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Enseigner, transmettre, construire
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Un texte de Daniel Calin
 

Le grec scholae signifie, bien entendu, lieu d’étude, mais il signifie aussi loisir. Les deux sens ont fusionné dans l’idée de loisirs consacrés à l’étude. L’école serait ainsi le lieu où les loisirs sont consacrés à l’étude. Cette étymologie espiègle suffit à montrer l’ancienneté et la complexité des relations entre les apprentissages scolaires et les activités ludiques. On peut certes douter que les écoliers, d’autrefois comme d’aujourd’hui, perçoivent bien leur école comme un lieu de loisir, ou les études comme une forme de loisir. Il est vrai qu’une autre étymologie paradoxale veut que le mot loisir, s’il s’est lié avant de nous parvenir aux idées de liberté et même de licence, renvoie cependant à l’origine au latin licere, qui signifie « être mis aux enchères », « être évalué »...

L’appréciation des jeux des enfants fait de longue date l’objet de jugements diamétralement opposés. Le doux Montaigne, dans ses Essais, écrivait déjà, bien avant les « pédagogues modernes » : « Les jeux des enfants ne sont pas des jeux, et il les faut juger en eux comme leurs plus sérieuses actions. » L’austère Hegel, dans ses Principes de la Philosophie du Droit, affirmait : « La nécessité d’être élevé existe chez les enfants comme le sentiment qui leur est propre de ne pas être satisfaits d’être ce qu’ils sont. C’est la tendance à appartenir au monde des grandes personnes qu’ils devinent supérieur, le désir de devenir grands. La pédagogie du jeu traite l’élément puéril comme quelque chose de valable en soi, le présente aux enfants comme tel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux, et elle-même à une forme puérile peu considérée par les enfants. En les représentant comme achevés dans l’état d’inachèvement où ils se sentent, en s’efforçant ainsi de les rendre contents, elle trouble et elle altère leur vrai besoin spontané qui est bien meilleur. »

Alain commence ses Propos sur l’éducation en faisant dialoguer Montaigne, de charmante compagnie, et la « grande Ombre » de Hegel(1). Il prend parti sans nuance en faveur de ce dernier : « je veux qu’il y ait comme un fossé entre le jeu et l’étude ». Dans le chapitre suivant, il se propose de « donner un bon coup de pied dans le système d’instruire en amusant ». Alain, philosophe rationaliste, ennemi de toutes les passions, promeut avant tout une éducation de la volonté : « Il faut que l’enfant connaisse le pouvoir qu’il a de se gouverner (...) ; il faut qu’il ait aussi le sentiment que ce travail sur lui-même est difficile et beau. » Il poursuit, aux antipodes de toutes les pédagogies de la motivation : « je ne veux pas trace de sucre (...) J’aimerais mieux rendre amers les bords d’une coupe de miel. » Il conclut : « les vrais problèmes sont d’abord amers à goûter ; le plaisir viendra à ceux qui auront vaincu l’amertume. Je ne promettrai donc pas le plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue ». De Hegel à Alain, mais aussi Bachelard, l’éducation n’est jamais loin de l’ascèse. Elle devrait par-dessus tout impulser un mouvement de spiritualisation de l’animalité de l’enfant. Alain ne cesse de prôner une école de la distance, de la froideur émotionnelle, de l’application et du sérieux, de l’effort sur soi et du défi à soi : « Tout l’art d’instruire est d’obtenir (...) que l’enfant prenne de la peine et se hausse à l’état d’homme »(2).

Mais Alain est un penseur complexe, qui supporte mal d’être tronqué. Dans son Propos XXIX, il écrit : « Il y a du jeu dans la pensée. Mais si on voulait que l’école ne soit qu’un jeu, on se tromperait encore. L’école est tirée dans les deux sens, au jeu et à l’apprentissage(3) ; mais l’école est entre deux. Elle participe du travail par le sérieux ; mais d’un autre côté, elle échappe à la sévère loi du travail ; ici l’on se trompe, l’on recommence ; les fausses additions n’y ruinent personne ». En soulignant ainsi l’écart entre les activités scolaires et les activités productives, Alain les rapproche considérablement des activités ludiques. Roger Caillois définit le jeu comme une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive(4). Hormis la liberté, on voit que les activités scolaires telles qu’Alain les évoque présentent toutes les caractéristiques du jeu selon Caillois. Séparée : comme le jeu, l’école est circonscrite dans un temps et un lieu. Incertaine : l’enfant qui commence un exercice n’est pas sûr de le conduire correctement à terme, il peut se tromper, devoir recommencer. Improductive : c’est la caractéristique de l’activité scolaire sur laquelle insiste le plus fortement et le plus constamment Alain. Réglée : les pratiques scolaires obéissent comme les jeux à des règles qui leur sont propres. Fictive : les productions scolaires des enfants ne sont pas comparables aux productions économiques ; si les additions, à l’école, ne ruinent personne, c’est qu’elles ne servent à rien, tout du moins à rien d’autre qu’à apprendre à additionner.

