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Faire la classe – Gérer la classe
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Un texte de Claudine Ourghanlian
 

Le cadre, l’autorité et la discipline

L’image de l’enfant a longtemps été celle d’une chose informe, d’une matière à façonner, à élever, dresser, redresser, pour l’écarter des mauvais penchants et lui donner la forme attendue, normée, une droiture de comportement et de pensée. À une telle image, ont répondu une éducation et un enseignement essentiellement répressifs en ce qu’ils cherchaient à s’opposer à la nature essentiellement mauvaise de l’enfant. Dans une telle conception, l’injonctif prime. La question du cadre ne se pose pas, elle s’impose. À la maison, elle tient à l’autorité paternelle. À l’école, elle tient à l’autorité du maître, autorité qui bénéficie de la légitimité paternelle car il incarne l’Institution et est le dépositaire des valeurs de l’instruction et de l’éducation.

On peut penser que la question du cadre n’émerge que lorsque la réflexion, s’appuyant sur l’image proposée par Rousseau et Diderot d’un enfant foncièrement bon, avide d’apprendre, se centre sur la relation pédagogique. Jusqu’ici, celle-ci n’a qu’une dimension unique, didactique, celle du savoir véhiculé par la parole du maître.

Avec Freinet, le maître quitte sa posture didactique pour organiser les découvertes et le travail de ses élèves. Il se décentre, il ne fait plus la classe, il intervient et accompagne. Dès lors, doivent être prises en compte la dimension socio-affective du groupe-classe ainsi qu’une dimension organisationnelle et une dimension institutionnelle. La relation pédagogique devient plus « égalitaire » et se centre davantage sur l’apprenant. Poser le cadre, ce n’est plus l’imposer. Le cadre ne vise pas l’assujettissement, il n’est pas un carcan s’opposant à l’épanouissement de l’enfant ; il participe même à la construction d’une personnalité autonome.

Aujourd’hui, on assiste à une crise générale de l’autorité. On est passé d’une autorité d’Institution(1) à une situation bien plus difficile où la règle est constamment à ré-instituer et où la responsabilité en revient à l’enseignant.

Tantôt on assiste à une condamnation du pédagogique. C’est alors la centration sur la relation pédagogique (plutôt que sur les savoirs qui conféraient au maître la légitimité de son autorité) qui est rendue responsable de l’éclatement du cadre.

Tantôt on assiste à une surenchère des discours sur la violence, le manque de civisme, la carence d’autorité. Cela conduit à rapprocher voire à confondre la question du cadre et celle de la discipline. L’école est sommée de tenir ses élèves, de les moraliser, de leur inculquer un civisme minimal si elle ne sait faire plus. Les enseignants doivent encadrer et surtout recadrer les élèves, ce qui passe par davantage de discipline, ce « plus » étant entendu comme « plus de sanctions ». Ce rapprochement montre que ce qui pose problème, ce sont les comportements scolaires.

Selon Philippe Meirieu, ce qui dynamite le cadre scolaire, ce n’est pas tant l’hétérogénéité des niveaux que celle des comportements et de l’adhésion aux normes scolaires. L’instruction et l’éducation ne sont plus des valeurs partagées et l’école a perdu en grande partie sa reconnaissance sociale. Il estime cependant qu’il n’y a pas à être nostalgique de cette adhésion aveugle d’autrefois : « (...) le désir d’homogénéité ruine l’École elle-même. Quand elle est idéologique, l’homogénéité fait de l’école un lieu d’enfermement, voire d’embrigadement : l’élève ne peut y rencontrer une autre pensée que la sienne (...). Quand elle est sociologique, l’homogénéité fait de l’école un ghetto : l’élève y vit comme assigné à résidence, il voit ses perspectives limitées par la fatalité de la reproduction sociale (...) Dans tous les cas, en réalité, l’homogénéité renvoie au mythe identitaire qui est le contraire même de l’institution scolaire, le contraire d’une École qui s’institue »(2).

