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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




La querelle didactique entre traditionalistes et modernistes, entre réactionnaires et progressistes de l’enseignement focalise l’attention de l’opinion sur le problème didactique auquel sont confrontés les enseignants du premier degré, ainsi que les professionnels de la remédiation et du soutien scolaire. Le ministre et les groupes de pression politico-didactiques leur contestent le droit du libre choix des méthodes. Les réactionnaires, au nom du sauvetage des savoirs « en péril », réclament le retour aux méthodes d’enseignement que leurs arrière-grands-parents subirent pendant leur scolarité. La bataille politique se déplace sur le front scolaire. Enseigner la lecture avec une méthode purement phonographique serait conforme, pour l’aspect technique de ce préjugé, à la simplicité supposée de la langue française et, pour l’aspect éthique, loyale à l’égard du serment patriotique des gardiens de la République. C’est le paradoxe de la dictature. Depuis toujours on prescrit des méthodes aux enseignants comme la médecine prescrit des traitements aux malades et on ordonne aux élèves de « sauvegarder » en mémoire les savoirs dispensés. D’un droit social à l’instruction originel on en arrive aujourd’hui à un devoir moral de fournir des résultats satisfaisants à l’institution qui est responsable de la transmission. Du devoir de l’école publique d’instruire tous les Français, on retourne la logique en obligation pour chaque Français de tirer parti individuellement des leçons de l’école. Le destinataire du courrier serait redevable des erreurs de distribution de la poste. Théorie mécaniste des vases communicants, pédagogie de la pompe à essence : à partir d’un cerveau bien plein on transvase vers des cerveaux creux, d’une grande citerne vers de petits réservoirs, sous réserve que les petits récipients veuillent bien venir de leur plein gré s’alimenter au distributeur obligatoire. L’enseignant qui ne sait qu’enseigner et qui admet cette définition réductrice de sa mission est soumis à une double contrainte : sélectionner les meilleurs, ce qui implique l’élimination des faibles et, simultanément, instruire efficacement tout le monde. Si je choisis la première mission je laisse beaucoup d’éclopés sur le bord du chemin, si je choisis la deuxième je dois renoncer à enseigner pour faire place aux apprentissages et je me mets en opposition avec l’idéologie dominante. Les traditionalistes intégristes prétendent faire émerger l’élite après avoir évincé les plus faibles et… relever le niveau de la totalité, sans dégâts collatéraux, comme les stratèges de la guerre moderne. Mais ils ne disent pas comment.

Dans la mesure où l’enseignant prend soin d’enseigner les correspondances graphèmes-phonèmes il n’y a pas lieu de lui imposer l’usage de la méthode syllabique. (! ! !)**

Si je ne m’abuse, il s’agit là d’un double lien : se soumettre de son plein gré pour ne pas y être contraint. Pas d’échappatoire ! Etre à l’aise avec la méthode de son choix facilite la tâche d’enseignement du maître de lecture, certes ! Mais la liberté pédagogique ?

