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« Loup y es-tu ? » de Clara BOUFFARTIGUE
Comment un film résonne avec l’actualité...

 


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Un texte de Daniel Charlemaine,
psychologue




Tout a commencé par la découverte d’un entretien radiophonique un peu ancien(1) entre deux chercheurs, l’un philosophe, C. Blay, l’autre sociologue, C. Laval, qui avaient commis un petit ouvrage, Neuropédagogie, dans lequel ils tentaient de questionner les enjeux de la réforme Blanquer. Ils interrogeaient la dérive de mettre le cerveau au centre de l’école en lieu et place du savoir. La lecture de l’ouvrage m’a permis de constater l’habileté des porteurs du discours neuroscientifique. C’est dans ce contexte, que j’ai d’abord découvert le film de Clara Bouffartigue, qui nous emmène au CMPP (Centre Médico Psycho Pédagogique) Claude Bernard – premier lieu de ce type, créé en 1946 pour y accueillir enfants et adolescents en difficulté au sortir de la guerre pour poursuivre leurs études. L’hypothèse de l’inconscient est très présente dans ce type de lieux, où l’on traite par la parole les embarras et symptômes de qui vient consulter.

J’ai d’abord éprouvé de la colère en ayant le sentiment que le combat était inégal. Les séquences d’animation présentes dans « Loup y es-tu ? » m’ont d’abord insupporté. Ce bricolage un peu naïf ne me semblait pas de taille à lutter face à l’envahisseur incarné par les neurosciences, omniprésent, dévorateur. Une sorte de prêt-à-penser à la manière d’un Je suis partout. Ce ne sont pas les progrès obtenus grâce aux neurosciences que je conteste, ils sont très précieux dans de nombreuses affections neurologiques. Ce qui m’indispose, c’est le caractère omniscient, comme si désormais tout symptôme, tout embarras, tout empêchement devait d’abord être considéré sous le prisme neurodéveloppemental.

Une troisième rencontre m’a permis de mieux comprendre ma colère (j’avais, dans l’intervalle, revisionné le film de Clara Bouffartigue), celle du psychiatre Mathieu Bellahsen, venu à la librairie parisienne, L’Atelier, présenter sa réflexion sur l’usage de la contention, présenté à tort comme un soin. Ce système contentionnaire répond à la violence, à la colère de patients agités. C’est une réplique à la menace, au danger, au trouble à l’ordre public, qu’ils incarnent alors. M. Bellahsen décrit l’abus de pouvoir exercé au travers de cette pratique et s’insurge lorsqu’on prétend que cela constituerait un geste soignant ou thérapeutique. L’enjeu de cet usage est éminemment politique. Le contrôle exercé sur le corps est emblématique d’une modalité de gouvernance, qui déploie toujours davantage un arsenal répressif. La folie ne suscite plus la volonté de comprendre d’antan. Ce qui s’exprime à travers le corps, les cris, la révolte, l’insoumission aux apprentissages obéit aujourd’hui à un traitement individualisé. La réflexion collective n’est plus de mise. La dimension sociétale est épargnée par le recentrage sur le cerveau.

À l’école, l’enfant qui n’apprend pas est bien souvent « traité » via la MDPH. Ils ou elles seront identifié.es comme «dys-» (suivis de toutes les déclinaisons selon les troubles présentés), TDAH, TOP, TED... Ces acronymes deviennent la raison des difficultés et la conduite à tenir, ainsi que les composants pharmaceutiques nécessaires, vont constituer la réponse adaptée. Autrefois, une boisson nommée Canada Dry avait fait l’objet d’une publicité évoquant la prohibition de l’alcool aux États-Unis : « Ça ressemble à de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool », tel en était le slogan ; même Les Incorruptibles s’y étaient fait prendre... Eh bien, pour les troubles dys-, ils sont traités comme si il y avait une lésion cérébrale indétectable au nom de l’activité cérébrale que repère l’imagerie du cerveau. Là où l’alexie est un trouble neurologique avéré, dont les lésions peuvent être localisées dans certaines zones du cerveau, la dyslexie est une difficulté à entrer dans la lecture, mais sans lésion établie dans le cerveau.

