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Faire la classe – Les approches disciplinaires
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Un texte de Daniel Calin
 

Le corps à l’école occupe un double statut. Le premier est celui du corps de l’éducation physique et sportive. C’est un statut très officiel, défini et balisé par les programmes officiels. Ce corps-là est bien entendu exclusivement le corps de l’enfant, un corps à éduquer, à soumettre à un ensemble déterminé d’apprentissages. Le second est celui de la présence physique des enfants à l’école, au sens où l’on dit parfois d’un enfant, de façon très péjorative, qu’il n’est présent que physiquement en classe. C’est un statut masqué, un non-statut ou un anti-statut. C’est le corps refoulé, celui de l’enseignant autant que celui de l’enfant, cette fois. C’est la corporéité évacuée mentalement de l’espace scolaire pour en faire un espace entièrement voué à la pensée et à l’acquisition des savoirs intellectuels. Hormis, bien sûr, durant les temps balisés de l’éducation physique. On peut à bon droit supposer que le statut accordé au corps de l’enfant dans l’éducation physique est plus le prétexte et le masque de la négation ordinaire de la présence des corps dans l’espace scolaire que le signe d’une entreprise éducative qui s’adresserait à la personne globale de l’enfant.

 

Le corps éduqué

Dès les débuts de l’enseignement primaire obligatoire, le souci d’une éducation corporelle est intégré dans les programmes. L’article premier de la loi du 8 mars 1882(1) intègre ainsi « la gymnastique » à sa définition des contenus de l’enseignement primaire, à laquelle il faudrait peut-être ajouter « pour les garçons » l’alinéa suivant, « les exercices militaires »(2). On peut cependant remarquer que ces contenus viennent en dernier lieu. L’ordre de cet article n’est certes pas explicitement hiérarchique, mais la lecture attentive de la succession des contenus ne laisse guère de doute sur la hiérarchie implicite ainsi définie. Il faut souligner également que le législateur de 1882, en se référant à la gymnastique, a choisi l’approche du corps la plus restrictive, la moins ludique, la plus rigoureusement éducative. Le corps de la gymnastique est avant tout le corps à maîtriser, à plier à la volonté du maître de gymnastique.

Nos législateurs ont plus de suite dans les idées que la vivacité des débats politiques ou idéologiques autour de l’école ne pourraient le faire accroire. Dans les programmes de 2002 pour l’école maternelle, la formulation retenue pour désigner la partie qui cadre l’éducation corporelle est : « Agir et s’exprimer avec son corps ». Certes, la référence à l’expression corporelle nous emmène assez loin de l’idée de gymnastique, ce qui, avec des enfants si jeunes, est la moindre des choses. Mais le détail des « compétences devant être acquises en fin d’école maternelle » rétablit vite, implicitement toujours, la hiérarchie des préoccupations : vient en premier lieu « Réaliser une action que l’on peut mesurer », ensuite « Adapter ses déplacements à différents types d’environnements », puis « Coopérer et s’opposer individuellement ou collectivement », et seulement en dernier lieu « Réaliser des actions à visée artistique, esthétique ou expressive ». De l’action mesurable à l’action expressive, l’ordre est respecté. On peut même s’amuser (?) à faire un lien entre la place accordée aux activités d’opposition(3) et les exercices militaires de la loi Ferry(4). Il est d’ailleurs très révélateur que le terme même de psychomotricité soit totalement absent de ces programmes, alors même que l’idée d’éducation psychomotrice des jeunes enfants est maintenant très banalisée. Seule évolution notoire : cette éducation corporelle vient désormais en troisième lieu, certes après « Le langage au cœur des apprentissages » et « Vivre ensemble », mais avant « Découvrir le monde » et « La sensibilité, l’imagination, la création ». À vrai dire, les programmes pour l’école élémentaire remettent les choses en ordre : la rubrique désormais intitulée « Éducation physique et sportive » y retrouve sa place historique, la dernière, en cycle II comme en cycle III. Pour le reste, on retrouve l’ordonnancement des programmes pour l’école maternelle : les « actions à visée artistique, esthétique ou expressive » viennent toujours en dernier lieu, et les « jeux de lutte » sont toujours en bonne place.

