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Un texte de Daniel Calin
 

Mon propos n’est pas ici de donner à nos lecteurs des connaissances, même basiques, de la psychologie “savante” de l’enfant, mais plus modestement de leur proposer quelques repères pragmatiques dans la dynamique développementale des enfants, suffisamment “parlants” pour être directement utilisables professionnellement. Je laisserai donc de côté autant que possible les polémiques théoriques, pourtant particulièrement vigoureuses et tranchées en ce domaine qui engage en profondeur les représentations que chacun se fait de l’humanité. Je m’attacherai seulement à faire saisir le mouvement complexe qui conduit du nourrisson tragiquement démuni aux affirmations et aux réalisations de l’âge adulte.

 

Avant l’école : les fondements de la personnalité

L’essentiel de la construction de la personnalité de l’enfant se joue avant son entrée à l’école, même lorsque cette entrée se fait au cours de la troisième année. On l’oublie parfois, mais, de la maternité à l’entrée à l’école maternelle, le chemin parcouru est considérable !

Les bases de la personnalité sont posées très tôt, au cours des trois premiers semestres. Piaget(1) parle ici de stade de l’intelligence sensori-motrice et considère qu’il tisse les bases sur lesquelles se construiront tous les développements futurs. Quand on compare l’état psychique du nourrisson à la naissance à la personnalité déjà bien affirmée d’un enfant de dix-huit mois, on ne peut qu’être frappé de l’ampleur des transformations et des acquisitions.

Le langage se développe, sur ces bases, au cours des trois semestres suivants : à trois ans, la plupart des enfants parlent convenablement, disent “je” et “oui”. Corrélée pour une part au développement de ses capacités langagières, l’enfant de trois ans a une conscience déjà forte de lui-même et du monde, surtout quand le milieu a étayé convenablement la construction de sa pensée. Entre dix-huit mois et deux ans, Piaget considère que l’enfant entre dans la grande période du développement de l’intelligence symbolique, qui couvrira toute la suite du développement psychique, adolescence incluse. Dans un premier temps, et jusque vers sept ou huit ans, cette intelligence symbolique prendra une forme embryonnaire que Piaget nomme intelligence pré-opératoire.


Le nourrisson

Le nourrisson humain est caractérisé par une très grande immaturité, physique et psychique. Hormis pour ce qui est des automatismes de la vie végétative, il est strictement dépendant de son environnement. Et il ignore totalement cette dépendance : c’est ce que Winnicott nomme la phase de dépendance absolue(2). Le nourrisson n’a même pas une quelconque forme de conscience de ses besoins. Il ne peut exprimer que des impressions globales de confort ou d’inconfort, à charge pour son entourage de deviner quelles sont les causes de ses inconforts pour pouvoir rétablir, efficacement et rapidement, son sentiment de confort. L’adéquation aux besoins du nourrisson dans ce qu’il est convenu d’appeler le “maternage” est ici psychiquement vitale, quelles que soient les personnes qui assurent les soins au nourrisson. C’est cette adéquation des soins reçus à la réalité de ses besoins qui conditionne le repérage du nourrisson lui-même dans ces besoins. Cette adéquation permet de plus au nourrisson d’acquérir un sentiment de sécurité de base qui conditionne ce que l’on pourrait appeler son investissement dans “l’expérience de la vie” : cela correspond à la notion freudienne de narcissisme primaire. Il faut noter que ce sentiment de sécurité se double, ou prend la forme, d’un sentiment de puissance : le nourrisson, n’ayant pas conscience de sa dépendance, tend à s’attribuer cette capacité à retrouver ou maintenir un sentiment de confort. Se jouent ici les fondements de la confiance en soi comme de la confiance dans le monde, dans la vie.

Une autre caractéristique de la psychologie du nourrisson, plus difficile à saisir, est son incapacité à différencier l’interne et l’externe, le corps propre et les objets externes, soi-même et le monde extérieur. C’est ce que Piaget nomme l’adualisme initial. Cette indifférenciation primitive se double de l’absence de conscience de toute permanence, aussi bien en ce qui concerne les objets externes que les objets internes. L’univers mental du nourrisson est un univers flou et fluide, sans objets au sens où nous l’entendons, tissé seulement des multiples impressions, sensations ou émotions qui l’assaillent. Piaget parle de syncrétisme sensoriel pour désigner cette inorganisation des sensations, cette juxtaposition sans liens des champs sensoriels ni repérages stables dans chacun de ces champs sensoriels. On pourrait dire que, psychiquement, le nourrisson humain est pris dans une sorte de présent permanent, dans lequel émergent ou disparaissent, sans laisser de traces notoires, toutes les impressions, internes et externes mêlées, qui attirent un instant un tant soit peu son attention. Nous pouvons parfois retrouver fugacement cet univers mental, pourtant fort éloigné de nos modes habituels de conscience, par exemple quand nous sommes fortement “désorientés” en nous éveillant soudainement dans un lieu inconnu.

Cette notion d’indifférenciation entre l’interne et l’externe est, à vrai dire, une façon adulte assez inadéquate de désigner ce que Piaget nomme égocentrisme initial. Si l’on tente de se placer du point de vue du nourrisson, on ne peut pas dire qu’il y a indifférenciation entre l’interne et l’externe, car cela supposerait de sa part une perception minimale de l’existence d’une telle différence. En réalité, du point de vue du nourrisson, tout est interne. Le nourrisson est totalement centré, et de façon totalement inconsciente, sur son expérience propre, hors de laquelle rien n’existe pour lui. Dans cet adualisme initial, seul existe ce qui existe à la fois pour soi et en soi, aux sens littéraux de ces expressions. Piaget reprend ici l’idée psychanalytique de narcissisme primaire, mais en soulignant qu’il s’agit d’un “narcissisme sans Narcisse” du fait de son inconscience totale. Du fait de l’absence de toute intuition de l’existence d’un univers hors de soi, “objectal”, c’est un narcissisme qui ne se différencie de rien et ne s’oppose à rien.

Ajoutons enfin que cet état psychique n’est pas seulement lié à l’immaturité du nourrisson. Cette immaturité est aggravée par le traumatisme de la naissance(3). On sait maintenant assez bien que le fœtus, dans son univers marin prénatal, a commencé à prendre des repères et même des habitudes : il réagit spécifiquement à certains sons et à certaines voix, il est sensible aux positions et aux caresses, il suce son pouce. La naissance, même lorsqu’elle se fait dans de bonnes conditions, implique toujours à la fois une désorganisation quasi complète de ces repérages matriciels, du fait du passage du milieu aquatique au milieu aérien, et l’expérience douloureuse du surgissement des besoins, à commencer par l’urgence de respirer, alors que la vie fœtale ignore ordinairement tout manque. Rescapé désorienté et suffocant de la grande catastrophe initiale, le nourrisson humain appelle d’autant plus des soins attentifs et précautionneux dans l’univers enveloppant du maternage, qui sera pour lui comme une seconde matrice, psycho-relationnelle, qui lui permettra de prendre des forces avant ce que Margaret Mahler appelle sa naissance psychologique(4).


Le bébé

De deux-trois mois à six-neuf mois, le bébé effectue un intense travail de repérage dans son monde et de première organisation de son univers mental, mais dans le cadre d’un fonctionnement psychique global encore proche de l’égocentrisme initial que je viens de décrire.

On peut prendre comme signe de la sortie hors du marasme initial ce que l’on nomme depuis Spitz le sourire du troisième mois(5), lequel survient d’ailleurs désormais plutôt au cours du second mois, probablement du fait du renforcement de l’attention portée au nourrisson au cours de ces dernières décennies. Cette apparition du sourire en interaction symbolise en effet une première forme d’entrée du nourrisson dans l’univers des relations humaines. Quelques semaines plus tard, vers trois mois, cette première accroche va se renforcer et se préciser : le bébé commence alors à manifester le désir d’être porté dans les bras en l’absence de tout besoin à satisfaire, pour le seul plaisir de ce Bettelheim(6) nomme la mutualité. On passe ainsi rapidement de la simple accroche à l’investissement de la relation, sous des formes généralement affirmées. Souvent, les bébés de trois ou quatre mois refusent d’être déposés dans leur berceau après la tétée ou les autres soins, ou résistent à l’endormissement, pour garder autant que faire se peut le bonheur du blottissement dans des bras maternants. Ce passage du besoin inconscient au désir affirmé est une acquisition bien évidemment déterminante pour la suite du développement psychique, y compris dans ses nuances ou ses aléas.

Dans ces conditions, le bébé n’est plus seulement “objet” des soins qui lui sont prodigués. Contrairement au nourrisson dont les pleurs relèvent d’automatismes émotionnels, le bébé commence à faire des liens entre ses plaintes et ces soins. Il devient actif, sollicite des soins en jouant sur ses pleurs ou sur ses sourires. Une certaine intentionnalité émerge, bien vite consolidée, on l’espère, par l’obéissance des adultes maternants aux signaux émis par le bébé. Piaget situe dans le courant du cinquième mois cette émergence de l’intentionnalité. Pour beaucoup de bébés d’aujourd’hui, il faut certainement avancer cette estimation d’un bon mois. Winnicott parle lui de phase de dépendance relative pour désigner cette prise de conscience progressive par le bébé de sa dépendance aux soins attentionnés de son environnement. Cette prise de conscience amène le bébé à s’efforcer de “coller” à la personne ou aux personnes qui lui dispensent ces bienfaits. Il devient, activement, fusionnel, attaché et attachant. C’est pourquoi Margaret Mahler(7) parle ici de phase symbiotique normale. Si l’on suivait jusqu’au bout les désirs du bébé de cet âge, on le maternerait “à l’africaine”, il ne quitterait les bras que pour se lover dans un giron ou un boubou.

