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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Le projet gouvernemental de dépistage des enfants « à risque », dès la maternelle, nous inquiète et nous indigne à juste titre. C’est peut-être seulement un ballon sonde pour tester nos réactions. Il faut donc signer la pétition de protestation. Cependant, dans l’institution traditionnelle, telle qu’elle fonctionne depuis toujours et encore aujourd’hui, quelques « stimuli pédagogiques » du type « jugement de valeur », accompagnant quelques enseignements toxiques, tels que les « leçons de lecture », posent aussi des questions que peu se posent, tant de puissants tabous verrouillent les esprits et lient les langues. Le risque non signalé est de signer de la main gauche toute pétition pour protéger les élèves fragiles contre la stigmatisation d’état pendant que la droite les note, les classe et les relègue au ban des derniers.

C’est notoire que, contrairement à ce qui se fait dans les écoles pour animaux de cirque, en France, l’école pour humains sanctionne impitoyablement les erreurs et préfère les renforcements négatifs, surtout quand elle s’adresse aux élèves en difficulté. Pourtant, sanctionner les erreurs et punir les fautes équivaut à interdire les apprentissages. « Mauvais élève », appellation « normale », ne soulève aucune indignation, bien qu’elle stigmatise davantage déjà celui-ci que le projet ministériel voudrait étiqueter « enfant à risque ». L’étiquette « mauvais élève », ou enfant à risque dépassé, condamne sans appel. Les appréciations écrites en rouge sur les marges (mal, très mal, nul), les moyennes à deux décimales, les commentaires venimeux proférés au nez ou lancés à distance à travers la salle pour tancer les « mauvais élèves », « stimulants » négatifs validés et justifiés par la coutume, ont démontré depuis longtemps leur pouvoir d’étiquetage à l’encre subtile. Les « bons points », monnaie de singe, distribués pour récompenser ceux qui réussissent avec succès des travaux inutiles et fastidieux, comme les lignes d’écriture, humilient et découragent ceux qui n’en gagnent pas. Quelle organisation syndicale appelle à la mobilisation contre cet empoisonnement chronique, quelle association de parents s’en indigne, quel cadre de la hiérarchie souhaite y mettre fin ? Est-il possible que le poison soit moins toxique, moins morbide et moins exécrable, s’il est administré quotidiennement pendant plusieurs années, comme c’est le cas depuis des siècles ? Pourquoi l’élève infecté par le poison d’état appellerait-il plus de mobilisation que celui empoisonné aux deux ? Ce sont les mêmes, seuls les procédés d’administration diffèrent.