Les programmes de 2002 explicitent d’ailleurs la position subordonnée de l’éducation corporelle à l’école. Les programmes d’éducation corporelle de chacun des trois cycles reprennent tous dans leurs conclusions la même formule qui précise que les compétences corporelles qu’elles viennent de définir « ne sont pas construites pour elles-mêmes. Il s’agit pour l’enseignant d’aider l’élève à acquérir des attitudes, des méthodes, des démarches favorables aux apprentissages, dans la pratique de l’activité mais aussi dans la vie sociale. » L’école ne fait guère une place à l’éducation corporelle que pour mieux le mettre à son service, c’est-à-dire, toujours implicitement, au service des apprentissages scolaires centraux que sont les apprentissages intellectuels.

 

Le corps refoulé

Dès les programmes pour l’école maternelle, l’introduction de la rubrique « Agir et s’exprimer avec son corps » prend bien le soin de préciser : « Le maître conduit l’enfant à passer du simple plaisir d’agir à des actions voulues et organisées, graduellement plus élaborées et articulées entre elles. » De même, l’introduction à la rubrique « Éducation physique et sportive » des programmes du cycle III affirme : « Au-delà du besoin de bouger et du plaisir d’agir, l’élève découvre le sens de l’effort et de la persévérance. » On ne saurait exprimer plus clairement la volonté du législateur d’assigner à l’école, et ce dès ses premiers niveaux, un objectif d’évacuation du corps « libidinal », comme diraient les psychanalystes, au profit d’un corps fortement maîtrisé, donc instrumentalisable, susceptible d’être soumis à d’autres finalités que les satisfactions corporelles, même les plus naturelles, comme le simple « plaisir d’agir », le plaisir kinesthésique si puissant et si vital durant l’enfance. Même le « besoin de bouger », pourtant hors de toute référence à la dangereuse notion de plaisir, se trouve condamné à se soumettre aux durs registres de « l’effort » et de « la persévérance » ! Non seulement l’école ne doit pas être vouée au plaisir du corps, ce dont tout le monde se doute de longue date, mais elle se doit de soumettre les besoins corporels naturels eux-mêmes à ses propres exigences(5). À l’inverse, les plaisirs de lire et d’écrire, souvent évoqués par ailleurs dans les programmes, sont eux autorisés pour eux-mêmes, voire, à plusieurs reprises, prescrits : « les lectures autonomes doivent relever d’abord du plaisir de la découverte d’une œuvre », « dire un poème doit devenir un plaisir pour tous les élèves ». L’école a donc désormais décrété le plaisir obligatoire ! Certains plaisirs, bien entendu.

Il est d’ailleurs assez révélateur que les activités physiques se déroulent le plus souvent, dès la maternelle, hors de la salle de classe, dans un lieu spécifique, le gymnase, ou la salle de psychomotricité comme on la nomme parfois dans certaines écoles peu respectueuses de la lettre des programmes officiels. Comme s’il fallait à tout prix, dès le plus jeune âge, préserver la sacralité d’un lieu voué à la pensée de la dangereuse contamination des activités centrées sur le corps. Certes, l’espace réduit de la classe interdit physiquement toutes les activités de grande motricité, mais on pourrait imaginer que s’y déroulent régulièrement certaines activités physiques, de gymnastique ou de relaxation, par exemple(6). Le gymnase, comme symbole du refoulement du corps hors de l’école ? De fait, malgré nombre de discours officiels, nos pratiques scolaires et plus encore nos représentations pédagogiques communes restent bien éloignées de la devise de Juvénal, « Mens sana in corpore sano »(7), « Un esprit sain dans un corps sain ».