Le développement des interactions entre le bébé et son environnement prépare l’accès au langage, de diverses façons. D’abord, elles lui permettent de s’approprier le système phonétique de la langue de son entourage : les lallations, universelles au départ, se spécifient en quelques mois, par imprégnation peut-être, mais surtout par jeux vocaux entre l’adulte et l’enfant. Ensuite, comme l’a montré Jerome Bruner(8), les jeux ritualisés entre le bébé et les personnes qui l’entourent, gestuels, mimiques et vocaux, construisent une sorte de grammaire communicationnelle sur laquelle viendront bientôt se greffer les premiers échanges verbaux : psychogénétiquement, le non-verbal prépare et conditionne le verbal.

Ces interactions jouent aussi un rôle déterminant dans la construction première des capacités cognitives. Reuven Feuerstein, par exemple, souligne l’importance de l’étayage maternant à la focalisation et au soutien de l’attention. L’attention du bébé est d’abord papillonnante, attirée par toutes les sensations ou impressions fortes du moment. En montrant un objet, souvent en le nommant, l’adulte maternant aide le bébé à découper cet objet dans le flux de ses sensations, donc à le fixer et à le mémoriser. En s’interposant entre le bébé et le monde, en “médiatisant” son rapport au monde, l’adulte filtre et organise ce monde pour le bébé. C’est là une première forme d’acculturation, qui jette les bases de la construction d’un univers mental commun. Maurice Berger(9), pour sa part, a souligné l’importance de la stabilité du cadre de vie du bébé, d’une ritualisation suffisante de ses rythmes et de ses déplacements, pour lui permettre de construire des “invariants”, spatio-temporels en particulier, organisateurs indispensables de son univers mental.

Ces interactions ne structurent pas seulement la construction des représentations mentales que le bébé se fait du monde extérieur, elles préparent aussi l’élaboration de la conscience de soi, tout du moins, à ce stade, de sa forme archaïque qui est probablement quelque chose comme une “impression” de soi. Henri Wallon(10) avait déjà noté l’importance de ce qu’il appelait le dialogue tonique entre le bébé et celui qui le porte ou le berce : ces ajustements posturaux en interaction avec ceux de l’adulte permettent au bébé, dès les premiers jours, de commencer à éprouver une “intuition” de son unité corporelle. Un peu plus tard, les échanges de mimiques, à commencer par les échanges de sourires, dessinent pour le bébé les formes de son visage, comme les jeux de mains pointent les formes de ses mains. Dans les premiers jours, le sentiment même d’exister est vacillant à l’extrême chez le nourrisson “égaré”, mais, à six-neuf mois, même si la reconnaissance de l’image de soi dans le miroir n’est pas acquise, le sentiment de sa propre continuité existentielle, qui est la forme la plus archaïque de la conscience de soi, est lui assez manifestement assuré.


De la conquête du monde à la conquête de soi

De six-neuf mois à deux-trois ans, le bébé accroché aux adultes maternants va se transformer de mois en mois en petit bonhomme affirmé, lancé à la conquête du monde et s’efforçant à l’affirmation de soi. Margaret Mahler(11) nomme très justement cette période de la vie phase de séparation-individuation. Elle y distingue une première période plutôt marquée par la logique “négative” de la séparation, jusque vers dix-huit mois, et une seconde période plus tournée vers la logique “positive” de l’individuation.

L’événement majeur de cette première période est sans conteste l’accès à l’autonomie motrice. C’est vrai pour les adultes qui s’émerveillent de ces conquêtes autour de l’enfant, mais c’est tout aussi vrai pour l’enfant lui-même, déjà suffisamment repéré pour bien réaliser qu’il parvient à faire aujourd’hui ce qu’il ne savait pas faire hier. Cette autonomisation motrice alimente et met en scène les processus psychiques de la séparation. La première grande conquête est celle de la position assise, qui transforme le regard sur le monde et libère les mains. Elle permet un développement explosif de l’exploration visuelle et plus encore des explorations manuelles. Le bébé, littéralement, prend les choses en mains, les saisit et les rejette, les triture en tous sens. D’autres étapes suivent : tenir debout, se mettre debout, ramper, marcher à quatre pattes. La deuxième grande conquête, la plus attendue et la plus visible, est bien entendu la marche, la marche debout, ce symbole essentiel de l’hominisation. S’asseoir ou se redresser donnait un point de vue panoramique sur le monde, la marche permet elle de changer à volonté son point de vue, elle ouvre à une conquête de l’espace qui reste aujourd’hui encore l’aspiration cardinale de l’humanité. Notons en passant que, selon une observation de Margaret Mahler, et contrairement à toutes les mythologies parentales, les premiers pas se font toujours, non pas en direction de l’adulte cher, mais en direction opposée à lui. Dès les chancellements des commencements, marcher, c’est partir.

Sur le plan émotionnel, cette période est moins uniment positive que pourrait le laisser supposer les enthousiasmes de l’autonomisation motrice. C’est que le bébé est désormais suffisamment conscient et repéré pour réaliser que le monde autour de lui n’est pas un simple prolongement de lui-même. Ce qu’il pressentait confusément dès la période précédente s’impose de plus en plus à sa conscience : même les adultes qui le maternent ne lui obéissent pas comme ses propres mains et ne cessent de lui échapper. Ils semblent même exister indépendamment de lui, mener une autre vie, ailleurs, quand ils ne sont pas à sa portée. Il se découvre séparé, réduit à lui-même : perte narcissique considérable que cette prise de conscience de l’autonomie du monde par rapport à soi, que cette découverte de l’étrangeté de l’univers. Spitz(12) fait de ce qu’il nomme angoisse du huitième mois le symbole initial de cette phase du développement : le bébé, qui jusque là réagissait plutôt positivement face à tout adulte bienveillant, se met à développer des réactions négatives, parfois extrêmes, face à des adultes inconnus. Cela ne fait pas que signifier des attachements désormais bien personnalisés. C’est aussi que l’irruption de cet inconnu le renvoie à la disparition possible de ces adultes familiers et, plus profondément, à la perte irrémédiable de ces adultes privilégiés comme parties de soi.

Même l’exploration motrice met en scène une ambivalence systématique : le petit “se cache”, puis se découvre bien vite ; il “se sauve”, mais se retourne pour vérifier qu’on le suit ; il s’éloigne, puis s’immobilise ou s’assied à terre en tendant les bras pour être repris dans des bras enveloppants. Embrassades et rejets, baisers et morsures, caresses et coups se succèdent, d’un moment à l’autre, mettant souvent à rude épreuve des parents mal avertis qui ne reconnaissent plus leur “bébé d’amour” dans ces malmenages relationnels. Il faut souligner que, durant cette période, ce sont les impulsions agressives qui nourrissent l’autonomisation comme toutes les acquisitions, alors que les impulsions “positives”, les mouvements de “tendresse”, encore très symbiotiques, tirent l’enfant vers l’arrière, vers la dépendance et les confusions de la période antérieure. Désormais, les apprentissages et l’autonomisation garderont toujours une nette coloration agressive, y compris dans le domaine scolaire.

Si l’on suit Piaget(13), à neuf mois, ce qu’il appelle la permanence de l’objet est déjà bien constituée, même si elle ne sera selon lui consolidée que vers dix-huit mois. Cela signifie que le bébé a commencé à comprendre que les objets continuaient à exister indépendamment de la perception actuelle qu’il peut en avoir. Selon Piaget, le troisième semestre est caractérisé par un vif processus d’objectivation, par lequel non seulement l’enfant intègre l’extériorité des objets par rapport à son expérience propre, mais aussi à travers lequel l’enfant perçoit et expérimente les relations causales, spatiales et temporelles entre objets. C’est ce qu’il nomme la décentration sensori-motrice. Cette mise à distance ordonnée des objets est corrélative de la construction des fondements de la conscience de soi, comme “objet” lui-même permanent et unifié, ou du moins de la consolidation de ce qui s’ébauche dès la phase précédente. Pour reprendre une expression lacanienne, l’enfant accède au stade du miroir(14), reconnaît son image spéculaire et prend conscience de la parenté entre son image et celle des adultes.

L’apparition de conduites de recherche active signe clairement cette maturation cognitive déterminante : si, dans la période précédente, le bébé sait pleurer pour faire resurgir dans l’existence ce qui a disparu mais peut vite désespérer de l’efficacité de ses incantations, désormais, il part à la recherche de ses jouets ou de ses serviteurs adultes sans plus guère douter de parvenir à les trouver. Dans ce monde stabilisé, son sentiment de sécurité se consolide et alimente la confiance qu’il prend en lui-même.

