Faire la classe – Les approches disciplinaires
Conceptualiser le nombre ?
Un texte de Pascal Ourghanlian
Au commencement de l’écriture, peut-être, était le nombre... Et au commencement du nombre... était Jean Piaget(1) ! Dès 1941, dans La Genèse du nombre chez l’enfant(2), en faisant de la construction du nombre un corrélat du développement de la logique, l’épistémologue suisse propose un cadre théorique qui, sous quelques réserves et à quelques ajustements près, reste d’actualité aujourd’hui. Les « reproches » faits à la théorie piagétienne tiennent d’ailleurs plus au fait que, comme toute théorie, elle ne se garde pas d’un certain formalisme et d’une présentation fixiste (les fameux stades) qu’à une remise en cause complète de ses conclusions.
Pour Piaget, en bon constructiviste, la genèse du nombre n’est pas d’abord numérique, elle est pratique et de l’ordre de la logique : le nombre ne devient opératoire pour l’enfant qu’à la fin d’un parcours dont il sera comme la synthèse. Pour cela, il doit d’abord percevoir que :
Et Piaget, dans cette logique, de rejeter une pratique courante, tant dans les familles que dans les classes, le comptage. Sauf que...
Pour ces deux chercheuses américaines, tenantes du point de vue « les principes-en-premier », le fonctionnement opératoire du dénombrement par l’enfant repose sur cinq principes :
Si ces principes ne soulèvent pas d’opposition de la majorité des chercheurs, c’est leur acquisition qui pose problème : quand, et surtout comment, l’enfant acquiert-il le comptage dont la mise en œuvre « nécessite le recours à une énumération verbale »(6) ?
L’enfant qui, très jeune (dès 2 ans), est fier de montrer qu’il sait compter, passe par trois étapes :
Fuson, tenant de la position « les principes-après », a montré(7) que la construction de la chaîne stable et conventionnelle passe par quatre niveaux d’élaboration :
La réponse à la question « comment l’enfant accède à la signification des mots-nombres ? » est celle à laquelle essaie de répondre de manière convaincante Rémi Brissiaud depuis la parution, controversée en 1989, de Comment les enfants apprennent à calculer(8). Il montre que trois types d’aides peuvent être fournis à l’enfant pour le conduire vers la conceptualisation du nombre :
Brissiaud peut alors conclure : « Avoir conceptualisé le nombre 8, c’est disposer de plusieurs procédures pour construire une collection de 8 unités et, dans un contexte donné, adopter celle qui convient le mieux en fonction de ce contexte ou de tel ou tel critère que l’on souhaite privilégier : l’économie, la fiabilité, etc. »(9). C’est l’équivalence de procédures symbolisée par le mot-nombre qui signifie la conceptualisation.
En parallèle à cette conceptualisation du nombre, une autre entrée, culturelle, non développée ici, reprendrait ce qui a été dit précédemment de l’entrée dans l’écrit : selon cette conception, l’enfant reparcourt pour lui-même les grandes étapes de la construction du nombre par Homo en l’inscrivant dans un contexte culturel fondé sur un langage partagé par la communauté humaine(10).
Pascal Ourghanlian
Septembre 2006
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(1) Pour une présentation critique récente, voir, par exemple, A. Chalon-Blanc, Inventer, compter et classer. De Piaget aux débats actuels, Armand Colin, 2005.
(2) J. Piaget et A. Szeminska, La Genèse du nombre chez l’enfant, 1941.
(3) Voir L. Vygotski : « L’apprentissage ne coïncide pas avec le développement, mais active le développement mental de l’enfant, en réveillant les processus évolutifs qui ne pourraient être actualisés sans lui » in B. Schneuwly et J.-P. Bronckart, Vygotski aujourd’hui, Delachaux et Niestlé, 1985, p. 112.
(4) R. Gelman et C. R. Gallistel, The child’s understanding of number, Harvard University Press,1978.
(5) D’après F. Cerquetti-Aberkane et M.-C. Marilier, article « Dénombrement », Université Paris V, Télé Formation Mathématiques, http://www.uvp5.univ-paris5.fr/TFM/aTFM.asp.
(6) M. Fayol, L’enfant et le nombre, Delachaux et Niestlé, 1990, p. 23.
(7) K. C. Fuson, Chlildren’s counting and concepts of number, Springer-Verlag, 1988.
(8) R. Brissiaud, Comment les enfants apprennent à calculer, Retz,1989. La seconde édition, très largement augmentée, et de lecture indispensable, est parue en 2003. Elle est sous-titrée : Le rôle du langage, des représentations figurées et du calcul dans la conceptualisation des nombres.
(9) Op. cit., 2nde éd., p. 27.
(10) Voir les travaux de Stella Baruk sur l’apprentissage du calcul (Comptes pour petits et grands, Magnard, 1997) et ceux de Georges Ifrah sur l’histoire des nombres (Histoire universelle des chiffres, Robert Laffont, 1992).
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