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Faire la classe – Les approches disciplinaires
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Un texte de Pascal Ourghanlian
 

« Lire-Écrire à l’école : comment s’y apprennent-ils ? »

Je reprends comme intitulé de cette sous-partie le beau titre de la traduction française du travail d’Emilia Ferreiro(1) pour marquer une admiration (elles sont rares) et désigner une orientation, une prise de position dans un débat à vif depuis plus de trente ans. Les considérations qui suivent, en effet, s’inscrivent en résonance entre les trois pôles signifiés :

Élève de Jean Piaget, Emilia Ferreiro a consacré l’essentiel de ses recherches à la psychogenèse du lire-écrire, domaine peu exploré par l’épistémologue suisse. Elle se place délibérément dans le cadre d’un constructivisme génétique qui considère que « même si l’écrit est un savoir socio-culturel transmis par un enseignement scolaire systématique, l’enfant doit reconstruire activement ce savoir, comme tout autre savoir, pour se l’approprier ».(2) Elle montre que :

Au-delà du reproche d’« étapisme » qui pourrait être fait à ces travaux (comme on n’a pas manqué de le faire pour ceux de Piaget), l’approche respectueuse de Ferreiro, son attention aux productions réelles de l’enfant comme porteuse de sens, son pari d’une intelligibilité de ces productions ont durablement modifié nos manières de concevoir l’entrée dans l’écrit. Et si elle se garde bien d’appeler à une application mécaniste de ses recherches en pédagogie, on ne peut nier qu’il y a beaucoup à prendre, au quotidien de la classe, dans ses travaux, et que les avancées permises par les théories des « écritures inventées »(3) lui doivent beaucoup.

 

Les caractéristiques de l’écrit(4)

Entrer dans l’écrit, c’est passer d’un monde dans un autre, c’est lâcher le connu pour s’aventurer dans le peu-sûr, c’est accepter l’inconfort de la rupture pour (se) construire d’une nouvelle manière. C’est prendre en compte un objet qui, pour se dérober, n’en possède pas moins quelques caractéristiques dont Ferreiro fait l’hypothèse que l’enfant les redécouvrira dans son exploration tâtonnante et se les appropriera en les reconstruisant.

  1. Une fonction de représentation : « L’écrit est une trace qui représente une intention ».
  2. Une première fonction cognitive (voire ludique et/ou esthétique) : « Cette représentation écrite est disposée et organisée sur une surface, ce qui autorise la segmentation du discours, son ordonnancement sur l’espace orienté du support ».
  3. Une fonction de permanence : « La trace écrite demeure ».
  4. Une seconde fonction cognitive : « La trace écrite (...) permet de prendre de la distance face au discours qu’elle représente, aide à le réorganiser, conduit à le penser de manière plus contrôlée ».
  5. Une fonction relationnelle : « Cette trace écrite est utilisée pour communiquer avec d’autres sujets ».
  6. Une fonction d’inscription culturelle : pour être efficace, cette trace écrite doit respecter « des conventions d’écriture liées aux structures du système d’écriture employé ».

L’évolution de l’écriture

J’insiste une nouvelle fois : Ferreiro propose une description des tentatives de l’enfant de s’approprier un système complexe. Il ne s’agit pas de lire les conclusions rapportées maintenant de manière fixiste : la chercheuse a travaillé essentiellement avec des enfants hispanophones pour lesquels les complexités du codage grapho-phonologique ne se posent pas et a toujours insisté pour que description ne vaille pas prescription.

