peuvent éclairer utilement la raison et fournir à l’industrie de nouvelles ressources. Donnons quelque développement à cette réponse:

Nul citoyen, nul établissement ne peut se soustraire aux lois d’ordre et de police générale. Les maisons que vous allez consacrer au perfectionnement de la raison et de la philosophie ne doivent pas être des asiles privilégiés d’impunité. La même loi doit veiller pour tous et sur tous les citoyens, et frapper de la même manière tout infracteur de l’ordre public, quelles que soient ses fonctions et dans quelque lieu qu’il se trouve ;

Pour le traitement et les dépenses de chaque place, les professeurs et autres employés dans l’enseignement seront sur la même ligne que les autres fonctionnaires publics et soumis au même ordre de choses. Les professeurs ne doivent se mêler d’aucune administration de fonds, que sous la surveillance publique et commune ;

Soit que les bâtiments appartiennent aux communes ou à la nation, ce sera aux municipalités ou aux corps administratifs, mais jamais aux professeurs, à veiller à leur conservation ou entretien ;

Les bibliothèques, instruments, collections et autres objets faisant partie de la propriété nationale, doivent dépendre de l’administration générale, afin qu’il n’y ait qu’un seul centre de surveillance pour tout ce qui appartient à la République ; et, d’une autre part, ils doivent être mis à la disposition des professeurs ou autres employés, pour s’en servir sous leur responsabilité collective ;

La question peut être examinée sous le rapport des nominations. Il importe que ceux qui doivent répandre le goût de l’étude et des mœurs, l’amour de la patrie et des lois, aient du dévouement pour la fonction respectable d’instituteur, un attachement inébranlable aux principes qui doivent fonder la République, et du savoir.

À ces trois caractères d’éligibilité, volonté de l’individu, civisme et capacité, nous devons ajouter, au moins pour les degrés inférieurs, la volonté exprimée des pères de famille du lieu de l’école. La nature leur a imposé le devoir sacré d’assurer à leurs enfants des vertus et du bonheur : ils ont donc le droit, et ils doivent l’exercer autant qu’il est possible, de et choisir entre les plus capables, les plus patriotes et les plus dévoués, ceux à qui ils entendent remettre le soin de leurs enfants, avec qui ils vont partager leur autorité paternelle, et concourir, par une surveillance combinée, à l’œuvre sainte de l’éducation.

Or, la volonté sera connue par une inscription libre à la municipalité du lieu, qui sera ouverte à tous les citoyens qui veulent courir cette carrière.

Le civisme peut être attesté par les municipalités.

Mais la capacité ne peut être reconnue que par des hommes éclairés, dans les parties mêmes qui sont l’objet de l’enseignement dans la place vacante. Ce serait compromettre très dangereusement l’instruction publique, que de faire déterminer ce dernier caractère par les corps administratifs ou par le pouvoir exécutif.

Enfin, l’assemblée des pères de famille nommerait définitivement sur une liste de personnes pour lesquelles les trois caractères précédents auraient été reconnus ;

L’enseignement est le dernier rapport, et en même temps le plus important, sous lequel la question générale doive être considérée.

Les maux nombreux que la tyrannie a accumulés sur les peuples en enchaînant leur pensée et en dirigeant les écoles à leur gré, doivent faire désirer aux amis de la liberté qu’on assure par tous les moyens l’activité et la pureté de l’instruction publique ; or, un des plus puissants, des plus indispensables, c’est l’indépendance de l’enseignement, tant des corps administratifs que du pouvoir exécutif.

La propagation de la lumière n’est point un objet d’administration. La livrer à des autorités occupées de grands intérêts, mais étrangères aux arts et aux sciences, ce serait violer le plus beau droit de l’esprit humain, celui de ne reconnaître de bornes à sa perfectibilité que celles de la nature.