La phase suivante, de dix-huit mois à trois ans, est avant tout marquée par l’acquisition du langage. La marche, puis la parole : on assiste là à la renaissance de l’humanité en chaque enfant. C’est pourquoi Margaret Mahler parle ici d’une seconde naissance, de la naissance psychologique de l’enfant humain, postérieure à sa naissance biologique de ces deux ou trois années qui constituent l’univers très particulier de la toute petite enfance. C’est à ce moment que l’intelligence de l’enfant humain va décoller par rapport à celle des jeunes du même âge des espèces simiesques les plus proches de nous, alors que jusque là elle était plutôt à la traîne du fait de la grande immaturité du nourrisson humain. Dès le troisième semestre, le bébé a commencé à articuler quelques mots, en général à forte valeur d’appel : “maman”, “encore”... Mais c’est au cours du quatrième semestre et plus encore de la troisième année que ces mots vont se multiplier, prendre une valeur de désignation et plus seulement de signal, commencer à s’agencer les uns par rapport aux autres en proto-phrases. Cette construction des capacités langagières fondamentales culmine symboliquement, généralement au cours du deuxième semestre de la troisième année, par le passage au “je”. Cet accès à la parole en première personne manifeste que l’enfant est désormais capable de s’inscrire lui-même dans le langage, de se poser comme locuteur et non plus comme objet du langage, comme il le fait tant qu’il parle de lui à la troisième personne, comme les autres autour de lui parlent de lui.

Piaget met en avant l’importance durant cette période de l’élaboration de la fonction symbolique : l’image mentale s’autonomise par rapport à la perception et l’enfant commence à manipuler des représentations avant, éventuellement, de les mettre en actes. C’est ce qu’on peut observer dans les jeux d’imitation différée, ou dans le développement de diverses activités intentionnelles complexes, ludiques ou fonctionnelles. Cet accès à une pensée déjà typiquement humaine, semblable à certaines formes de la pensée des adultes, culmine dans l’élaboration des jeux symboliques à travers lesquels l’enfant reprend à sa façon les rôles des adultes, d’une façon sérieuse, investie et inventive. Souvent présents dès le quatrième semestre, ces jeux tendent généralement à prendre une place prépondérante dans les activités des enfants au cours des troisième et quatrième années(15).

Cette période, vouée selon Mahler à l’individuation, est dominée sur le plan émotionnel par une forte agressivité. “Phase d’opposition”, “crise de négativisme”, “stade sadique-anal”, “terrible twos”(16) : pour une fois, tous les courants de la psychologie s’entendent pour caractériser cette phase du développement par une intense floraison de poussées agressives. Les oscillations ambivalentes caractéristiques du troisième semestre s’estompent au cours du quatrième semestre au profit de la montée en puissance des seuls registres de l’agression, sauf peut-être en cas de répression familiale massive de ces registres, certainement très dommageable d’ailleurs. La troisième année voit en général le sommet de ces mouvements oppositionnels : “non” systématiques, caprices flamboyants, voire, si les adultes n’y mettent pas bon ordre, impulsions agressives récurrentes, physiques ou verbales. Ces mouvements agressifs peuvent éventuellement viser tout enfant ou tout adulte que l’enfant trouve sur son chemin, mais ils visent de préférence les parents, en particulier le parent le plus cher, donc, le plus souvent, la mère. À cet âge, le degré d’agressivité de l’enfant à l’égard d’une personne est systématiquement proportionnel à son degré de son attachement vis-à-vis de cette personne, précisément parce que cette agressivité est le principal moyen par lequel l’enfant tente de se dégager de ses liens d’attachement pour affirmer son individualité et son autonomie.

En lien avec cette montée en puissance de l’agressivité, la deuxième caractéristique de cette phase est le passage du maternage à l’éducation. Certes, les pratiques éducatives sont culturellement variables, mais la dynamique développementale des enfants est fondamentalement universelle. Au cours de la deuxième année, un faisceau de facteurs qui vont du processus intrapsychique de séparation-individuation à l’accès au langage amène les parents à commencer à imposer certaines normes de conduites à leur enfant. D’ordinaire, l’enfant réagit très vivement à l’encontre de ces premières tentatives éducatives, qui heurtent ce que les psychanalystes nomment ses fantasmes de “mégalomanie” ou de “toute-puissance”. En réalité, si l’on se place du point de vue de l’enfant, il ne s’agit là nullement de fantasmes, mais au contraire des leçons que toute sa vie lui a apprises. Pendant toute la phase du maternage, en effet, les adultes se sont mis au service des besoins de l’enfant, ils ont été attentifs à toutes ses manifestations d’inconfort, aux moindres de ses appels. L’enfant déjà bien repéré de dix-huit mois en a tiré les leçons : le monde, ce monde dont il perçoit bien maintenant l’extériorité, ce monde est à ses pieds, à son service. Que ses principaux “serviteurs”, ses parents, se mettent, non seulement à lui résister, mais à lui imposer, à lui leur “seigneur et maître”, leurs propres exigences, cela est incompréhensible pour lui. Il ne peut que réagir comme un tyran que l’on tente de destituer, ce qu’il est très exactement du point de vue psychologique : violemment, avec l’énergie du désespoir.

Ces premiers conflits éducatifs, à condition toutefois que les adultes fassent preuve de suffisamment de fermeté, vont amener à l’acquisition psychique fondamentale de cette période : ce que les psychanalystes nomment le Surmoi. C’est que l’enfant passe souvent, avec une rapidité et une intensité déroutante, de la révolte farouche contre les normes qu’on lui impose à une puissante adhésion à ces normes déjà intériorisées. Tel enfant qui tempêtait l’instant d’avant contre telle ou telle exigence l’impose lui-même peu après à un autre enfant ... ou à ses parents pris en faute ! À cet âge, l’intériorisation des normes est considérablement facilitée par le fait que le très jeune enfant, encore pris dans les liens du maternage, ressent encore pour une part les adultes qui l’entourent comme une partie de lui-même : d’une certaine façon, les normes éducatives n’ont pas à être “intériorisées”, car elles sont d’emblée vécues comme “internes”, au moins à certains égards.

Plus tard, face à un enfant plus individualisé et hors du cadre des liens de famille, si cette première éducation a été défaillante, les choses seront autrement plus difficiles. C’est dans une situation de ce type que se trouvent de plus en plus souvent des enseignants confrontés à des enfants qui n’ont pas été le moins du monde éduqués. En 1969 déjà, Bettelheim écrivait : « Nous ne pouvons plus ou ne voulons plus fonder l’apprentissage scolaire sur la peur. Mais ma conviction est que, pour la bonne marche de l’éducation, les enfants doivent avoir appris à craindre quelque chose avant d’entrer à l’école. (...) C’est pourquoi la façon moderne de tenter d’élever les enfants, sans crainte et sans respect pour les substituts extérieurs du Surmoi, ne donne pas à l’enfant les instruments qui lui permettent de contrôler ses désirs du moment et ne les prépare pas aussi bien qu’autrefois à agir en se fondant sur des buts à longue portée. »(17) C’est que, selon lui, « un de nos premiers motifs d’apprendre quoi que ce soit est précisément notre désir de modifier un Surmoi trop exigeant pour le rendre raisonnable. S’il n’y a pas un tel effort parce que nous n’avons pas à réduire une forte anxiété venant du Surmoi, on ne trouve pas un plus important motif d’apprendre. » L’école ne devrait pas être faite pour “apprendre la peur”, mais pour en libérer. Elle a pour vocation, pour reprendre une expression de Bettelheim dans le même article, de conduire une éducation rationnelle, et non de jeter les bases terrifiantes d’un Surmoi archaïque.

La construction de ce Surmoi modifie fondamentalement la structure de la personnalité. Elle institue en profondeur dans l’appareil psychique, à un niveau inconscient, une instance qui va dès lors réguler de l’intérieur, pour l’essentiel hors de toute intervention de la conscience, les impulsions de l’enfant, comme plus tard celles de l’adulte. C’est la condition intrapsychique de l’accès à la maîtrise de soi. Il importe aussi de noter que cette institution du Surmoi, paradoxa­lement en apparence, libère le Moi, la personnalité consciente, de la pression constante du perpétuel chaos des impulsions du moment. Ce Moi ainsi libéré et apaisé peut s’investir dans des tâches autrement plus productives que, par exemple, le tiraillement permanent entre l’envie d’étrangler son voisin et celle de l’embrasser. Ces énergies pulsionnelles libérées vont pouvoir s’investir dans des activités ludiques inventives et des tâches d’apprentissage, scolaires ou extrascolaires.

Au terme de cette phase, si tout du moins il a bénéficié de conditions suffisamment favorables, le petit d’homme est déjà un sujet psychique bien construit, fortement conscient de lui-même, bien repéré dans son univers, déjà très proche de l’adulte. La plus grande partie de son cheminement psychique est déjà parcourue. Non pas avant six ans, comme on le dit souvent, mais bel et bien dès trois ans. Par rapport à l’ampleur et à la rapidité des structurations psychiques durant cette période, toute la suite du développement semble bien lente et bien secondaire. Nous, adultes, pouvons déjà parler à cet enfant-là, nous adresser à lui comme à un “grand” qu’il est déjà pour une bonne part, malgré ses allures de presque bébé. Nous pouvons converser avec lui, discuter du présent, évoquer le passé, envisager l’avenir. L’enfant, lui, peut faire son entrée dans la société des hommes et des femmes. Il va entrer à l’école.