Ces réserves importantes faites, les quatre grandes étapes (déclinées en 22 sous-catégories) décrites par Ferreiro sont les suivantes :

  1. Niveau pré-syllabique : « (...) les productions écrites sont étrangères à toute recherche de correspondance entre graphies et sons ».
    1. Catégorie A (3 sous-catégories) : graphismes primitifs (gribouillages et/ou pseudo lettres) ; écritures uni-graphiques (une seule graphie par énoncé) et écritures sans contrôle de quantité (ligne et/ou page remplies jusqu’au bout).
    2. Catégorie B (1 sous-catégorie) : écritures fixes (la même série de lettres, souvent issues du prénom, sert pour des énoncés différents).
    3. Catégorie C (5 sous catégories) : écritures différenciées (du point de vue des graphies et/ou des quantités).
    4. Catégorie D (1 sous catégorie) : écritures différenciées avec valeur sonore initiale (la lettre initiale est choisie pour sa valeur phonique avec, selon les enfants et/ou les moments, une entrée privilégiée par la voyelle ou par la consonne).
  2. Niveau syllabique : l’enfant « essaie une correspondance entre graphies et syllabes ».
    1. Catégorie E (3 sous-catégories) : écritures syllabiques primitives (« premiers essais pour écrire en assignant à chaque graphie une valeur syllabique »).
    2. Catégorie F (2 sous-catégories) : écritures syllabiques avec forte exigence quantitative (l’enfant s’impose un nombre de syllabes supérieur à 2).
    3. Catégorie G (2 sous-catégories) : écritures syllabiques strictes (l’équivalence quantité de graphies et syllabes du mot est faite).
  3. Niveau syllabico-alphabétique : deux manières de faire correspondre les sons et les graphies coexistent selon que l’hypothèse posée par l’enfant est plutôt syllabique ou plutôt alphabétique (Catégorie H (2 sous catégories)).
  4. Niveau alphabétique : « l’analyse syllabique (...) est dépassée, au profit d’une correspondance entre phonème et graphie » (Catégorie I (3 sous catégories)).

Ce tableau, pour pointilliste qu’il soit, concerne directement une pratique de classe, en ce qu’il décrit la psychogenèse de l’écriture des élèves qui entrent à l’école maternelle jusque, parfois, à leur entrée au CE2 !

 

« Comment l’enfant devient lecteur » ?(5)

Les travaux d’Emilia Ferreiro ont eu différents niveaux de retentissement, réactivant, par exemple, les débats sur l’apprentissage de la lecture.

Dans ces débats, l’institution a tranché en formulant des prescriptions claires, fondées sur un large consensus, par le biais des programmes pour l’école primaire de 2002 : « En même temps que l’élève comprend le principe qui gouverne le fonctionnement du code alphabétique, il commence à pouvoir découper les énoncés qu’il entend, comme les phrases qu’il voit. Parallèlement, il mémorise la structure orthographique d’un nombre de plus en plus important de mots, qu’il peut alors reconnaître de manière quasi automatique. Il se libère progressivement du travail du déchiffrage et accède de plus en plus aisément et sans aide à la compréhension de ce qu’il lit »(6).

Mais la question posée par Gérard Chauveau demeure, et il convient de la reprendre. On verra combien ce chercheur est proche, sur le versant réception du lire-écrire, des travaux d’Emilia Ferreiro.

L’idée centrale de Chauveau est que « la lecture n’est plus pensée comme une « base matérielle, mécanique » aux autres matières scolaires ni même comme « un instrument pour apprendre » mais comme une pratique culturelle (ou cultivée) : celle du livre »(7). Et de décrire les cinq grandes compétences d’un enfant déjà lecteur, détour nécessaire pour revenir à la psychogenèse de la lecture :

  1. L’enfant lecteur est un lecteur compreneur : il a une compréhension globale du texte pour en saisir l’essentiel, il en a une compréhension fine qui lui permet de découvrir l’implicite par un traitement organisé des inférences.
  2. C’est un lecteur polyvalent : « il est capable de traiter différents types de textes ».
  3. C’est un lecteur flexible qui « sait adopter le mode de lecture qui convient à la situation ».
  4. C’est un lecteur usager des lieux de lecture.
  5. C’est un lecteur amateur : « il sait les plaisirs que procure la lecture ».