 

Poser le cadre ? ou « Posez le cadre ! »

Le discours sur la nécessité de poser le cadre s’adresse surtout à ceux qui débutent dans l’enseignement. Concernés par le changement, confrontés à la construction mouvementée d’une identité professionnelle, devant faire face à leurs « incompétences » et devant ajuster leurs représentations, ils ont aussi à dépasser le clivage qu’ils ressentent entre les apports surtout didactiques de leur formation et la réalité du terrain. C’est au moment de cette confrontation qu’on leur demande (et cette demande, pour être un conseil, n’en est pas moins plus une injonction qu’une proposition) de poser le cadre. Mais comment interprètent-ils cette demande ? Ils l’interprètent comme ils peuvent, bien souvent du seul point de vue de la discipline. Ils se culpabilisent d’un manque de cette « autorité naturelle » qui leur permettrait tout autant de sauver la face que de se protéger des débordements des élèves et qui les oblige à « faire de la discipline ». Ils tentent parfois une partie de bras de fer avec leur classe.

Pourtant, le cadre ne saurait se résumer à l’autorité, aux règles et aux sanctions comme l’illustre l’exemple suivant.

Dans une petite école rurale, il n’y a que deux classes : l’une scolarise les petits et les moyens, l’autre les élèves de grande section et ceux de CP. Les effectifs sont plus que raisonnables, les règles sont respectées, les maîtres sont écoutés. L’atmosphère est chaleureuse et sereine, presque familiale. Pourtant, tout ne va pas pour le mieux. Les maîtres identifient un problème de séparation parents/enfants (certaines mamans accompagnant leur enfant de CP en classe, sortant ses affaires, multipliant les bisous et les recommandations s’attardent encore et encore...). Ils sont par contre dramatiquement inconscients de l’absence de séparation entre la vie de la maison et celle de l’école. Parents et enseignants sont voisins, parfois amis : tout se sait, tout est sur la place publique, les petits secrets, les soupçons. Ajoutons que le manque de délimitations touche aussi les compétences professionnelles : quand l’enseignante des petits vient à manquer sans être remplacée, il y a toujours une maman qui vient proposer des activités aux élèves avec l’ATSEM... !

L’autre problème de cette petite école concerne les changements dans la continuité qui doivent marquer tout parcours scolaire, changements qui rendent possible à l’élève le repérage du sens même de l’école : apprendre pour grandir, grandir pour apprendre. Chaque année, on constate qu’au CP, plusieurs enfants ne sont toujours pas élèves. Ils s’occupent, sans véritable accompagnement, sans exigence. Ils passent gentiment d’une tâche à l’autre, sans identifier les apprentissages attendus. Le maître aussi passe d’une tâche à l’autre, en fonction de son « inspiration », sans réelle progression. Il a le sentiment d’apporter de la richesse à ses élèves qui vivent dans l’attente des moments ludiques et les activités marquantes : un spectacle, la venue d’une plasticienne, une exposition, l’anniversaire d’Untel... Les changements se font autour d’eux, dans la succession des activités et des intervenants mais eux ne changent pas. Ils se sentent toujours à la maternelle qu’ils n’avaient pas identifiée comme lieu d’apprentissage.


 On voit bien que la notion de cadre ne saurait se restreindre à celles d’autorité et de règles. Ici, elles sont respectées. C’est d’abord l’absence de cadre interne des enseignants qui entrave les processus de maturation chez certains enfants.

 

Approches par le jeu des définitions

Il est difficile de définir quelque chose qui participe de l’invisible, qui n’apparaît qu’à travers ses carences.

C’est pourquoi je choisis, après cet exemple, une approche par le jeu du dictionnaire : quelles sont les différentes définitions qu’il propose et que peuvent-elles apporter à une compréhension de la notion de cadre dans la classe ?


Cadrer à l’école et plus particulièrement dans la classe, est-ce le fait d’encadrer dans le sens de limiter ? Poser le cadre peut alors s’entendre comme poser des limites et des repères pour séparer des territoires (le dedans et le dehors). Un microcosme pédagogique serait en quelque sorte défini par ses frontières.