 

Autour de la moyenne section : Œdipe à l’école

On vient de le voir : à trois ans, l’enfant est déjà un adulte “en miniature”, il a réalisé l’essentiel des maturations psychiques qui en font un sujet humain. Toutefois, son identité sexuée est encore dans les limbes. S’il a appris, en général au cours du quatrième semestre, à distinguer hommes et femmes et à se poser comme garçon ou fille, les représentations qu’il se fait de la différence des sexes sont encore bien floues et bien fragiles. Surtout, elles restent pour lui superficielles, peu et mal intégrées à sa personnalité. D’ailleurs, il ne s’identifie pas encore à papa ou à maman, mais aux “grands” en général. Il est souvent très attiré par les enfants qui ont quelques années de plus que lui, indépendamment de leur sexe. Selon Bettelheim(18), inconsciemment au moins, l’enfant se vit encore comme le tout de l’humanité. S’il est inadéquat de dire qu’il se pense doté des deux sexes, ce qui supposerait qu’il ait une idée à peu près claire de cette différenciation, on peut certainement affirmer qu’il ne sait pas encore qu’il va avoir à renoncer à l’un de ces deux sexes, à n’être que papa ou que maman, et non plus “papa-maman”.

Si l’on suit Bettelheim, la phase œdipienne commence donc, chez les enfants des deux sexes, par une nouvelle blessure narcissique, une nouvelle atteinte aux sentiments infantiles de toute-puissance. Après avoir perdu ce monde qu’il a vécu précédemment comme se détachant de lui, il doit accepter maintenant la perte de cet autre sexe. Cette amputation psychique constitue ce que Bettelheim propose d’appeler la castration primaire, commune selon lui aux deux sexes. Plus classiquement, Freud décrivait un garçonnet menacé de la perte de son sexe, ce qu’il nommait le complexe de castration, et une fillette hantée par le désir d’avoir le sexe qu’elle n’a pas, ce qu’il appelait le désir de pénis. Quoi qu’il en soit, l’enfant apprend ici la différence anthropologique fondamentale entre les deux sexes et doit accepter de s’inscrire, et parvenir à s’inscrire, dans l’une ou l’autre de ces deux moitiés de l’humanité.

Cela passe par une réorganisation de la relation aux parents autour de cette différenciation sexuée, alors que précédemment les variations de l’attachement tenaient plutôt à l’intensité du maternage par l’un ou l’autre, ou à la répartition des rôles entre maternage et éducation. L’enfant va dès lors s’attacher fortement au parent de l’autre sexe, ce parent porteur du sexe perdu selon l’interprétation proposée par Bettelheim, attachement passionné qui sera la matrice de tous les sentiments amoureux ultérieurs. Cet attachement amoureux au parent du sexe opposé place l’enfant en rivalité avec le parent de même sexe, de façon limpide et exubérante lorsque les parents ne répriment pas massivement l’expression de sentiments négatifs à leur égard. Toutefois, cette rivalité amoureuse vis-à-vis du parent du même sexe est doublée d’une identification recentrée sur ce parent, également très intense du fait de la nécessité pour l’enfant d’intégrer son appartenance à ce sexe-là. Cette ambivalence à l’égard du parent du même sexe, ajoutée à l’imposition des interdits familiaux de l’inceste et de l’agression, plonge l’enfant dans une situation émotionnelle conflictuelle, difficile à vivre. C’est cet ensemble de sentiments intenses et contra­dictoires que les psychanalystes nomment le complexe d’Œdipe.

Généralement, les sentiments œdipiens atteignent leur sommet durant la quatrième année. Ces tourments intérieurs tendent à rendre les enfants de cet âge émotionnellement instables, oscillant entre dépression et exubérance, séduction et agression, hyper-réactifs, en particulier par rapport aux comportements et attitudes des adultes. C’est pourquoi certains auteurs parlent ici de première adolescence(19). S’il faut se méfier d’une telle assimilation de deux périodes inscrites aussi différemment dans le processus développemental global, la comparaison est cependant justifiée par la présence conjointe dans ces deux phases de la vie de vifs intérêts sexuels et d’une forte instabilité émotionnelle.

Durant la quatrième année, qui correspond à la petite section en termes de scolarisation, la problématique œdipienne est peu perceptible en milieu scolaire. Les préoccupations affectives des petits sont plus tournées que jamais vers la scène familiale et le plus souvent n’en sortent guère. Les relations entre les enfants sont problématiques, mais comme elles le sont déjà durant la deuxième année et plus encore la troisième année. À l’école, les regards vont toujours avant tout vers les adultes, enseignants et ATSEM(20). Chaque enfant s’efforce de capter l’intérêt du maître ou de la maîtresse, par tous les moyens, bons ou mauvais. Les autres enfants sont d’abord à leurs yeux des rivaux dans cette quête de reconnaissance ou d’amour de la part des grandes personnes. Si le cadre disciplinaire n’est pas fermement assuré, les agressions volent vite. Les enseignants inexpérimentés sont toujours désarçonnés par les capacités de violence agie de ces “charmants bambins” : griffures, morsures, coups de pied, jets d’objets contondants ou coups portés avec des objets pointus, de préférence en direction des yeux. Tout comme les parents tombent des nues lorsque les enseignants rapportent, avec pourtant toutes les précautions d’usage, les actes de sauvagerie de leur chère progéniture.

Freud et Abraham considéraient, fort justement, que cette période œdipienne allait de trois à cinq ans. Elle s’étend donc également sur la cinquième année, qui correspond à la moyenne section en termes scolaires. Pourtant, tous les professeurs des écoles expérimentés en maternelle s’accordent à reconnaître une différence considérable de l’ambiance entre les petites et les moyennes sections. Certes, l’habitude des disciplines scolaires est déjà bien installée durant ce qui est la deuxième année d’école pour la quasi totalité des enfants. Mais un autre facteur intervient, probablement plus déterminant. Dans les conditions de vie offertes aux enfants par l’éducation collective, l’enfant peut trouver une issue hors de ses tensions œdipiennes, que Freud et ses disciples historiques n’ont guère pu observer, mais qui est très lisible dans les moyennes sections des écoles maternelles actuelles : ces enfants œdipiens transfèrent sur leurs camarades d’école du sexe opposé une part au moins de leurs sentiments amoureux, voire de leurs pulsions sexuelles. Moins lisiblement, ils commencent également à transférer sur leurs camarades de même sexe leurs besoins d’identification, ou leurs quêtes de rivalité, même si ces sentiments ne prendront vraiment toute leur place que plus tard. Alors qu’en petite section les relations entre enfants restent pour l’essentiel crispées et concurrentielles, en moyenne section, on commence très nettement à voir émerger de réels investissements de la relation à l’autre, en particulier sur un mode séducteur ou amoureux, et la vie de la classe commence à pouvoir être irriguée par des relations plus sponta­nément positives entre les enfants. Le problème est d’ailleurs parfois, printemps et beau temps aidant, de “calmer” une ambiance devenue un peu trop “chaude” pour rester compatible avec les activités scolaires !

 

La seconde enfance : l’âge d’or de la scolarisation

La période œdipienne ouvre sur ce que les psychanalystes nomment la période de latence, et que j’appellerai la seconde enfance. Il faut souligner ici une rupture de la dynamique développe­mentale à base biologique. Chez les primates les plus proches de nous, la poussée des hormones sexuelles et de croissance se poursuit sans discontinuité jusqu’à la maturité, atteinte vers six ou sept ans. L’enfant humain suit biologiquement une évolution similaire pendant ses premières années, mais vers quatre ans, ces hormones chutent : la maturation génitale s’arrête et la croissance se ralentit. Le mouvement maturatif ne reprendra que des années plus tard, lors de la puberté. Ce phénomène détermine un phénomène spécifiquement humain, une très longue enfance, à transformation biologique très ralentie pendant des années. La phylogenèse a probablement retenu cette “anomalie”, par rapport aux autres grands singes, parce qu’elle est très favorable à l’adap­tation de notre espèce à la culture(21). La seconde enfance constitue ainsi, par des voies qui doivent moins à l’imposition des interdits œdipiens que Freud ne le pensait, une phase très favorable aux processus d’acculturation. Dans nos cultures, elle va être l’âge d’or de la scolarisation.