Quand il fait son entrée à l’école, le jeune enfant croit naïvement y venir pour apprendre et s’instruire, hors de toute compétition « chacun pour soi ». Il découvrira un peu tard, trop tard, que c’était pour perdre ou gagner contre ses « concurrents ». Car l’école traditionnelle de la république française n’est pas un lieu d’éducation collective et mutuelle, mais un stade de compétition individuelle, du type champ de course à Longchamp, selon l’aveu même, candide ou cynique, de ceux qui réclament sans y croire l’égalité des chances (de gagner). Procédant aux éliminatoires par l’échec, elle n’aime ni les perdants, ni ceux qui abandonnent. Dans notre système scolaire compétitif et sélectif, apprendre et concourir se présentent comme frères de lait jumeaux. Refuser la compétition vaut donc renoncer, malgré soi, à étudier. C’est pourquoi le système étiquette « décrocheur » aujourd’hui celui qu’elle nommait « cancre » autrefois, en fait, celui qui renonce à s’aligner sur la piste. Dans ce parcours d’obstacles institutionnels, seuls les paris sont mutuels, tout y est individuel et les jeux sont faits avant les départs. Les enfants, réunis au coude à coude en un même lieu et dans un même temps, mais isolés dans l’acte d’apprendre, sont sommés de ne rien partager pour ne pas fausser les résultats, résultats toujours favorables aux favorisés. Que de fois ai-je entendu : « mieux vaut un devoir inachevé et faux fait seul qu’un travail fini, réussi avec une aide » ? Celui qui fait credo de cette « morale » scolaire préfère « coller » une mauvaise note à un élève en difficulté et l’enfoncer dans son ignorance que le voir progresser avec l’aide d’un camarade. Tandis que l’école pédagogique donne à chacun selon ses besoins, l’école sélective proclame : « à chacun selon son mérite ! ». Quel mérite ? Le maître pédagogue ne refuse pas l’hétérogénéité, il l’accepte, l’analyse et y fonde son projet éducatif et sa stratégie. Il permet à chaque enfant, en lui en fournissant les moyens, de devenir acteur de ses apprentissages, propriétaire de ses savoirs, et non l’égal du maître, comme l’affirment avec mauvaise foi les idéologues de la tradition et, de bonne foi, les ignorants. Réclamer plus de moyens pour l’école telle quelle, univoque, monolithique et indifférenciée, ce n’est pas vouloir l’égalité des savoirs pour tous mais l’amélioration des conditions de travail des entraîneurs-sélectionneurs, juges-arbitres, juges de ligne et chronométreurs. Ces améliorations matérielles incitent souvent à faire plus de la même chose plutôt qu’à enseigner autrement dans l’intérêt de tous. L’immobilisme pédagogique trouve son alibi dans l’insuffisance de moyens. L’amélioration des moyens installe et pérennise la maintenance de la réussite des meilleurs... qui n’ont pas besoin de l’école. Le système se reproduit en boucle fermée. Il forme ses prêtres en s’adressant à ses élèves comme s’ils étaient tous séminaristes. C’est pourquoi, après la signature de la pétition, logiquement, il serait cohérent de songer à changer l’école en renonçant aux notes, moyennes, classements, punitions pour le travail et préjugés du siècle avant-dernier. Ainsi, on mettrait fin aux défaites humiliantes infligées aux « mauvais élèves », pudiquement baptisées « échecs ». Il ne serait plus nécessaire de réclamer « l’égalité des chances ». Comment croire à une arithmétique du classement scolaire qui offrirait la perspective paradoxale de la victoire individuelle pour tous, comme si le système acceptait de laisser gagner tout le monde et si les gagnants pouvaient vaincre sans distancer les perdants, dans une sorte de classement sans derniers ? Tous premiers à l’arrivée ! La piste serait assez large ? « Ça existe ça ? » dirait Coluche, le génial clown sans diplôme.