On le voit, l’opposition hégélienne entre le jeu et le sérieux, reprise trop vite par Alain, ne résiste guère à l’analyse. En réalité, le jeu ne se réduit pas à la distraction, et l’enfant lui-même fait tôt la distinction entre les deux, entre s’amuser et jouer « pour de bon ». Les activités ludiques des enfants peuvent connaître tous les degrés du « sérieux ». Significativement, dans les formulations spontanées des enfants, le plus souvent, s’amuser n’est pas jouer. L’amusement est souvent évoqué devant l’adulte pour signifier que l’on met à distance ses actes apparents : ainsi deux enfants qui se chamaillent diront au maître qu’ils « s’amusent » pour éviter de voir leur bagarre sanctionnée, en s’inscrivant dans cette frange au fond très incertaine entre une confrontation simulée et un vrai combat. Mais ils ont alors bien conscience que ces amusements sont des enfantillages qui, loin de la dignité d’un vrai jeu, leur font éprouver une légère honte. Roger Caillois, dans sa classification des jeux, oppose ainsi païda et ludus, c’est-à-dire les jeux dominés par une dépense énergétique plus ou moins sauvage et les jeux soumis à des règles. On sait qu’il opère une autre grande distinction entre quatre types de jeu : les jeux de compétition, agon, les jeux de chance, aléa, les jeux d’imitation, mimicry, et les jeux de vertige, ilinx. Dans chacun de ces quatre types de jeux, on peut aller de formes païda plus ou moins pures à des formes ludus plus ou moins sophistiquées. Même les types de jeux qui peuvent sembler a priori se prêter le moins au sérieux connaissent cependant ce principe de différenciation. Les jeux de hasard, par exemple, peuvent aller du simple tirage au sort, comme les loteries des adultes, aux jeux de cartes les plus complexes, dans lesquels les hasards de la distribution sont largement compensés par l’intelligence des stratégies à développer pour utiliser au mieux ces fruits premiers du hasard. Les jeux de vertige peuvent aller des manèges forains aux activités exigeantes et sophistiquées que sont l’escalade ou les sports de glisse.

Célestin Freinet était lui aussi opposé à la pédagogie du jeu, pour des raisons peu éloignées de celles de Hegel ou Alain. Il considérait le jeu, non pas comme l’activité naturelle ordinaire des enfants, mais comme le refuge d’enfants privés de responsabilités réelles. Il ne faut pas oublier qu’il travaillait en milieu rural, à une époque où le travail des enfants y était encore considéré comme parfaitement normal. Freinet distinguait cependant le « jeu-haschich » et le « jeu-travail », d’une façon fort proche sur le fond de la distinction opérée par Caillois entre païda et ludus. Et il situait lui-même le travail scolaire tel qu’il le concevait comme un « travail-jeu », libéré des aliénations des travaux réels ordinaires et accordé à la fois aux besoins profonds de l’enfant de grandir et à sa recherche spontanée d’agréments.

Montaigne a donc raison : rien, pour un enfant, n’est plus sérieux que ses jeux, tout du moins que les jeux dans lesquels il s’engage fortement, les jeux qui correspondent au ludus de Caillois ou au jeu-travail de Freinet. Dans ces jeux « sérieux », réglés, l’enfant est fort loin de « traiter l’élément puéril comme quelque chose de valable en soi », de se complaire dans sa puérilité. L’observation des jeux des enfants montrent à quel point, très tôt, ils s’efforcent de se grandir en jouant. C’est évident pour ce qu’on nomme habituellement les jeux symboliques, à travers lesquels l’enfant reproduit les attitudes et les rôles des adultes pour mieux les intérioriser, avec une application intense et un immense sérieux. Mais c’est aussi le cas, par des biais divers, dans nombre de jeux plus éloignés des comportements adultes, même lorsqu’ils sont spécifiquement enfantins. Les jeux de billes ou les jeux de corde à sauter, considérés comme typiquement enfantins dans notre culture, sont pourtant des jeux dans lesquels les enfants peuvent s’engager intensément, développant ainsi leur concentration et leur agilité. Un enfant peut courir avec un ballon sans que cela implique autre chose qu’une dépense motrice légère. Mais que plusieurs enfants jouent avec ce ballon, et le « peuple enfant »(5) ainsi assemblé va se donner des règles, construire des équipes, mettre au point des stratégies, donc apprendre à construire une équipe efficacement coopérative plus sûrement que dans toute éducation « civique »(6) menée sous la direction du maître.