La caractéristique psycho-relationnelle de cette période est un investissement privilégié du groupe de pairs, ce qu’Alain nommait fort justement la société des enfants(22). Ils sécrètent entre eux une sorte de culture commune spécifique, avec ses rites, ses modes, ses saisons, faites de jeux communs, de passions communes pour tel ou tel personnage, livresque ou télévisuel, imagi­naire ou bien réel, d’aventures partagées dans les cours de récréation ou dans d’autres lieux accueillants à l’enfance. Le roman de Louis Pergaud, La guerre des boutons(23), décrit magistra­lement la sociabilité particulière de ce groupe d’âges, vue du côté des garçons tout du moins. Les enfants de cette “seconde enfance” développent d’une vraie sociabilité : ils sont capables de gérer seuls leurs relations et d’organiser entre eux des activités complexes, comme cette “guerre des boutons” ! Avant d’être l’âge d’or de la scolarisation, cet âge est l’âge d’or de la socialisation, l’âge auquel les plaisirs du “vivre ensemble” sont les plus vifs et les plus généralement partagés. Adolescents et adultes resteront par la suite bien loin de ces vifs plaisirs de la simple convivialité, sauf peut-être ceux qui gardent en eux un coin d’enfance, de cette enfance-là.

Cette sociabilité enfantine présente toutefois une nette particularité : les groupes de pairs de la seconde enfance sont très généralement mono-sexués. Garçons et filles ne se mélangent pas, malgré une éducation devenue systématiquement mixte et une atmosphère sociétale favorable, malgré, parfois, les pressions des adultes en ce sens, parents et enseignants parfois réunis. Pour coller de plus près à la réalité, il faudrait dire qu’ils cessent de se mélanger. Avant quatre ans, la différence des sexes joue un rôle secondaire dans ce qu’il se noue de relations entre les enfants. Avant trois ans, elle n’est même que confusément perçue. Par contre, comme je l’ai noté précédemment, vers quatre ou cinq ans, au sortir de l’Œdipe intra-familial, les enfants s’intéressent en général vivement à leurs camarades de l’autre sexe. Les jeux entre enfants comme les anniversaires au domicile familial sont alors systématiquement mixtes, sauf lorsque les cultures familiales y opposent leurs interdits. Mais les groupes de petits camarades des deux sexes qui se constituent lors de cette période ne survivent guère à l’entrée dans la période de latence. Ils se distendent dès la grande section et finissent par s’estomper au plus tard lors des deux premières années de l’école primaire, pour faire une place le plus souvent exclusive à ces nouveaux groupes mono-sexués caractéristiques de la grande enfance. Dès lors, jusqu’à ce que la puberté redistribue autrement les cartes, garçons et filles au mieux se côtoient, de suffisamment loin de préférence, quoi que fassent les enseignants dans l’organisation pédagogique de leur classe ou les parents dans l’organisation des loisirs ou des activités extrascolaires de leur enfant. Parfois, dans certaines cours de récréation, comme une trace de la mixité vécue précédemment, on trouve des jeux mixtes, définis comme tels par les enfants eux-mêmes, selon des modalités très variables d’une école à l’autre. Mais ils n’occupent jamais qu’une place secondaire. Pour l’essentiel, la “vraie vie” se joue, pour de longues années, entre camarades du même sexe.

Cette propension spontanée à la séparation des sexes tient à une caractéristique profonde de la personnalité psychique de cet âge : l’identité sexuée n’y est pas vraiment intériorisée. Elle ne le sera pas avant le terme de l’adolescence(24). Bien sûr, ces enfants savent de longue date qu’ils sont d’un sexe ou de l’autre, mais cela ne suffit pas pour autant, à leurs propres yeux, à bien asseoir leur identité d’homme ou de femme. Ils se savent certes promis à un devenir soit d’homme soit de femme, mais vivent leur immaturité corporelle, à juste titre au fond, comme une sexuation inachevée. L’identité sexuée est pour eux reportée vers un avenir lointain, fantasmatique, désirable mais impressionnant, voire rebutant, que l’on n’est généralement pas vraiment pressé d’atteindre. C’est pourquoi le groupe d’appartenance mono-sexué pallie cette identité sexuée chancelante et lui assure un étayage rassurant. À cet âge, on est un garçon parce qu’on est dans un groupe de garçons, qu’on joue à des jeux de garçons, qu’on s’habille comme un garçon, qu’on parle et qu’on se comporte conformément aux normes du groupe des garçons – et de même pour les filles. L’identité sexuée est plus accrochée à ces signes groupaux extérieurs que réellement intégrée à la personnalité. Ces signes sont certes pour une part des éléments culturels repris aux adultes, mais en réalité, contrairement à des illusions récurrentes, ces cultures enfantines sexuellement différenciées sont pour l’essentiel une production culturelle spécifique à l’enfance. On peut difficilement soutenir que ce sont les adultes qui apprennent aux enfants que les jeux de billes sont des jeux masculins et les jeux de corde des jeux féminins !

Le côtoiement proche de l’autre sexe est très problématique : on a trop peur de voir s’y dissoudre le peu d’identité sexuée que l’on est parvenu à se construire. Il faut de solides “habits d’élèves”(25) pour neutraliser de telles peurs. De toutes façons, dès que tombent ces habits, dès la porte de la classe franchie, les enfants retrouvent les automatismes psycho-relationnels de leur âge, dont en tout premier lieu la propension à la fuite de l’autre sexe. Bien sûr, l’autre sexe fascine en sous-main et la distance n’empêche ni les regards en coin ni les fantasmes, mais les tentatives de rapprochement réel ont une forte propension à dégénérer très vite de part et d’autre en agressions. Il est clair que cette organisation infantile de l’identité sexuée laisse souvent de lourdes traces dans la personnalité des adultes, comme dans la plupart des cultures !

Les liens des enfants avec leur famille restent évidemment importants en arrière-plan, en particulier pour assurer à l’enfant un sentiment de sécurité suffisant et pour le consoler face à des difficultés particulières. Même quand les réalités familiales ne sont pas vraiment porteuses, l’enfant reste “attaché” à sa famille, y compris pour le pire(26). Autrement, c’est bien le groupe de copains ou de copines du moment qui occupe le devant de la scène, au point que les parents ont généralement la peu agréable impression d’être réduits au rôle de prestataires de services hôteliers. Lesquels parents, de toutes façons, se sentent étrangers à la “culture commune” de la “société” à laquelle appartient leur enfant(27), incapables de “suivre” ou de “comprendre” les discours et les passions de leur progéniture, à géométrie assez variable, sauf lorsque, parfois, repasse une de ces modes enfan­tines récurrentes, jeux de billes ou de cordes, qui les renvoie alors à leur propre enfance, émerveillés ou déchirés, nostalgiques presque toujours.

Sur le plan intellectuel, Piaget définit cet âge comme le stade l’intelligence opératoire concrète, qu’il situe de sept-huit ans à onze-douze ans, mais qu’il considère lui-même comme fortement préparé par les acquisitions de capacités pré-opératoires durant les années précèdantes, de cinq-six ans à sept-huit ans, en particulier pour des opérations aussi fondamentales que la classification, la sériation et la numération. Selon Piaget, en lien avec ce que je viens de dire de l’investissement majeur du groupe de pairs, la caractéristique centrale de l’entrée dans cette période est la décentration affective, sociale et cognitive, qu’il rattache principalement à la maturation de la pensée logique que représente la compréhension des opérations réversibles. Il faut entendre par là que l’enfant a désormais accès à un degré suffisant d’abstraction pour effectuer des opérations mentales complexes, comme emboîter des classes ou comprendre les liens entre addition et soustraction. Dans sa vie relationnelle, il peut “se mettre à la place des autres”. Il peut se penser comme un enfant parmi d’autres, tout comme il pouvait, à dix-huit mois, se situer comme un objet parmi d’autres : la décentration sensori-motrice se double maintenant d’une décentration dans les représentations mentales. De même, la permanence de l’objet acquise lors du développe­ment de l’intelligence sensori-motrice se double maintenant d’une compréhension mentalisée de la stabilité de ces objets, par acquisition progressive des principes de conservation. La conservation de la substance, de la largeur, de la longueur et de la surface à travers les déformations imposées aux objets est acquise dès sept ans. La conservation du poids et plus encore celle du volume seront acquises plus tard, au fil de cette période.

Il est clair que les variations entre enfants deviennent ici fréquentes et considérables(28). Elles tiennent probablement à un ensemble complexe de facteurs. La stimulation langagière et intellec­tuelle de la famille joue bien évidemment un rôle(29). Mais la qualité de l’étayage narcissique comme la solidité des cadrages éducatifs jouent un rôle au moins aussi important, comme le montrent à l’évidence la belle réussite scolaire des enfants de certaines familles pourtant cultu­rellement très défavorisées. Inversement, les fragilités narcissiques comme la faiblesse ou la mauvaise intériorisation des contrôles éducatifs tendent à rendre difficile, voire impossible, la maîtrise intellectuelle nécessaire à l’intense travail d’organisation cognitive que constitue l’appro­priation de la pensée opératoire.

 

L’entrée dans l’adolescence : une personnalité ébranlée, un rapport à l’école transformé et fragilisé

Nous passerons plus rapidement sur les caractéristiques psychologiques de l’adolescence, qui ne concernent pas directement les professeurs des écoles.