Au CMPP Claude Bernard, les troubles sont accueillis au long cours. On ne rééduque pas, on accompagne et des miracles(2) s’accomplissent parfois. Ce que nous voyons à l’écran, c’est une prise en charge collective de la souffrance. L’agressivité a sa place, elle est accueillie pour permettre d’entendre ce qui s’y exprime. Par petites touches, des progrès s’accomplissent, parfois la répétition insiste et il convient de supporter ce qui stagne, sans pourtant renoncer.

Le projet politique néolibéral actuel vise à externaliser les soins, à chiffrer la nature des troubles, à classifier, comptabiliser les manifestations déviantes ou inappropriées. Mais le travail d’humanisation, si essentiel pour vivre ensemble, est abandonné au profit de catégorisations enfermantes, qui conduisent à des mécanismes identitaires toujours plus restreints. En écho au titre du film de Clara Bouffartigue, oui, le loup est, selon moi, entré dans la bergerie. Comment se fait-il qu’il y ait une telle pénurie d’enseignant.es, de soignant.es ? Pourquoi, lorsqu’on visite des proches à l’hôpital, on constate bien souvent que les soignant.es passent plus de temps dans les couloirs à entrer les données réclamées par les ordinateurs plutôt qu’au chevet des patient.es ? Au CMPP Claude Bernard, les thérapeutes sont là – je veux dire avec une présence engagée, impliquée dans ce qui se vit dans le moment présent. Ils ne sont pas pris par le débordement, l’accablement, le burn out. Oui, le travail d’accompagnement par la parole n’est pas mesurable à l’aide d’outils statistiques, mais ce qu’énoncent les enfants, les adolescents et les parents nous montrent combien, lorsqu’on est écouté.es et que l’on se sent entendu.es, le saut qualitatif de l’énonciation est perceptible. Un thérapeute dit à un enfant « ici on te donne à manger, mais il faut que tu acceptes de mordre, de croquer ». Au-delà de la métaphore invitant ce jeune garçon à s’autoriser à quitter la passivité de son inappétence dans et pour le monde, le sous-texte incite l’enfant à manifester son agressivité, en lui signifiant que celle-ci n’est dangereuse ni pour lui, ni pour ses proches.

C’est cela, être contenant, cela n’a rien à voir avec la contention ! C’est pouvoir soutenir l’altérité, la différence, plutôt que la « mêmeté », c’est supporter la conflictualité. L’agressivité n’est pas la violence. Lorsque la colère est là, elle doit être entendue, il ne s’agit pas de l’éteindre, mais bien d’en mesurer les enjeux. La peur, la terreur même, ont droit de cité dans le film de Clara Bouffartigue et finalement, dans un temps second, j’ai pu apprécier les séquences d’animation, qui justement faisaient droit à une possible figuration des conflits. Bien sûr, tout cela résonne avec l’actualité sociale. Entendre la colère, ce n’est ni répondre par l’usage de la force(3), ni par de la pseudo communication. On est là aux antipodes de ce que déploie la conduite macronienne du pays...

Daniel Charlemaine
Paris, le 9 septembre 2023

 
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Bibliographie


Mots clé

CMPP, Santé mentale, Agressivité vs Violence, Conflictualité, Contention, Pouvoir et Répression, Colère, Blanquer.


Notes

(1) Puisqu’il date de 2919 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/divers-aspects-de-la-pensee-contemporaine/union-rationaliste-mettre-le-savoir-au-centre-de-l-ecole-pas-le-cerveau-6965683

(2) Miracle, qui renvoie au pari du vivant, au crédit fait à l’enfant. Rien de surnaturel dans tout ça, juste la magie de la rencontre, lorsqu’elle opère.

(3) « Un pays qui se tient sage » de David Dufresne sorti en 2020, illustre bien la surdité du pouvoir et combien il avance « quoi qu’il en coûte » en vies brisées.

 
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