Même l’injonction d’Alain à éduquer à la volonté, au gouvernement de soi, ne sont en rien contradictoires avec l’activité ludique, dès lors que l’enfant s’y engage au lieu de seulement s’y dépenser. L’enfant qui saute à cloche-pied au bord du trottoir n’est ni infantile ni dérisoire. Il met en scène, à ses propres yeux, dans la solitude absolue de son jeu, sa confrontation aux dures lois de l’équilibre et sa capacité à commander ses muscles. Il est, autant que l’écolier penché sur ses leçons et ses exercices, dans l’ascèse et la spiritualisation, appliqué à se hausser à l’état d’homme. Le faisant seul, sans spectateur, hors de toute contrainte, il témoigne plus fortement encore de l’humanité de l’homme que l’écolier qui met tout son courage à s’approprier les savoirs ardus qu’on a mis à son programme.

On comprend donc que, malgré les crispations d’Alain, nombre de pédagogues continuent à s’efforcer de donner aux activités d’apprentissage qu’ils proposent à leurs élèves quelque chose de la coloration des jeux spontanés des enfants. Encore faut-il savoir de quels jeux l’on parle. Si l’on entend par coloration ludique la recherche d’un agrément facile, la critique d’Alain est justifiée. On attrape l’enfant avec du sucre, comme le chien que l’on dresse, et « tout ce qui est accoutumance dans l’éducation me paraît inhumain »(7). On abaisse l’entreprise éducative au niveau lamentable des pratiques commerciales. Une bonne pédagogie ne saurait se nourrir de païda, sinon pour donner à l’enfant des moments de détente au fil de ses dures journées d’écolier. Mais ces besoins de détente sont moins importants qu’on ne veut bien le dire. Amplement livrés à eux-mêmes dans les cours de récréation, la plupart des enfants y passent pourtant l’essentiel de leur temps, non pas à seulement « se défouler » comme l’on dit de nos jours, mais à construire des jeux collectifs d’une complexité telle qu’elle échappe aux adultes distraits qui les « surveillent ». Qu’il soit spontané ou qu’il soit proposé par le maître, le jeu n’a de valeur éducative que lorsqu’il se fait ludus, que lorsqu’il organise la confrontation du joueur, individuel ou collectif, à des exigences réglées. Le jeu éducatif ne peut pas avoir pour fonction de contourner l’effort. Il a au contraire pour fonction de motiver l’effort en l’inscrivant plus profondément dans l’affectivité de l’enfant que des activités seulement imposées par les maîtres, les parents et les programmes. Ce faisant, bien loin de le déliter, il approfondit le processus éducatif. Et il lui évite de se dégrader en dressage ou en conformisme, ce qui menace toujours les pédagogies par trop centrées sur l’imposition de l’autorité du maître.

Reste une limite importante à cette utilisation pédagogique du jeu. Il n’y a de jeu que librement choisi. Un jeu imposé par le maître n’est plus un jeu, en rien. Il perd la vertu centrale du jeu, qui est l’enracinement de l’activité dans les mouvements émotionnels de l’enfant, et son effet induit d’appropriation en profondeur des acquisitions amenées par ces activités. Une activité typiquement scolaire librement investie par l’enfant est bien plus fidèle à l’esprit du jeu que des jeux traditionnels habillés par le maître pour servir ses objectifs. On retrouve ici la proximité entre jeu-travail et travail-jeu remarquée par Freinet. Reste que, passés peut-être les apprentissages premiers, les acquisitions culturelles essentielles de l’école primaire peuvent difficilement se faire uniquement dans la dispersion des libres choix des enfants. D’autant moins que l’enseignement collectif tend à restreindre encore la place réelle de jeux librement choisis par l’enfant, par chaque enfant, personnellement. Dans la pédagogie Freinet, il y a place pour des ateliers aux fonc­tionnements très ouverts, qui font appel à l’esprit du jeu, même quand les activités n’y sont pas ce qu’il est convenu d’appeler des jeux : réalisation du journal de la classe, observations et enquêtes documentaires... Mais la pédagogie Freinet accorde aussi une place importante à des exercices sur fichiers auto-correctifs, réglés par le maître à travers des « contrats pédagogiques » régulièrement renouvelés, en fonction d’objectifs d’apprentissage méthodiquement construits et clairement identifiés. C’est probablement en ce sens qu’il faut chercher un équilibre satisfaisant entre des activités qui gardent des allures suffisantes de liberté afin de mobiliser un investissement de l’enfant solidement enraciné dans sa personnalité, et des activités plus réglées seules à même d’assurer une acculturation non dilettante, solide, cohérente.

Daniel Calin
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) Alain (1932), Propos sur l’éducation, P.U.F., Paris. Propos I.

(2) Propos V.

(3) Ce terme désigne ici l’apprentissage professionnel, soumis aux conditions d’efficacité et de rentabilité de la vie professionnelle.

(4) Caillois R. (1958), Les jeux et les hommes, Gallimard, Paris.

(5) C’est une heureuse expression souvent utilisée par Alain dans ses Propos sur l’éducation.

(6) Voir le point 3.2.

(7) Ibidem, propos II.


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