Lors des premières années du collège, parfois dès la fin de l’école primaire pour les fillettes les plus “avancées”, les enfants basculent vers l’adolescence du fait du processus biologique de la puberté : accès à la capacité reproductrice, apparition des “caractères sexuels secondaires”, relance et achèvement de la croissance. Psychologiquement, le problème central de l’adolescence est la construction d’une identité sexuée adulte. J’ai montré précédemment que l’identité sexuée de la seconde enfance restait très fragile, externe, accrochée à la culture du groupe de pairs de même sexe. L’adolescent va devoir intérioriser cette identité en l’enracinant cette fois dans les réalités de son corps mature et des pulsions qui en émanent. Cela implique une profonde réorga­nisation de sa personnalité d’enfant, qui n’accordait cette place centrale ni à son corps ni à ses pulsions, bien au contraire. C’est la nécessité d’une telle transformation psychique qui détermine le caractère crisique de l’adolescence. Il ne peut y avoir de passage en douceur de l’enfance à l’âge adulte, parce que l’enfance s’est organisée pour une bonne part contre le centrage de l’âge adulte sur un corps sexué et reproducteur. Cette organisation psychique enfantine, anti-sexuelle et anti-sexuée, se met en place très tôt, au sortir de la phase œdipienne. Elle s’est généralement consolidée au fil des longues années d’acculturation et d’affirmation de soi de la seconde enfance. La grande majorité des enfants ont construit une personnalité sereine et affirmée. Inversement, même après être sortis des grands tourments de l’adolescence, la plupart des adultes auront le plus grand mal à retrouver la paix intérieure de leur enfance. Il faut vraiment des histoires très perturbées pour que la seconde enfance ne soit pas une période de tranquillité intérieure au moins relative.

La crise psychologique des petits adolescents prend bien sûr des tournures fort variables en fonction de l’environnement actuel du jeune, familial ou scolaire, mais probablement plus encore en fonction de son histoire antérieure. Elle est parfois reportée beaucoup plus tard, en particulier dans des milieux “sur-éduquants” qui investissent massivement la scolarité, ou parfois encore dans des familles très traditionnelles qui répriment fortement la sexualité. La crise ordinaire se déroule quelque part entre douze et seize ans, selon les individus, ou selon les sexes(30). Elle s’étale généra­lement sur environ deux ans. Il est normal qu’il s’agisse d’une crise aiguë. Hormis dans les cas de crises tardives ou laminées que je viens d’évoquer, l’absence de crise notoire à l’adolescence ne s’observe guère que chez des enfants très mal construits psychiquement. Chez eux en effet, il n’y a rien à déconstruire. S’ils peuvent sembler dans un premier temps favorisés par rapport à leurs camarades plus tourmentés, en particulier de par leur apparente facilité d’intégration de la pulsion sexuelle, ils n’en conservent pas moins cependant peu de chances de se construire un tant soit peu correctement un jour ou de parvenir à établir des liens durables et satisfaisants.

La crise adolescente peut être analysée comme une crise dépressive normale, même si elle se manifeste souvent plutôt par des oscillations entre des manifestions ouvertement dépressives (“c’est nul”, “je suis nul”, “tout est nul”) et des phases d’activisme enthousiaste et exubérant (“c’est génial”, “je m’éclate”, “je pète la forme”)(31). Le jeune adolescent doit engager un travail psychique douloureux de déconstruction-reconstruction de sa personnalité, qui s’apparente à bien des égards à un processus de deuil, ou plutôt à une série de deuils qui se superposent ou s’enchaînent : deuil de ses attachements familiaux infantiles, bien sûr, mais aussi deuil de sa personnalité assurée d’enfant, deuil de son corps tranquille d’enfant. Il doit en même temps renoncer à ses fantasmes d’enfant concernant son devenir adulte : je ne serai donc que cela, que ce corps-là, que cette personne-là. Tout cela ne peut qu’engendrer un malaise taraudant, une tendance au repli sur soi, des déchirements, une forte instabilité, des poussées d’impulsivité. Même le côtoiement des autres jeunes du même âge tend à devenir pénible, douloureux, soit qu’ils reflètent trop fidèlement le malaise interne du jeune, soit qu’ils fassent flamber des désirs encore inassumables. La disponibilité aux appren­tissages scolaires tend bien sûr à toucher le fond. Notre système éducatif ignore ostensiblement les tourments des élèves de ces âges, pourtant inéluctables et même indis­pensables à l’achèvement de la maturation psychologique. On voit mal dès lors comment l’ensei­gnement en collège pourrait ne pas être difficile à l’extrême, face à des élèves par définition en crise que l’on s’acharne pourtant à considérer exclusivement comme des élèves, auxquels on ne devrait que faire ingurgiter les programmes définis en haut lieu. L’expression “parler à des murs” prend alors tout son sens, malheureusement souvent de part et d’autre.

Cette phase crisique se prolonge, sauf catastrophe, par une phase maturante, durant laquelle les processus psychiques constructifs prennent ordinairement le pas sur les processus de déconstruction. On peut situer en moyenne cette seconde phase de quinze à dix-huit ans, avec des prolongements fréquents, plus ou moins durables, chez le jeune adulte. Ce sont maintenant, pour la plupart des jeunes, les “années lycées”. La vie affective reprend une coloration plus positive, le jeune reprend de l’assurance, il se tourne à nouveau vers les autres et vers le monde. C’est le temps des grandes camaraderies, désormais mixtes. On commente le monde ou on le refait. On se projette dans l’avenir, sur un mode moins fantasmatique, qui s’essaie au réalisme, malgré les hésitations et les incertitudes. C’est aussi, bien entendu, le temps des premières amours, qui parfois durent toujours, quoi qu’en disent les modes frivoles du jour. C’est enfin la période durant laquelle les relations aux parents tendent à se réorganiser sur un nouveau mode, d’adulte à adulte, à la fois malgré le poids des relations passées et grâce à la force et à la qualité de ces attachements d’enfance. On ne souligne pas assez l’importance cruciale de cette période, durant laquelle se met en place une personnalité adulte qui tend à être “définitive” et au cours de laquelle se font des “choix” qui structureront pour la vie les émotions, les relations, les pensées et les convictions. Les changements personnels ultérieurs seront rares, souvent très douloureux, beaucoup plus fréquemment négatifs que positifs. C’est aussi une période à hauts risques psychologiques, bien plus d’ailleurs, paradoxalement, que durant la phase crisique : suicides, conduites à risque, plongées vers les toxicomanies, engagements vers la délinquance, effondrements psychiques(32).

La fin de l’adolescence hésite entre deux marques symboliques : l’accès juridique à la majorité et le départ du domicile familial. Souvent, dans nos représentations actuelles, la seconde marque prend le pas sur la première, ce qui signe assez bien une tendance culturelle lourde à la domination de la sphère privée sur la sphère publique. Pour ma part, fonctionnaire de la République, je m’en tiens à la consistance et à la clarté du statut juridique : même si l’on parle volontiers aujourd’hui d’adolescences tardives ou d’adolescence à répétition(33), ce sont là selon moi des histoires d’adultes, et non plus d’adolescents.

 

L’agressivité

Si nous avons décidé de faire une place particulière à la psychologie de l’agressivité, ce n’est pas parce qu’elle constitue un secteur à part de la vie affective et relationnelle. L’agressivité fait partie intégrante de la vie psychique, dans laquelle elle joue un rôle déterminant, au moins autant que la sexualité si mise en avant par la pensée psychanalytique. Il est d’ailleurs assez hasardeux, même pour les seules commodités de l’analyse, de lui réserver un tel traitement à part. Je m’y suis pourtant résolu parce que la question de l’agressivité tient une place à part, et une grande place, dans les préoccupations ordinaires des enseignants. C’est même très souvent par le biais des problèmes que leur pose la gestion de l’agressivité de leurs élèves qu’ils commencent à s’intéresser aux problématiques plus générales de la psychologie.

Même s’il existe une biologie de l’agression comme il existe une biologie du sexe, l’agressivité n’en est pas moins un phénomène centralement psychique. Comme tous les phénomènes psychiques, elle s’organise autour d’un axe développemental. Elle passe par différentes étapes, dans lesquelles elle se manifeste selon des modalités de plus en plus élaborées, en occupant successivement différentes fonctions dans la vie psychique globale. Les aléas de cette psychogenèse de l’agressivité pèseront sur les formes plus ou moins stabilisées qu’elle prendra finalement dans la personnalité adulte. Cette psychogenèse de l’agressivité est certes incluse dans le développement général de la personnalité, mais il est intéressant d’en bien discerner pour elles-mêmes les étapes caractéristiques, en particulier pour mieux adapter ses réactions à chacune des formes d’agressivité susceptibles d’être manifestées par tel ou tel enfant.