Or, la cause majeure de l’échec à l’école est le non apprentissage de la lecture du fait de l’enseignement systématique du déchiffrement avec recours à un outil prétendument pédagogique, la « méthode ». Depuis toujours on confond apprendre et enseigner la lecture, lecture qui ne peut être enseignée, ce qui se fait pourtant partout. Le désaccord fondamental à l’origine de cette confusion entre apprendre et enseigner, c’est la définition des termes : lire, apprendre à lire et savoir-lire. Pour les méthodes, savoir lire, c’est savoir faire ce qu’elles enseignent : déchiffrer. Ce serait le son qui donnerait le sens. Pour un authentique lecteur, débutant ou confirmé, c’est le sens qui donne le son, si, toutefois, il était nécessaire d’en mettre un. Croyant enseigner la lecture, on enseigne autre chose qui n’a aucun rapport avec ce savoir-faire et, ce faisant, on empêche les enfants d’apprendre à lire. Sonoriser des syllabes pour trouver du sens dans l’écrit, c’est comme creuser dans le sable de la dune pour trouver une source. Pendant qu’il s’évertue à mettre du son sur des lettres, l’enfant novice perd le sens de l’écrit qui ne se saisit que par les yeux, dans le silence. Et plus il « progresse » dans le savoir-déchiffrer, moins il apprend à lire. Refuser le dépistage et le repérage des enfants de 5 ans susceptibles de rater l’enseignement de la méthode au CP, tout en continuant à pratiquer cet enseignement, est donc une contradiction absolue, comme refuser une prise de sang pour dépister l’imprégnation alcoolique tout en continuant à vider le flacon. Le débat est stérile, la contradiction entre le projet gouvernemental et les enseignants sélectionneurs qui lui sont hostiles est purement formelle. Refuser les tests pour s’adonner à la méthode et aux carnets de notes ne protège pas l’enfant du naufrage. Le poison n’est pas dans le dépistage, mais dans la bouteille et... dans la méthode. Dans le sang et... dans l’enseignement. Le dépistage systématique n’annonce ni l’échec ni la réussite en lecture, la méthode n’apprend pas à lire. Mieux vaut s’attaquer aux causes didactiques de l’échec qu’au baromètre, si trompeur soit-il ! La dépendance à la méthode est aussi invalidante que la dépendance à l’alcool. Parmi les protestataires, combien sont décidés à passer de la syllabation insensée à la lecture intelligente ? Les psychologues et rééducateurs de réseaux d’aide sont-ils prêts à cesser d’administrer des tests de déchiffrage, dits de lecture ? Si quelque chose est à bannir, c’est, avec les tests de prédiction de l’échec de la méthode, – de l’élève avec la méthode, dit autrement – la foi crédule dans les syllabaires. L’origine de cette croyance fut une fausse définition de la fonction de l’écrit(1). En décidant d’alphabétiser les petits Français, l’État républicain du XIXe siècle a sacralisé une erreur intellectuelle séduisante pour les rationalistes : l’enseignement des parties pour le tout, charge à l’élève d’en faire la synthèse. Des théologiens de l’illusion, orthodoxes et fidèles, en ont édifié une doctrine didactique universelle, une médecine de la réparation, un enseignement et une recherche universitaires dissertant sur des tautologies et, en fin de compte, une économie prospère(2). Si les enseignants renonçaient à cette théorie trompeuse, source de fausse pédagogie, c’est tout un empire qui s’écroulerait. Pour l’heure, le triomphe et l’hégémonie de l’enseignement de la syllabation servent les intérêts des auteurs et éditeurs de méthode, de beaucoup d’universitaires, des formateurs, des idéologues du système, des officines qui « rééduquent » la dyslexie et des classes sociales privilégiées. Mais, sans renoncement à cet enseignement, pas de réussite scolaire, pas d’avenir pour les enfants des classes sociales défavorisées, étiquetés « à très haut risque » ! Sachant comment on s’y prend pour enseigner la lecture dans l’immense majorité des écoles de France, ce n’est pas sorcier de prédire dès la maternelle qui sera perdant dans ce jeu de dupes, victime d’un abus didactique. Les tests sont superflus. Aux maîtres de choisir selon leur conscience et de décider à hauteur de leur courage intellectuel, après s’être émancipés de l’idéologie dominante qui imprègne les discours, même « scientifiques », labélisés par la tradition et le conservatisme. Émancipation très difficile, parce qu’elle implique une prise de risque, l’humilité de mettre en question ses croyances et adhésions aux idées reçues validées par la science éducative et, surtout, la transgression du consensus traditionnel et de l’immobilisme recommandés par les autorités intellectuelles et politiques. Une sorte de bible intériorisée dicte à qui s’agenouille qu’il est bon d’abord de faire « travailler » l’écolier en général, fut-ce à des pensums insipides, ensuite de penser l’élève et ses incidents de parcours, sous l’éclairage de l’idéologie dominante : « Les enfants n’aiment pas apprendre. Si on ne les y obligeait, ils n’apprendraient rien. Si on ne leur enseignait pas la lecture (avec une méthode), ils ne sauraient pas lire. On lit avec ses oreilles. Échecs et difficultés sont intrinsèques à l’enfant écolier » !(3) Quelle en est l’intention implicite ? « Il faut occuper magistralement l’espace et le temps scolaires par des leçons et « exercices d’application » de sorte que l’écolier n’ait ni temps, ni espace, ni démarche personnelle d’appropriation des savoirs pour se questionner, chercher, trouver, comprendre et apprendre en interaction avec ses pairs ». Les enfants lecteurs, pas ceux qui déchiffrent, les vrais, sont forcément des voleurs d’écrit, des clandestins de l’apprentissage de la lecture, des autodidactes.