La liberté pédagogique, on n’en parle pas, elle n’est pas pensable. La liberté est cet état de grâce qui commence par l’autonomie de pensée. Comment être libre avec des chaînes aux poignets et dans la tête ? Le choix d’une méthode est du domaine de l’enseignement et concerne l’enseignant, en apparence. Et l’éducation ? Eduquer c’est conduire hors de la dépendance vers l’autonomie. La liberté pédagogique est ce droit qui autorise le professeur à associer ses élèves au choix des chemins qu’ils emprunteront pour parvenir à la connaissance et à les y accompagner pour les guider. Eduquer un enfant c’est se préparer et le préparer à s’en séparer, lui en donner et s’en donner les moyens. Conduire n’est pas fabriquer. La conduite s’oriente vers une fin programmée, vers une séparation, mais elle reste sans objet. Elle ne produit aucun objet fini conforme à un modèle et repose sur l’inventivité de l’éducateur. Emanciper, projet modeste et douloureux puisque la séparation est au bout du chemin. Encore faut-il que l’éducateur soit lui-même émancipé ! C’est pourquoi la science de l’éducation doit rester une utopie lumineuse, elle ne doit ni prescrire, ni valider des conduites éducatives qui seraient, d’après travaux, conformes à un modèle déposé. N’accordant à l’enseignant qu’un rôle d’agent d’exécution des méthodes et de courroie de transmission de connaissances venant d’en haut par le canal des manuels, les intégristes et méthodistes pourtant ne lui reconnaissent qu’un droit, un devoir plutôt, de mise en condition. Lui accorder le permis de pédagogie et l’inventivité ouvrirait une brèche dans le monopole des universitaires qui pensent et définissent l’école et mettrait en péril le marché du manuel scolaire. On exposerait l’intelligence des maîtres et des élèves à une épidémie par le virus de la libre pensée pédagogique. Il vaut mieux pour la survie du système qu’enseignants et parents continuent de croire que sans méthode on ne peut pas apprendre à lire. Une fois la méthode de lecture « choisie », méthode d’enseignement, il reste à l’enseignant exécutant à l’imposer, avec plus ou moins de bonheur, à la totalité des élèves de sa classe et à accomplir une tâche didactique collective avec plus ou moins de succès. Menu unique, plat unique ! L’idéal est qu’une discipline librement consentie et bien comprise, assortie de l’égalité des capacités d’apprentissage, fasse marcher la troupe comme un seul homme. Régime militaire. D’où la revendication de classes homogènes qui permettraient une compétition à chances égales et le confort moral du juge arbitre.

Quel que soit le niveau du débat, débat entre experts savants ou entre polémistes ignorants, en amphithéâtre ou au café, il tourne toujours autour de la question de l’efficacité didactique des méthodes. Par différents instruments de mesure concordants avec l’enseignement de la lecture, parce que fabriqués à partir de la même théorie, on peut dire quelles sont les techniques didactiques qui obtiennent les meilleurs résultats, à condition d’admettre intellectuellement que lire c’est faire ce que la méthode enseigne et apprendre à lire c’est apprendre la méthode enseignée. Ainsi, la théorie précède toujours les pratiques et s’y autovalide. Elle ne s’y mesure jamais. En permanence, elle a le premier et le dernier mot. Cette théorie elle-même se soumet au dogme : l’enfant ne vient pas à l’école pour y apprendre à lire mais pour y recevoir l’enseignement de la lecture. Or, toutes les méthodes reposant sur ce dogme se donnent pour but de fabriquer des déchiffreurs conformes à la définition scolaire du savoir-lire : savoir lire à l’école c’est être capable de « lire » les lettres d’abord, les syllabes ensuite, ou l’inverse selon les auteurs, les mots isolés enfin, quel que soit l’ordre des lettres dans le mot, les phrases finalement. C’est réveiller les sons dormant sous les signes. Pour la théorie didactique dominante, les « unités élémentaires » seraient plus faciles à « lire » qu’un ensemble signifiant. C’est la stratégie de l’identification d’unités à assembler hors de tout contexte de communication. La technique fondamentale qui met en œuvre cette théorie, technique baptisée mécanismes de base, est une combinatoire qui vise la « fusion syllabique » fondée sur une « solide connaissance » du « code de correspondance grapho-phonologique ». Mythe porteur des croyances qui servent de connaissances didactiques et de justification à l’indispensable utilité des manuels de lecture modernes, successeurs illustrés en couleurs des vieux syllabaires que les traditionalistes présentent à la vénération de l’opinion. Dogme intangible : c’est le son qui donne le sens. On n’apprend pas pour lire, on ne lit pas pour apprendre, on apprend pour apprendre, on lit pour lire. Quand je maîtrise les mécanismes de base je peux tout lire (tout oraliser). Par exemple, la maîtrise de la syllabe ien me permet de lire lien, plient, ploient, lient, client. On forme les futurs « lecteurs » par dressage et on attend des réponses intelligentes aux questions qu’on leur pose.