Les premiers mois de la vie sont marqués par ce que je propose de nommer l’agressivité primaire. Les premières manifestations émotionnelles que l’on peut rattacher aux problématiques de l’agression sont les “crises” du nourrisson, dans lesquelles on voit souvent à bon droit des “crises de rage”. Elles sont déclenchées par des états d’inconfort prolongé, que l’on ne peut guère qualifier de “frustrations” durant les premières semaines, tant le nourrisson n’a guère conscience ni de ce qui lui manque, ni du fait qu’il formule ainsi une certaine “demande”. Ces “rages” du tout-petit se manifestent par un échauffement corporel général, des pleurs, des cris, une agitation désordonnée des membres, modalités archaïques d’expression de l’agressivité que l’on retrouvera beaucoup plus tard sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler les “crises de nerfs”, occasionnellement chez nombre d’enfants ou d’adolescents, mais aussi plus régulièrement chez certaines personnalités “troublées”. Il faut noter que ces rages du nourrisson ne sont pas du tout “orientées”, au point qu’on peut hésiter à y reconnaître de la colère et non une simple manifestation de souffrance ou de désespoir. Aucun geste agressif ici, bien sûr. Mais également, en interne, aucune adresse à quoi ou qui que ce soit, aucune orientation d’aucune sorte. Dans l’état désorienté et indifférencié dans lequel il se trouve, le nourrisson n’a pas les moyens psychiques d’élaborer cet affect qui le saisit. Il peut seulement le déverser dans des manifestations corporelles, explosives mais chaotiques. Sa rage s’épuise dans l’accélération de son métabolisme et l’agitation de son corps. Il est probable que ces rages ont des effets psychiques désorganisateurs, au moins temporairement, mais très dangereux s’ils se prolongent ou se multiplient, comme le montrent bien les fines observations de Spitz sur des bébés hospitalisés sans précaution suffisante quant à leur besoin de maternage(34).

Dès que les capacités de repérage du bébé le permettent, souvent dès le troisième mois, il va commencer à sortir de ces crises purement inorganisées, “insensées”. Ses manifestations de colère prennent alors assez rapidement un tour de plus en plus finalisé et intentionnel, en particulier au service du désir de rester dans les bras au-delà de ce que nécessitent les soins. Dès quatre ou cinq mois, la plupart des bébés sont devenus très performants dans l’exercice d’une sorte de chantage à la rage vis-à-vis de leurs parents. Toutefois, si les pulsions agressives prennent ainsi assez vite des sens aisément repérables, elles vont cependant demeurer, pour longtemps encore, sans finalisation agressive à l’encontre de l’autre, en particulier sans mise en gestes de l’agression. Alors que le bébé, à six mois par exemple, est parfaitement capable de frapper, et frappe des objets l’un contre l’autre, il n’utilise jamais à ce stade cette capacité pour faire mal à l’autre. Pendant toute cette période, jusque vers la fin de la première année, quand le bébé fait mal, c’est involontairement, en particulier par le biais de gestes d’agrippement : sa gestualité reste commandée par les pulsions d’attachement et non d’agression. Par cette absence d’extériorisation au moins, l’agressivité du bébé reste longtemps archaïque, très peu différente des crises chaotiques du nourrisson(35).

Il faut attendre la fin de la première année pour entrer vraiment dans une nouvelle étape de la psychogenèse de l’agressivité, caractérisée par une nouvelle d’agressivité que je nomme agressivité sadique-anale, en référence au concept psychanalytique classique de stade sadique-anal(36). Cette nouvelle forme d’agressivité est le résultat de la conjonction entre la maturation cognitive de l’enfant et les difficultés liées au processus de séparation-individuation décrit précédemment. Cette agressivité est maintenant clairement orientée, et orientée contre autrui, en particulier à l’encontre des personnes auxquelles l’enfant est le plus attaché. Elle prend probablement au départ, au cours du troisième semestre, des formes à visée nettement destructrice : mordre, avaler, engloutir, déchirer, effacer, jeter. Le fantasme sous-jacent est la disparition de l’autre, de cet autre vécu comme se détachant de soi, échappant à soi : plutôt tuer l’autre que le perdre, et plutôt la solitude absolue qu’un monde partagé. Elle évolue ensuite vers des formes atténuées, à visée “seulement” dominatrice : j’accepte que tu te sépares de moi, mais à condition que tu sois à mon service, et à mon service exclusif de préférence. C’est cette forme dominatrice de l’agressivité sadique-anale que mettent en scène les caprices flamboyants de la troisième année.

À l’école, face à des enfants encore dominés par une agressivité de type sadique-anal, il importe de ne pas oublier que cette agressivité, bien que très gênante pour l’environnement de l’enfant, est cependant une force positive indispensable au développement psychologique, car elle est structurellement au service de l’affirmation de soi. Se contenter de la réprimer, outre la difficulté que cela représente, ne pourra au mieux que casser l’élève, laminer sa personnalité, résultat anti-éducatif s’il en est. Il s’agit donc, non pas tant de la réprimer, mais plutôt de la canaliser vers des formes socialement plus ou moins acceptables, en particulier en l’orientant des manifestations verbalisées et symbolisées, à travers des jeux de confrontation par exemple. Il faut toutefois noter que les enfants vraiment enfermés dans cette forme d’agressivité n’accèdent pas à l’esprit de compétition à proprement parler : ils se jettent sans nuance et sans distance dans les jeux d’opposition, dans lesquels ils acceptent très mal de perdre. Ce sont, structurellement, de “mauvais joueurs”. Leur “faire la morale” n’a pas grande utilité : psychologiquement, ils n’ont pas les moyens de se comporter autrement qu’ils ne le font ; leur demander d’adhérer à “l’esprit du jeu” revient à leur demander d’être autre chose que ce qu’ils sont.

La phase suivante de la psychogenèse de l’agressivité amène à ce que je propose de nommer une agressivité œdipienne. Comme je l’ai exposé précédemment, durant la phase œdipienne, l’enfant entre en rivalité amoureuse avec le parent de même sexe. Cette réorganisation de la personnalité de l’enfant autour du complexe d’Œdipe engendre un nouveau type d’agressivité. S’il s’agit toujours d’une agressivité orientée contre l’autre, plus fortement que jamais peut-être, elle ne vise plus avant tout les personnes d’attachement. Les logiques de l’attachement primaire s’estompent au profit de la différenciation œdipienne des affects. Le parent de l’autre sexe ne fait plus guère l’objet d’impulsions agressives, bien au contraire, même quand il s’agit, pour le garçon, de la mère, laquelle faisait pourtant généralement l’objet d’un attachement primaire puissant. La première caractéristique de cette agressivité œdipienne est donc une orientation exclusive, ou à tout le moins très dominante, à l’encontre du parent du même sexe, ou éventuellement de toute autre personne ayant des liens amoureux avec la mère.

Une autre caractéristique de cette agressivité œdipienne, tout du moins dans les structures familiales classiques, est que cette agressivité à l’encontre du parent du même sexe se trouve, dans l’esprit même de l’enfant, en conflit avec une autre caractéristique majeure de l’affectivité œdipienne, à savoir l’identification désormais exclusive ou prédominante au parent du même sexe. Ce conflit intérieur, constitutif du complexe d’Œdipe, tend à limiter de l’intérieur les intentions agressives à l’encontre du parent du même sexe. L’enfant désirerait certes sa disparition pour s’approprier les grâces exclusives du parent de l’autre sexe, mais il a en même temps absolument besoin d’étayer sur lui son identité sexuée naissante. Ces rets qui enserrent l’enfant entre ces deux impulsions contradictoires tendent à transformer la nature même de la pulsion agressive. Au cours de la profonde crise émotionnelle que traverse l’enfant œdipien, son agressivité tend à cesser de viser la destruction ou la domination de l’autre au profit d’une nouvelle logique, celle de la rivalité ou de la compétition avec l’autre. Or la logique de la compétition présuppose évidemment de renoncer à détruire cet autre auquel on veut se mesurer. Dans le cadre des relations œdipiennes au parent de même sexe, l’enfant doit même renoncer à l’objectif d’une domination sans nuances de cet autre auquel il aspire à ressembler. Pour rester un modèle enviable, ce parent doit garder une certaine supériorité. Certes, l’enfant va rêver de le dépasser “plus tard”, mais au présent, il renonce à la domination, au profit de simples rapprochements vis-à-vis de son modèle. L’agressivité œdipienne est donc prise dans une organisation émotionnelle qui tend à la limiter de l’intérieur. Il n’est même guère besoin ici des interdits sur lesquels les psychanalystes mettent tant l’accent(37). La phase œdipienne tend à canaliser le potentiel agressif de l’enfant vers une agressivité en quelque sorte socialisée de l’intérieur.

J’ai montré que l’enfant, très vite, surtout dans nos conditions d’éducation collective en école maternelle, tend à échapper aux tensions que le cercle familial lui impose lors de la phase œdipienne en transférant pour une part ses besoins pulsionnels vers ses camarades d’école. C’est vrai pour les sentiments amoureux. Mais c’est vrai aussi pour ces nouveaux sentiments de rivalité. L’enfant œdipien, ou plutôt post-œdipien, entre dans des relations de compétition avec ses camarades du même sexe, et seulement avec eux. Les deux grands registres émotionnels de la vie relationnelle se séparent ici : séduction vis-à-vis des personnes de l’autre sexe, compétition vis-à-vis des personnes du même sexe. Pour l’enfant de quatre ou cinq ans, les camarades du même sexe permettent une compétition plus équilibrée que la compétition vis-à-vis du parent de même sexe. Dans ce cadre des rivalités entre enfants du même âge, l’identification à l’adversaire devient réciproque, donc plus égalitaire que la rivalité forcément dissymétrique, et normalement non réciproque, de l’enfant au parent de même sexe.