Les objectifs de l’apprentissage de la lecture ainsi décrits (et posés), Chauveau revient au moment où s’installe le « savoir-lire minimum » et en décrit les deux aspects essentiels : le savoir-lire en train de s’installer est hétérogène (balayage du texte, reconnaissance immédiate de quelques mots par adressage, décodage de quelques autres par assemblage, anticipation d’un mot probable en contexte, sauts de mots non lus et retours en arrière, oralisation pour soi-même) et interactif (« L’acte de lire exige des synthèses entre des opérations de sens contraire (...), repérage de marques écrites (...) et recherche de sens »).

Ce qui conduit Chauveau à décrire les cinq grandes compétences d’un enfant apprenti lecteur :

  1. Trois savoir-faire sectoriels ou basiques, formant la partie instrumentale du savoir-lire de base :
    1. Décoder.
    2. Explorer.
    3. Reconnaître.
  2. Deux savoir-faire transversaux ou stratégiques :
    1. Coordonner les divers procédés et les différentes sources d’information : c’est la partie compréhensive.
    2. Adapter la conduite en fonction de la tâche et des intentions du lecteur (ou du projet de lecture) : c’est la partie culturelle.

Ce modèle « en double pilotage »(8) permet à Chauveau, à la manière de Ferreiro, de construire la psycho-genèse de la lecture chez l’enfant non encore lecteur qui feuillette un album :

Où l’on voit qu’entrer dans l’écrit c’est entrer dans une culture, dans un rapport au monde et aux autres qui façonne en retour, qui fait que chaque enfant réinitialise pour son propre compte le processus d’humanisation à l’œuvre depuis des millénaires - et qui nécessite un guidage éclairé et confiant. Bien loin des vaines querelles concernant les « méthodes », régulièrement et inutilement réactivées(9)...

Pascal Ourghanlian
Septembre 2006


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Notes

(1) E. Ferreiro, M. Gomez Palacio et col., Lire-Écrire à l’école : comment s’y apprennent-ils – Analyse des perturbations dans les processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture, CRDP Lyon, 1988. Texte original publié au Mexique en 1982 sous le titre espagnol qui forme ici le sous-titre français.

(2) Op. cit., p. XV, introduction de Jean-Marie Besse et al.

(3) On appelle « écritures/orthographes inventées », « écritures/orthographes approchées », par traduction de « invented/creative spelling », « les graphies non conventionnelles que produisent les très jeunes enfants » : « Les enfants peuvent produire des textes dont les graphies, bien que non normées, résultent de calculs intelligents. Ces « orthographes inventées » éclairent les processus qui sous-tendent l’acquisition de l’écrit, spécialement lors des phases pré-orthographiques. Au-delà, le concept d’invention implique des processus cognitifs qui sont au cœur de tout apprentissage. Inventer c’est, en effet, se servir de ce que l’on sait pour répondre aux besoins nouveaux qu’impose la demande sociale ». J.-P. Jaffré et al., « Retour sur les orthographes inventées » in Des enfants, des livres et des mots, Les dossier des Sciences de l’Éducation n° 1, Toulouse, 1999, p. 39. La bibliographie, pp. 49-52, est la plus récente et la plus complète à ce jour sur ce sujet.

(4) Je reprends ici la description proposée par Jean-Marie Besse dans son article « Le développement des conceptualisations sur l’écrit chez le jeune enfant » in Des enfants, des livres, des mots, op. cit. p. 85.

(5) G. Chauveau, Comment l’enfant devient lecteur – Pour une psychologie cognitive et culturelle de la lecture, Retz, 1997 (nouv. éd. 2002).

(6) Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, 2004, p. 24.

(7) Op. cit. p. 47.

(8) Op . cit. p. 169.

(9) La dernière prescription officielle sur l’apprentissage de la lecture (circulaire n° 2006-003 du 3 janvier 2006 « Apprendre à lire », BO n° 2 du 12/01/06) a réinitié inutilement une querelle qui s’était apaisée, sur des bases volontairement polémiques et une utilisation honteusement détournée de travaux scientifiques à qui l’on prête la validation d’une approche systématiquement et exclusivement syllabique à laquelle ils se gardaient pourtant bien de donner une caution aussi tranchée... (voir les réactions, par exemple sur le site du Café pédagogique : La Lecture : contributions et dossiers).


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