Le cadre-frontière établit aux yeux de tous que la classe est un espace particulier avec un fonctionnement qui n’est pas celui du monde extérieur, avec des règles et des habitudes qui lui sont propres. Il évite que le monde extérieur, avec ses erreurs et ses passions, n’envahisse le petit monde de l’école ainsi que l’ingérence des parents dans les questions pédagogiques. Il tente de garantir à l’enfant un espace où se détacher des appartenances et des exigences familiales pour grandir en s’autonomisant. Il présente aussi aux enfants les limites de ce qu’ils doivent faire et de ce qu’ils doivent être en tant qu’élèves.


Est-ce le fait d’encadrer dans le sens de diriger ? Il s’agit alors de savoir s’il y a un pilote dans la classe et si celui-ci est bien le maître et non un élève ou un groupe d’élèves. L’enseignant a-t-il défini, à partir d’appuis théoriques et méthodologiques, une direction pour sa classe et pour chaque élève. les conduit-il dans celle-ci selon une progression établie et des consignes claires ? Savent-ils où ils vont et où ils en sont ?


Dans un domaine pictural, photographique ou cinématographique, cadrer, c’est mettre en scène les différents éléments pour que la scène prenne sens, chacun des éléments étant défini par des relations réciproques. Chacun des acteurs tient son rôle selon la trame connue d’un scénario et dans un décor où il a des repères. Comme acteurs, le maître est dans son rôle d’enseignant, les élèves dans leur rôle d’élèves, les parents dans leur rôle de parents. Comme peintre, photographe ou réalisateur, l’enseignant joue avec l’espace, compose, organise, adapte ses outils, laisse une certaine place à l’improvisation sans autoriser la confusion. Cadrer, c’est aussi avoir une vision d’ensemble de ce qu’on fait, ne pas travailler en aveugle.


Faut-il plutôt, à l’image du cadre de la bicyclette, voir le cadre comme une ossature, un élément de stabilité et de solidité qui autorise le mouvement ? S’intéresser au cadre, c’est porter de l’attention à ce qui ne bouge pas ou peu, à ce qui apporte une stabilité dans la discontinuité du temps scolaire, à ce qui apporte à l’enfant une certaine permanence au-delà de la succession des activités scolaires. L’école se soucie en effet beaucoup des changements, des progressions et des progrès, le maître se préoccupe du rythme collectif et uniformisé, du temps perdu et qu’il faudra rattraper. Quels repères l’élève peut-il prendre pour ne pas se laisser emporter par le flux des activités scolaires et risquer de perdre pied, d’en venir à faire pour faire, sans comprendre ce qui lui arrive ?


Le cadre est-il interprétatif ? Permet-il aux individus-élèves de donner une signification aux événements qui se produisent dans l’espace-temps de la classe, de les identifier, de les classer, d’y associer certains comportements attendus afin de réagir de manière adéquate ? Permet-il, au-delà des événements eux-mêmes de construire les concepts d’École et de classe, d’un espace-temps structuré autour d’un projet spécifique qu’ils pourront s’approprier ? Pour Jerome Bruner, « la discipline principale d’une école (...) c’est l’École elle-même »(3).

 

Essai de définition : au-delà du métier d’élève, ce que permet le cadre

Il me semble qu’aucune de ces entrées n’est à écarter si l’on veut cerner la notion sans la réduire et se poser réellement la question du cadre.

Philippe Perrenoud constate qu’« un bon élève est un élève qui fait bien ou très bien son métier, c’est-à-dire qui maîtrise à peu près les rituels, les règles, les gestes, les outils, le timing, les forme ». « Le métier d’élève est un métier très dépendant, dont le principal acteur « ne s’appartient pas » et se borne à suivre plus ou moins fidèlement l’avalanche de directives qui s’abattent sur lui ou sur le groupe-classe »(4).