L’esprit de compétition achève ainsi de prendre forme lors de cette phase. Il va constituer la forme dominante de l’agressivité tout au long de la seconde enfance. Il est alors le moteur principal de la sociabilité entre enfants. Nombre d’enseignants adhèrent aujourd’hui à une idéologie anti-compétitive, sous prétexte d’égalité et de solidarité. C’est ignorer une caractéristique de la psychologie enfantine, mais c’est aussi méconnaître la logique de la compétition, irréductible à une pure agressivité à l’encontre d’autrui. La compétition suppose un fond d’identification entre les adversaires. Elle est ainsi, en profondeur, socialisante et solidarisante.

Il faut cependant souligner que l’esprit de compétition n’est nullement assimilable à la tradition scolaire des classements. Dans un esprit authentique de compétition, les enfants ne se mesurent qu’à ceux qui sont proches d’eux. Normalement, ils ne se comparent pas à ceux qui sont hors de leur portée, tout comme ils n’éprouvent aucune fierté à écraser les plus faibles. Les modes traditionnels de la compétition scolaire, au contraire, font courir tout le monde dans la même catégorie, ce qui revient à écraser systématiquement les plus faibles sous le poids des plus forts. L’école a certes fait disparaître les classements cérémoniels, mais, sauf exceptions, pas les notations de travaux identiques pour tous selon les mêmes critères pour tous. Autant dire qu’elle continue à faire vivre aux écoliers une atmosphère de rivalité “sauvage” de tous contre tous. Pour reprendre les formulations que j’ai adoptées, elle sollicite une agressivité de type sadique-anal, et non pas une agressivité canalisée vers les formes élaborées et socialisantes de la rivalité. Autant dire que, psychiquement, elle tire les enfants vers le bas, tout du moins ceux qui sont correctement développés.

Une organisation pédagogique intelligente devrait à l’évidence s’adapter à ces caractéristiques de la psychologie enfantine. Le modèle social qui met le plus clairement en scène les caracté­ristiques de l’agressivité compétitive est bien sûr donné par l’organisation des compétitions sportives, qui catégorise tous les compétiteurs et ne confronte que des adversaires de même force. On trouve des pratiques de ce type dans certaines modalités d’application de la pédagogie institutionnelle.

L’esprit de compétition reste pour beaucoup, tout au long de la vie, la modalité dominante de l’agressivité. Notre organisation sociale en porte plus que jamais la marque. Toutefois, chez les adolescents et les adultes les mieux développés, l’agressivité tend, pour une part au moins, à passer à une modalité intériorisée de cet esprit de compétition, c’est-à-dire à une agressivité investie d’abord dans les contraintes ou les défis que l’on s’impose à soi-même. Cette forme la plus élaborée de l’agressivité devrait ouvrir la voie à des formes apaisées de sociabilité, mais le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont encore loin d’être socialement dominantes.

Daniel Calin
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) Les deux ouvrages fondamentaux de Piaget sur le développement psychologique des deux premières années sont : La naissance de l’intelligence chez l’enfant (Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris, 1936) et La construction du réel chez l’enfant (même éditeur, 1937). Ces deux livres sont entièrement basés sur les observations quotidiennes par Piaget de ses trois enfants.

(2) Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu, dans Donald W. Winnicott (1970), Processus de maturation chez l’enfant (Développement affectif et environnement), Payot, Paris.

(3) Otto Rank (1976), Le traumatisme de la naissance, Payot, Paris. Édition autrichienne originale : 1924.

(4) Margaret S. Mahler, Fred Pine, Anni Bergman (1980), Symbiose humaine et individuation (Tome 2 : La naissance psychologique de l’être humain), Payot, Paris. Édition américaine originale : On human symbiosis and the vicissitudes of individuation (T.2 : The psychological birth of the human infant), Basic Books, New York, 1975, traduit par Josette Garon Léonard.

(5) René Alper Spitz, W. Godfrey Cobliner (1968), De la naissance à la parole (La première année de la vie), P.U.F., Paris.

(6) Bruno Bettelheim (1969), La forteresse vide (L’autisme infantile et la naissance du soi), Gallimard, Paris.

(7) Margaret Mahler (1973), Symbiose humaine et individuation (Tome 1 : Psychose infantile), Payot, Paris.

(8) Jerome S. Bruner (1987), Comment les enfants apprennent à parler, Retz, Paris.

(9) Maurice Berger (1992), Les troubles du développement cognitif (Approche thérapeutique chez l’enfant et l’adolescent), Privat, Toulouse. Réédité chez Dunod, Paris, 1996.

(10) Henri Wallon (1941), L’évolution psychologique de l’enfant, Armand Colin, Paris.

(11) Symbiose humaine et individuation (Tome 2 : La naissance psychologique de l’être humain).

(12) De la naissance à la parole (La première année de la vie).

(13) La construction du réel chez l’enfant.

(14) Jacques Lacan (1966), Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, dans Écrits I, Le Seuil, Paris.

(15) Sauf, à vrai dire, chez des enfants, des garçons le plus souvent, qui investissent de façon privilégiée les activités de grande motricité, chez lesquels les jeux symboliques occupent souvent une place plus que restreinte. Il est probable que l’on retrouvera plus tard chez eux un écho lointain de cette spécificité dans un goût très modéré pour la littérature. Voire pour la lecture en général : les contraintes corporelles imposées techniquement par la lecture ne leur conviennent guère, par définition...

(16) Expression américaine usuelle, reprise par exemple dans : Louise Bates Ames et Frances L. Ilg (1979), L’enfant de 2 ans, P.U.F., Paris. Traduction : Jeanne Etoré. Édition originale : Your Two-Year-Old : Terrible or Tender (1976), Dell. Voir aussi : John Rosemond (1993), Making The "Terrible" Twos Terrific, Andrews McMeel Publishing.

(17) Psychanalyse et éducation, dans un ouvrage collectif intitulé Éducation et psychanalyse, Hachette/Littérature, 1973, pages 11 à 29. Texte anglais original paru en 1969.

(18) Bruno Bettelheim (1971), Les blessures symboliques (Essai d’interprétation des rites d’initiation), Gallimard, Paris.

(19) Par exemple : Fitzhugh Dodson (1996), Tout se joue avant 6 ans, Marabout.

(20) Agent Territorial Spécialisé des Ecoles Maternelles.

(21) Edgar Morin (1973), Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, Paris. Réédité dans la collection Points à partir de 1979, n° 109.

(22) Alain (1932), Propos sur l’éducation, P.U.F., Paris. Articles originaux publiés de 1913 à 1931.

(23) Louis Pergaud (1912), La guerre des boutons (Roman de ma douzième année), Mercure de France, Paris. Actuellement disponible dans la collection Folio, n° 758.

(24) Erik H. Erikson (1972), Adolescence et crise (La naissance de l’identité), Flammarion, Paris.

(25) Philippe Perrenoud (1994), Métier d’élève et sens du travail scolaire, E.S.F., Paris.

(26) Françoise Gaspari-Carrière (1989), Les enfants de l’abandon, Privat, Toulouse.

(27) Sauf à être professeurs des écoles !

(28) Elles sont en réalité très tôt considérables quand on se réfère à des franges extrêmes. C’est seulement la généralisation des écarts qui se développe probablement avec l’âge.

(29) Voir par exemple Alain Bentolila (2000), Le propre de l’homme (parler, lire, écrire), Omnibus, Paris.

(30) Les filles accèdent en moyenne à la “maturité gonadique” dix-huit mois plus tôt que les garçons.

(31) Qui constituent ce que l’on appelle en psychopathologie des phases maniaques.

(32) C’est au débouché de cette période, vers vingt ans, que culmine le risque de basculement dans la schizophrénie, catastrophe personnelle absolue et socialement problème majeur de santé mentale.

(33) Voir par exemple, publié sous la direction d’Anne-Marie Alléon, Odile Morvan, Serge Lebovici (1985), Adolescence terminée, adolescence interminable, Actes du colloque des 30/4 & 1/5/1983 sous la présidence de Michel Audisio et Serge Lebovici, P.U.F., Paris.

(34) C’est la notion d’hospitalisme. Voir l’article original : René-A. Spitz (1945), Hospitalism : An inquiry into the psychiatric conditions in early childhood, Psychoanalytic study of the child, Volume I, pages 53-74.

(35) Cette position est loin d’être partagée par nombre d’analystes, surtout quand ils sont influencés par les théories de Melanie Klein. Voir les positions de Melanie Klein et Joan Riviere (1968), L’amour et la haine (Le besoin de réparation, étude psychanalytique), Payot, Paris. Édition anglaise originale : 1937.

(36) Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Col. Idées, n° 3, Gallimard, Paris, 1962, traduit par B. Reverchon-Jouve. Édition autrichienne originale : Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905. Voir en particulier : chapitre II, La sexualité infantile, titre VI, Phases du développement de l’organisation sexuelle.

(37) La référence à des interdits est d’ailleurs absente du mythe grec : aucun interdit n’a été opposé à Œdipe de l’extérieur.


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