La réalité est pourtant que le corps des enfants est présent en classe. Et constamment présent. Ce qui fait que toute activité scolaire est aussi une activité physique. Et une activité qui engage le corps, inéluctablement. Lire suppose une intense focalisation du corps sur le regard. Écrire suppose une intense focalisation du corps sur la main et le stylo dont elle tente d’ordonner les mouvements. Non seulement le corps est présent dans les activités les plus centralement scolaires, mais le corps doit y être en mouvement. Mouvement aigus des yeux du lecteur, mouvements appliqués de la main du scripteur, la classe la plus studieuse est une classe de corps mouvants. Penser l’école ou la pensée contre le corps interdit de penser sa plus profonde réalité, que l’on pourrait définir comme la mise en pensée du corps. On a parfois l’impression que l’école se rêve des élèves paralytiques, alors même qu’à l’évidence les enfants paralysés ne sont pas de meilleurs élèves, bien au contraire parfois, pour de multiples et complexes raisons(8), que ceux qui explosent corporellement à l’heure de la récréation. L’école semble avoir fort mal intégré une des leçons fondamentales de la psychologie piagétienne, qui est que la pensée symbolique prend racine dans la pensée sensori-motrice.

Certes, les apprentissages scolaires fondamentaux, ceux du lire-écrire-compter, sont incompatibles avec une dépense motrice intense. On ne peut ni apprendre à lire, ni lire, en grimpant aux arbres ou en courant derrière un ballon. Contrairement à ce qu’ont pu répandre certains rêves libertaires, l’école ne peut en aucun cas libérer le corps. Elle exige, incontestablement, une grande maîtrise corporelle, une forte contenance des énergies du corps. L’observateur le plus superficiel d’une classe élémentaire ne peut qu’être frappé par la difficulté qu’ont nombre d’élèves à « tenir en place » lors des tâches scolaires classiques. Penché sur sa feuille, l’écolier souffle, tire la langue, torture son nez, étire son corps en direction opposée à sa plume comme si ses jambes tentaient d’échapper à cette tâche. L’enfant résiste et s’agite sous l’écolier, fait craquer son habit trop austère. Les mouvements « parasites », comme disent certains pédagogues ou médecins, dépensent tant bien que mal une énergie vitale que la seule activité graphomotrice ne suffit pas à épuiser. Le malaise corporel des enfants est souvent palpable, parfois envahissant.

Les programmes d’éducation motrice ne mettent donc pas sans bonnes raisons l’accent sur la maîtrise plus que sur le plaisir ou la dépense. Ce qui pose problème selon nous est l’opposition qu’ils établissent constamment entre la recherche du plaisir corporel et l’apprentissage de la maîtrise corporelle. Certes, ces deux registres ne vont pas forcément de pair. Si l’entraînement à la maîtrise de corps est contraint, comme c’est typiquement le cas dans les exercices militaires, alors bien sûr plaisir et maîtrise sont antithétiques. Mais si la maîtrise corporelle est activement voulue par l’enfant, comme lorsqu’il tente de contrôler ses cordes ou ses balles, alors la maîtrise du corps et le plaisir du corps peuvent à nouveau se rencontrer. Il nous semble très important que l’éducation corporelle s’oriente au maximum vers une telle éducation au plaisir du contrôle moteur. Cela seul peut donner une base psychique positive à la maîtrise corporelle, en faire autre chose qu’une torture permanente. Sans cet appui positif, le goût de l’effort et la persévérance mises en avant par les programmes ne peuvent que dériver vers un masochisme psychologiquement malsain, auquel résisteront à bon droit la plupart des enfants. Maria Montessori, encore, avait déjà montré que le plaisir de contrôler sa plume pouvait s’enraciner dans le plaisir de contrôler ses pas en parcourant une ligne tracée à même le sol. Le corps de l’enfant ne pose problème à l’école que si l’école ne sait pas se donner les moyens de s’appuyer positivement sur lui. Le corps n’est l’ennemi que pour des puritains. Il est absurde de dresser l’élève contre son corps. Le corps est là, toujours. Le problème est de s’en faire un allié. Un allié indocile, certes, mais un allié n’est pas un serviteur.