Le but profond du projet ministériel n’est pas tant de ficher les élèves, même s’il en fait courir le risque. Non, il est d’entretenir la croyance en une école de compétition éducative et démocratique, théoriquement rationnelle, arbitre impartial, neutre et honnête, et d’empêcher l’émergence d’une conscience pédagogique chez les professionnels et les profanes. Il s’agit d’une injection de rappel nécessaire pour maintenir le statu quo et la soumission à l’idéologie dominante, la lecture au bruit, qui permet aux nombreuses corporations qui en vivent de garder le contrôle idéologique sur l’école et l’emprise sur ses professionnels, captifs consentants, non conscients de leur dépendance. Le discours pseudo-technique éblouit les esprits et sidère les consciences, masque les intérêts personnels et les enjeux sociaux, enveloppe d’un jargon trompeur l’aliénation des enseignants, leur accorde caution pour qu’ils oublient ou négligent de bonne foi, par surcharge de travail, leur mission éducative. Beaucoup d’associations et de groupements professionnels s’y rallient avec candeur et relaient la théorie dominante auprès de leurs adhérents sans en tirer pourtant aucun profit, sinon celui d’être reconnus experts et savants en didactique de la lecture. Factice satisfaction ! L’aide « technoscientifique » les empêche de douter, de chercher, d’envisager de renoncer à enseigner la lecture avec des méthodes commerciales de « correspondance phonographique », qui produisent, bon an mal an, 25% de non lecteurs.

En attendant que se lève un mouvement d’émancipation des enseignants comparable au mouvement de libération féminine – voici quarante ans déjà –, l’institution devrait inscrire au fronton : « Gavroche, enfant du peuple, toi qui entre ici, abandonne toute espérance ! » L’école réussit très bien, trop bien, là où on dit qu’elle échoue : la sélection, le tri et l’étiquetage, avec ou sans test prédictif. L’âme de Victor Hugo n’est pas près de reposer en paix dans sa tombe et sous la coupole. Elle hurle. Vous l’entendez ?

Laurent Carle
octobre 2011

 
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Notes

(1) L’écrit serait la transcription graphique des sons de la langue parlée. Il faut apprendre aux élèves à commencer avant tout par restituer les sons dormant sous les signes. Le sens est secondaire. « Déchiffre, tu comprendras plus tard ! »

(2) Les maîtresses de maternelle n’enseignent ni l’alphabet, ni le déchiffrage. Elles en laissent le soin à leurs collègues de CP, préparant leurs élèves à subir cet enseignement à venir par l’acquisition de dispositions adéquates qu’on nomme pré requis pour informer que la « lecture » commence au CP. Mais elles créent un environnement de mots qu’elles affichent sur leurs murs. Les petits finissent par reconnaitre « globalement » leur nom, celui de quelques camarades, celui des jours de la semaine et certains, des mois. Les chercheurs en science de la cognition font alors une découverte étonnante : le jeune enfant de moins de 6 ans « devine » quelques mots, il est capable de lecture « logographique » sans déchiffrage. Les maitresses de CP, armées de leur méthode préférée, enseignent l’alphabet et le bruit des lettres. Nouvelle découverte de la science : les enfants de CP, renonçant spontanément à la « globale », maîtrisent la « conscience phonologique » si utile à la lecture. Ils sont en capacité d’acquérir le « code de correspondance » et « lisent » les lettres. Ils deviennent des « lecteurs alphabétiques ». Dans les années suivantes, les livres de « lecture » mettent des majuscules en début de phrase et des points en fin, enfin. On y étudie le pluriel, le singulier et les accords. Suprême découverte : la lecture devient « orthographique ». Ainsi donc, le « développement » de la lecture se déroulerait selon un programme génétique naturel, hors de toute intervention éducative, en trois stades : le logographique, l’alphabétique, l’orthographique. Il aura fallu des centaines de chercheurs, consacrer – c’est le mot – de nombreuses carrières, quelques années et des milliers d’heures pour aboutir à ces découvertes majeures.
Quelle puissance dans le verbe pour poser des mots savants sur la « nature » de comportements évidents et, à l’évidence, appris ! Et quelle dévotion à la religion des sons ! La nature souvent bonne mère devient ainsi ici bonne fille, servante soumise de l’orthodoxie didactique.

(3) Exemple de discours scientifique « neutre et désintéressé », censé apporter une aide technique aux maîtres et, à travers eux, aux enfants :
http://www.aef.info/public/fr/medias/docutheque/document/aef/2011/5590_protocole_evaluation_gs.pdf

 
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