Quelle que soit l’organisation que vous donniez à la République, il est de l’essence du pouvoir exécutif d’avoir une très grande autorité ; mais il ne doit jamais diriger à son gré l’opinion publique ; car l’opinion seule peut le surveiller efficacement. Gardons-nous d’accroître sa puissance en mettant dans ses mains un instrument aussi actif que celui de l’instruction publique, avec lequel un agent pervers pourrait si aisément jeter dans la génération naissante les germes des maux qu’il n’aurait pu faire à ses contemporains ; il pourrait empoisonner cette première source de la vie sociale longtemps avant qu’on pût s’en apercevoir et y porter remède.

Le corps législatif, qui sera toujours le conservateur le plus immédiat des droits et des intérêts du peuple, veillera à ce que la marche de l’esprit humain ne soit point entravée, à ce que la liberté de penser soit la première sentie dans toute sa plénitude par le jeune républicain, qui viendra puiser dans les écoles des lumières et des vertus.

L’indépendance de l’enseignement est un droit national : c’est celui de perfectionner toutes les facultés de l’homme, et par conséquent toutes les institutions sociales ; c’est le droit de la raison publique, qui doit nous faire tendre sans cesse à une félicité plus parfaite, et qui ne doit reconnaître de régulateur que la raison elle-même, en suivant un mode qui doit résulter de l’organisation générale de l’instruction publique.

Plusieurs autres questions peuvent se présenter sur le sujet important qui nous occupe ; mais votre Comité a cru devoir se réduire à celles qui pouvaient conduire le plus directement à des bases fondamentales : les autres seront examinées successivement.


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PROJET DE DÉCRET
sur les principales bases du plan général de l’instruction publique.

ARTICLE PREMIER. L’instruction publique sera divisée en quatre degrés sous les dénominations : 1° d’écoles primaires ; 2° d’écoles secondaires ; 3° d’instituts ; 4° de lycées.

ART. 2. On enseignera dans les écoles primaires les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens.

ART. 3. On se préparera, dans les écoles secondaires, aux connaissances nécessaires pour remplir les fonctions publiques les plus rapprochées de tous les citoyens, et pour exercer les professions et emplois les plus ordinaires de la société.

ART. 4. Les instituts présenteront les connaissances nécessaires pour remplir les fonctions publiques, ainsi que les éléments des sciences, arts et belles-lettres.

ART. 5. L’ensemble et les parties les plus relevées des connaissances humaines seront enseignées dans les lycées.

ART. 6. L’instruction publique sera établie dans tous les degrés par le pouvoir législatif.

ART. 7. L’enseignement sera gratuit dans tous les degrés de l’instruction publique.

ART. 8. L’instruction publique sera soumise à la surveillance des corps constitués, pour tout ce qui tient à l’ordre public et à l’administration des propriétés nationales. L’enseignement sera soumis à une surveillance distincte dont le mode sera présenté avec l’organisation générale.


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Notes

(1) Bibliothèque nationale, Le38 2127 ; Musée pédagogique de Paris, n° 1182222 (Note de Guillaume).

(2) Romme veut sans doute parler de la donation, faite en 1760, par le maréchal de Belle-Isle à la Fondation de l’école militaire de Paris, de six offices d’affineurs de Paris et de Lyon, évalués ensemble à 660 000 livres. (Note de Guillaume)

(3) En 1763, Barletti proposa au gouvernement d’établir une école d’instituteurs, afin de préparer une réforme générale dans l’enseignement. Son projet, accueilli, allait être exécuté, lorsque les intrigues de l’université et de Sartines s’y opposèrent. Cette école devait offrir des conférences publiques et gratuites sur la vraie manière d’étudier et d’enseigner les sciences, les belles-lettres, les arts et les langues en général. (Note de Romme) — Barletti de Saint-Paul (né en 1734, mort en 1809) avait été sous-gouverneur des Enfants de France, et avait publié un grand nombre d’ouvrages élémentaires, entre autres une méthode de lecture (Note de Guillaume).


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