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Chronique 20
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Un texte de M. Barthélémy
 

Ludovic souffre d’un syndrome frontal. Grand jeune homme de 16 ans, d’abord souriant, vif et sportif, il est comme un gamin de 6 ans lorsqu’il est mis en présence de l’écrit. Il ne parvient pas à organiser l’exploration visuelle d’une page de manuel, n’arrive pas à croiser lignes et colonnes d’un tableau de géographie, n’arrive pas à suivre la ligne d’une frise chronologique. Il ne peut pas coordonner l’idée de l’acte à faire, la prise d’indices visuels nécessaires à sa réalisation, la planification des étapes à franchir. Dans une tâche répétitive, nécessitant l’enchaînement de gestes précis et toujours identiques, il « dérape » tout à coup, comme si ses bras ne répondaient plus aux ordres impulsés par le cerveau. Lorsqu’on lui lit une histoire, sauf à marquer les articulations du texte, la manière dont il progresse, à multiplier les rappels, Ludovic retient un élément et construit le sens global à partir de cet extrait. Si celui-ci est l’élément essentiel et pertinent, Ludovic décroche un 17/20, si ce n’est qu’un détail insigni­fiant conduisant à un faux-sens ou à un contre-sens, il récolte un 3/20. Quand il doit écrire, les sons et les graphies se mélangent, et les mots mémorisés globalement sont en nombre trop restreint pour permettre un écrit efficace.

Cela fait treize années que Ludovic va à l’école. Cela fait treize années qu’il est considéré, au choix, comme « un brave petit qui fait ce qu’il peut », « un crétin fini », « un fainéant ». Cela fait treize années que ses enseignants se demandent ce qu’il fait là.

Ce qu’il fait là, lui le sait très bien : il attend de pouvoir enfin faire ce qu’il aime faire, ce qu’il sait faire, de la mécanique automobile. Là, plus de bras qui dérapent, de pensée entravée, de lignes et de colonnes qui se confondent. Tous ses stages se sont bien passés, tous ses patrons se sont montrés contents de lui, prêts à le reprendre, éventuellement comme apprenti dans le cadre d’un CFA. Et comme il faut 16 ans, Ludovic attend...

Il n’attend pas tout seul : ses parents attendent avec lui, ses parents qui ont mis des années à ne pas penser avec les autres qu’il était « fainéant », « crétin fini » ou « brave petit »... Ses parents qui ont appris à comprendre, à partager la souffrance de leur fils, à se battre avec lui, à expliquer, encore, et encore...

Aujourd’hui, Ludovic vient me voir dans mon bureau. Il s’effondre, en larmes. De gros sanglots de gosse, qui coupent la respiration et que rien ne vient apaiser. Peu à peu, il se calme, sa voix brisée, à peine audible, arrive à dire quelques mots : « Ils m’ont traité de gogol, parce que je passe le Brevet blanc avec l’AVS. J’veux tout arrêter. J’en ai marre d’être un bouffon. J’suis qu’un connard. Même l’instructeur des pompiers l’a dit ».

C’est moi que Ludovic vient voir, c’est à moi de répondre à sa détresse. Je suis tétanisé. J’en pleurerais presqu’avec lui. Mais s’il a besoin de mon empathie, il a aussi besoin que je redise les mots de la loi, les mots qui s’imposent à tous. S’il a besoin que je le considère comme un gamin en souffrance, il a aussi besoin que je lui redise que c’est parce qu’il s’inscrit dans un cadre commun qu’il est une personne à part entière.

Son brevet, même avec l’AVS, est un vrai brevet. Son parcours, même avec des « béquilles », est un vrai parcours. Aussi estimable que les autres. Et, surtout, aussi fondé en droit que les autres. Ce qu’il me faudra rappeler au principal, aux enseignants, aux élèves de la classe. C’est mon boulot.

Rappeler inlassablement que le sens profond de la loi de 2005, c’est de donner plus à ceux qui ont moins. Pas leur donner plus d’humain parce qu’ils seraient d’une humanité moindre. Leur donner plus d’outils parce qu’ils utilisent moins bien ceux qu’on met habituel­lement à leur disposition. Seulement ça. Mais pleinement ça. Et déjà « ça » n’est pas gagné...

M. Barthélémy
20 janvier 2009

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Pour écrire à M. Barthélémy : “monsieurbarthelemy–AROBASE–gmail.com” (...en remplaçant bien sûr “–AROBASE–” par “@”)

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