 

Et le corps du maître ?

Quant au corps du maître, l’évoquer est presque en soi un scandale. Pourtant, nous gardons tous des souvenirs étonnamment précis et persistants du corps de nos enseignants, en particulier de certaines de leurs caractéristiques physiques ou gestuelles. Et cela concerne tous les enseignants, les bons comme les mauvais, les marquants comme les inconsistants. Les conversations d’anciens élèves sont largement nourries du partage de ces souvenirs corporels, souvent plus vifs que les contenus des enseignements ! Cela ne signifie d’ailleurs pas que ces enseignements n’ont pas laissé de traces. Un enseignement, d’une certaine façon, n’a pas à faire trace, mais à s’intégrer dans la culture d’une personne. Ces souvenirs corporels forts de nos anciens maîtres témoignent de la place du corps de l’enseignant. Enseigner, qu’on le veuille ou non, c’est se mettre en scène au moins autant corporellement qu’intellectuellement. Et cette mise en scène corporelle est probablement d’autant plus marquante qu’elle est moins maîtrisée que la mise en scène intellectuelle. Moins maîtrisée, donc plus « révélatrice », plus porteuse d’affects, en particulier d’affects inavouables. Peurs, malaises, mépris, attirances et répulsions, tout cela se déverse dans la présence corporelle de l’enseignant, à son insu et à l’encontre toute volonté de « neutraliser » sa façon d’être.

La seule conséquence notoire de ce refoulement du corps dans la culture professionnelle dominante des enseignants est de les placer dans l’incapacité de contrôler la mise en scène de leur corps. Et a fortiori d’en faire une des dimensions contrôlées de leur relation aux élèves. On sait pourtant que les jeux sur la distance corporelle(9) sont un puissant outil de communication. On sait aussi que les gestes et les contacts peuvent être, au gré des circonstances, plus significatifs que les paroles. Avec les enfants les plus jeunes, c’est souvent une condition indispensable à la mise en place d’une relation de confiance entre l’enfant et l’enseignant. On peut encourager un enfant, ou le calmer, d’un geste de la main, plus rapidement et plus efficacement qu’avec des mots. D’une façon plus générale, la restriction des réticences de l’enseignant à s’engager corporellement dans la relation pédagogique facilite certainement l’engagement corporel des élèves dans les activités. En classe, il est indispensable de se « jeter à l’eau », tous ensemble.

Daniel Calin
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) Texte intégral dans la version originale.

(2) Alinéa suivant, et dernier alinéa : « Pour les filles, les travaux à l’aiguille ».

(3) Pour ceux qui douteraient du bellicisme de notre éducation précoce officielle, on soulignera que dans les « exemples de compétences à atteindre en fin d’école maternelle » viennent en premier lieu les « jeux de lutte ».

(4) La seule évolution notoire étant que désormais ils ne sont plus réservés aux garçons !

(5) Voir le point 6.1.2, en particulier sa première subdivision, Éduquer contre la nature ou éducation naturelle ?

(6) Certains enseignants ne s’en privent pas, d’ailleurs, suivant ainsi une leçon donnée par Maria Montessori dès les premières années du vingtième siècle.

(7) Dans ses Satires. En réalité, Juvénal voulait seulement signifier que l’homme sage ne doit demander aux Dieux que la santé de l’âme avec celle du corps. Ce sont les modernes qui, à partir de la Renaissance, vont faire de cette formule votive un principe éducatif.

(8) Voir certains travaux de Gibello sur ces questions, comme Perturbations cognitivo-intellectuelles et troubles de l’identité, Le Courrier de Suresnes, 1990. L’article évoque, entre autres, des troubles de la pensée en lien avec l’infirmité motrice cérébrale. et la prise en charge de ces troubles par des approches psychomotrices !

(9) Voir les ouvrages de Hall, en particulier La dimension cachée, mais aussi Le langage silencieux et La danse de la vie, tous publiés au Seuil.


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