Il faut enseigner les relations graphèmes-phonèmes (entre les lettres et les sons) de manière systématique et explicite, dès le début du cours préparatoire. Les résultats scientifiques suggèrent d’écarter les méthodes qui n’enseignent pas les relations phonèmes-graphèmes, ou qui ne les enseignent pas de manière explicite et systématique, ou qui ne les enseignent pas suffisamment tôt.***

C’est clair, il faut enseigner. Mais enseigner quoi, puisque la lecture ne peut pas être enseignée ? Dans la mesure où elles affirment le primat du déchiffrage sur le sens et la priorité de l’enseignement sur l’apprentissage, toutes ces méthodes « modernes » obtiennent un label « scientifique » et… des résultats équivalents. Elles récoltent ce qu’elles sèment, de bons déchiffreurs et une importante perte en lecteurs : il ne comprend pas ce qu’il lit. A partir de ce constat, les idéologues experts en propagande cherchent et trouvent un bouc-émissaire : qui la « globale », qui le laxisme, qui mai 68, ça date un peu mais ça marche encore, qui le déficit langagier des classes populaires, qui l’invasion de la culture américaine, qui la recherche de plaisir facile et le refus de l’effort, qui les « pédagogistes »…Tout lecteur expert et expérimenté sait bien qu’articuler des sons sans sens n’est pas la voie royale pour atteindre le sens de l’écrit. Nous savons d’expérience qu’on ne peut prononcer les mots écrits qu’après les avoir lus, après les avoir reconnus (et non identifiés). Mais les didacticiens auteurs de méthodes de lecture font croire aux candides enfants de 6 ans que l’écrit n’est que la transcription graphique des sons de la langue parlée. « Etudions » le son o : mo, momie, mon, monnaie, moi, moins, monsieur ! Quelques enfants incrédules refusent d’apprendre le catalogue des sons. Ils sont donc en avance sur les théoriciens. Ceux qui savent lire font semblant d’apprendre les leçons de lecture. Si l’écrit n’était ni plus, ni autre chose que la mémoire graphique de l’oral, comme le veut la théorie dominante, la littérature, les sciences, l’histoire, la philosophie n’existeraient pas. Nous en serions encore à l’âge des cavernes, plus précisément à l’âge des barbares. Les intégristes de la syllabation, qui y croient encore, prétendent relever le niveau des connaissances scolaires en réduisant le passage en CP à quelques séances quotidiennes de fast reading teaching obligatoires, à consommer pendant 6 mois sans modération. Ils recommandent un deuxième passage aux enfants qui auraient fait une indigestion de déchiffrage. S’il fallait absolument choisir une méthode, mais ça n’est pas nécessaire pour qui est convaincu que la lecture ne s’enseigne pas, ce serait la « globale » de Decroly. Pourquoi ? L’analyse grapho-phonologique vient logiquement après lecture. La globale invite les enfants à analyser un écrit vivant, un écrit connu, un ensemble cohérent. C’est cohérent ! Par ailleurs, pour qu’un enfant de 6 ans entré non lecteur au CP (il y en a encore) apprenne à lire pendant les heures de classe, il faut qu’il puisse lire vraiment (on apprend à lire en lisant) : lire c’est penser avec les yeux dans l’intention de communiquer. Malheureusement, la programmation de l’enseignement des « correspondances » n’accorde aucun temps de lecture en situation de communication en vertu du principe que l’élève ne doit rien savoir qui ne lui ait été d’abord enseigné. La « globale » est une démarche didactique qui présente des phrases en contexte de communication, en situation d’action « lire pour agir, pour penser, écrire ce qu’on fait, ce qu’on pense », en préalable à une analyse phonographique qui est repoussée à plus tard, en fin d’année, au plus tôt au deuxième trimestre. Pendant ces trois, quatre mois de non syllabation, les élèves les moins avertis, ceux dont les parents ne lisent pas, ont le temps de se construire une stratégie propre d’appropriation de l’écrit. Ils ont tout loisir de voler la lecture avec ou sans le consentement des adultes. Quand le maître de lecture passera enfin à « l’extraction des sons pour en répertorier les costumes graphiques », il sera trop tard pour bloquer les comportements de lecteur des nouveaux lecteurs. L’élève averti ne se laissera plus égarer par les fausses techniques de « lecture ». En collectivité scolaire il jouera à déchiffrer avec des intonations infantiles, en lecteur clandestin il liera pour de bon, dans le silence, pour l’intérêt du texte, pour le plaisir jubilatoire de maîtriser un mode nouveau de communication et de s’en servir pour échanger avec d’autres humains. Car la plupart des enfants ont la délicatesse de tricher sur leur intelligence pour nous aider à croire qu’ils sont aussi bêtes que nous le pensons. Pendant les leçons de « lecture » chacun s’applique à braire du son pour avoir l’air d’un âne. Pour nous ménager, ils affichent leurs capacités réelles seulement quand ils sont entre eux. On peut en avoir un aperçu quand on les autorise à échanger. Car, la « globale » n’étant pratiquée nulle part, la syllabation commence tôt dans l’année de CP, dès septembre et depuis toujours. Résultat, les enfants non assistés par des parents lecteurs subissent des abus didactiques nocifs pour leur santé intellectuelle.