Le cadre, c’est donc ce qui favorise l’installation d’une atmosphère et d’attitudes convenables, mais celles-ci doivent être favorables aux apprentissages et pas seulement à la représentation scolaire. Le cadre doit permettre d’organiser les interactions tout en envisageant la complexité. Il représente tout ce qui est pensé et posé pour rendre les différents acteurs (l’adulte comme les enfants) ne soient pas emportés par le flot des actions et des réactions, pour qu’ils soient disponibles et impliqués dans le projet qui justifie leur regroupement. Il envisage et peut contenir les différents incidents qui peuvent intervenir et provoquer des ruptures. Il installe et permet le maintien d’une définition de la situation scolaire pour permettre à chaque enfant d’être élève c’est-à-dire de contribuer au maintien de cette définition et d’être apprenant c’est-à-dire de pouvoir assumer son rôle d’élève sans que cette contribution à la « représentation » scolaire ne l’empêche de construire le sens des apprentissages. Il ne devrait pas autoriser seulement le calme, les attitudes policées, appliquées, les activités « occupationnelles » mais permettre aux élèves de s’impliquer pleinement dans des activités pensées et finalisées qui leur permettent à la fois d’acquérir des connaissances et des compétences, de se construire comme citoyen et comme sujet capable de penser de manière autonome.

 

Pour ne pas conclure : faut-il parler du cadre ou des cadres ?

Le cadre qui est posé, de façon plus ou moins pertinente, au sein de la classe à travers l’organisation spatiale et temporelle, les choix des outils et des modalités pédagogiques, des formes d’interactions privilégiées, des règles de vie et des systèmes de sanctions, ... n’est pas indépendant.

Il existe un cadre externe et extérieur à la classe : loi d’orientation et circulaires d’application, programmes pour l’école, projets, organisation et règlement intérieur de l’école, ...

Il existe aussi un cadre interne à l’enseignant : l’idée qu’il se fait de son rôle, de ses missions, de ses compétences et de ses limites en référence avec son univers conceptuel et son expérience fournit une base théorique vécue qui sous-tend la prise permanente de décision. C’est alors un instrument de compréhension qui permet de percevoir et d’interpréter les réactions des élèves.

Le cadre doit surtout ne pas demeurer extérieur à l’élève, être peu à peu intériorisé à travers les interactions afin qu’il puisse interpréter de manière pertinente les situations scolaires et donner du sens aux activités et aux contenus d’apprentissage. Lorsque le cadre est intériorisé, une modification concernant un invariant externe (disposition du mobilier, non respect du planning journalier, ...) ne signifie plus l’écroulement du cadre : les changements prennent sens. Le cadre peut se maintenir malgré certaines déformations. Le cadre peut jouer pour que le travail soit possible(5)...

Claudine Ourghanlian
Septembre 2006


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Notes

(1) Au sens que lui donne, par exemple, François Dubet dans Le Déclin de l’institution, Le Seuil, 2002 : « En l’espace de deux générations, le métier d’instituteur s’est profondément transformé. La cause la plus longue, la plus profonde et la plus essentielle des mutations du programme institutionnel de l’école républicaine est l’entrée de l’enfance à l’école. (...) L’instauration de la discipline rationnelle, impersonnelle, froide, de l’école républicaine avait été perçue, en son temps, comme un progrès parce qu’elle protégeait les enfants de l’arbitraire et de la violence des maîtres (...) En promouvant l’élève, la discipline républicaine préservait l’enfant (...) », p. 93.

(2) P. Meirieu, Faire l’École, faire la classe, ESF, 2004, pp. 43-44.

(3) J. Bruner, L’Éducation, entrée dans la culture, Retz, 1996.

(4) P. Perrenoud, Métier d’élève : comment ne pas glisser de l’analyse à la prescription, UNAPEC, 1996, p. 3 et p. 6.

(5) A-t-on assez noté que pour le menuisier, qui peut avoir à fabriquer des cadres, le bois joue ou travaille, selon les cas, et pour signifier la même réalité ?...


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