La question scolaire essentielle découle de ce constat d’une évidente simplicité : on ne peut pas enseigner la lecture. Les manuels de lecture ont pour fonction première de servir de guide didactique et de garantie de sécurité aux parents et aux enseignants consentants (mais il serait temps qu’ils cessent de consentir) confrontés à la mission d’enseigner la lecture en 6 mois à des jeunes enfants de 6 ans, quoi qu’il en coûte. Leur fonction discrète est de faire passer en douce une idéologie de soumission aux valeurs d’une société qui serait figée culturellement depuis la Révolution et Napoléon. Bien qu’on le croie naïvement, ces manuels n’ont jamais eu pour but de former des lecteurs. Par contre, leur effet non voulu, mais connu, donc prévisible et consenti, est de barrer la route du sens aux enfants auxquels des parents non lecteurs ne peuvent pas apprendre à lire. La querelle des méthodes a eu son heure d’actualité il y a 50 ans, quand la majorité des Français entrait dans la vie professionnelle à 16 ans, quand on ne demandait pas, comme le chantait Brassens en ce temps-là, aux filles et aux garçons d’avoir inventé la poudre, querelle étant un bien grand mot puisqu’elle ne porte que sur la méthode de déchiffrage. A l’heure où la nation attend que l’école fournisse un socle de connaissances à tous, ce débat est inapproprié aux nécessités du moment. Après avoir constaté ou contesté que lire ce n’est que comprendre et que déchiffrer n’est pas lire, on peut continuer longtemps, comme de coutume, à enseigner le déchiffrage qui ne sert à rien et n’aide en rien à lire. Le seul débat honnête, réaliste et d’actualité serait d’envisager la fin de l’enseignement de la « lecture ». Alors, comment convaincre les enseignants d’y renoncer et quelle formation leur donner pour qu’ils passent sans regret et sans appréhension de l’enseignement à la pédagogie ? Peut-être, puisque l’exemple vient d’en haut, faut-il commencer par les « chercheurs » et les clercs ? Les journalistes aussi ! Si l’intention cachée des réactionnaires scolaires était de détourner la réflexion politique des vrais problèmes du siècle par une querelle sur l’efficacité des bonnes vieilles méthodes d’antan, en vente chez les libraires antiquaires, ils ont réussi. L’intelligence du texte et des élèves n’en sort pas évoluée positivement.

Laurent Carle
Octobre 2006

 
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* Françoise Dolto, La cause des enfants, Robert Laffont.

** Lettre ouverte ( ?) de Franck Ramus et Rémi Brissiaud au ministre.

*** Idem.

 
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