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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Témoignage : « J’en aurais des pages entières à raconter, de la cruauté de l’instit, de ses injustices, de ce que tous les enfants “en difficulté” sont assis au fond de la classe, sans qu’elle ait un regard pour eux, sauf à aboyer toute la journée contre chacun des gosses des deux derniers rangs, quoi qu’ils fassent, du mépris qu’elle a pour les AVS à qui elle ne dit jamais “bonjour”, des ignorances qui sont les siennes, et des erreurs qu’elle enseigne... »




Ce témoignage d’une situation banale met en lumière un des effets inattendus et indésirables, mais logique et prévisible, d’une organisation calquée sur le modèle militaire : une classe, un maître à l’année et par matière, un unique emploi du temps pour tous, le même cours à heure fixe à destination d’un regroupement « homogène » d’élèves d’âge identique et supposés de niveau égal, uniformes et indifférenciés, censés recevoir les savoirs et exécuter en chœur les consignes d’un enseignement centré sur un individu au pouvoir hégémonique. Des potaches, petits fantassins privés d’initiative personnelle et d’autonomie, s’y livrent aux mêmes gestes à la même heure, sous le contrôle du détenteur de l’autorité scolaire, à la fois enseignant et lieutenant. Quand la compétence pédagogique se limite à l’enseignement frontal, sans autre alternative, le maître omnipotent ne sait que faire des élèves en difficulté qui ne suivent pas la progression du programme. Les différents et les déficients, qui mettent en difficulté l’enseignant qui n’a pas appris à gérer la diversité, sont indésirables mais tolérés ou, parfois, ici, relégués en fond de classe comme dans une cruelle caricature. Faute d’équipe, faute d’échanges pédagogiques avec les collègues, chacun improvise comme il croit que ça se fait, souvent maladroitement, à partir des pratiques traditionnelles vues et entendues ici ou là.

Cette institutrice est-elle représentative ou marginale ? Là n’est pas la question. Il faut plutôt se demander :

  1. que fait-elle ici, pourquoi lui a-t-on confié des enfants, comment, sur quels critères et par qui a-t-elle été sélectionnée à l’entrée ?
  2. pourquoi une institution éducative publique et républicaine tolère-t-elle des mesures d’exclusion inhumaines et racistes, à quel niveau de la hiérarchie se situe le consentement tacite ?
  3. qui l’a formée, des pédagogues, des psychologues, des gardiens du temple, de la liturgie et de la tradition, des conservateurs de musée ?
     
    Et encore :
     
  4. qu’est-ce qu’apprendre à l’école aujourd’hui, recevoir une vérité révélée et désincarnée pour catéchumène voué à la transcendance de l’esprit saint qui l’inonde de sa lumière et de sa grâce, se soumettre à une obligation d’obéissance militaire ou, plus que simple restitution de l’enseignement reçu, s’approprier librement et volontairement les savoirs, dans une logique d’autonomie et d’esprit critique, droit humain fondamental et concret ? 
  5. ces savoirs sont-ils propriété de l’institution fermière à qui l’état délègue sa mission éducative ?
  6. l’école a-t-elle le monopole du mode de transmission et du choix des bénéficiaires, ou ces démarches d’instruction et d’éducation sont-elles des biens communs inaliénables devant profiter à tous ?
  7. est-il encore possible de recentrer l’école sur les enfants ou est-elle définitivement la Maison des enseignants où les élèves ont le statut d’étranger immigré ?
  8. peut-on améliorer l’école et comment l’améliorer ? Avec plus de moyens et plus de profs pour moins d’élèves ? Pour faire plus de compétition dans de meilleures conditions ? On améliorerait alors, comme toujours, le confort des gagnants et des enseignants. On accroîtrait le nombre de perdants. Le vingtième d’une classe à 25 deviendrait dernier dans une classe à 20. À 25 il passe, à 20 il redouble. Plus de moyens pour faire plus de compétition aggrave les échecs, donc les inégalités scolaires reproductrices des inégalités sociales.

Selon qu’on choisit un enseignement magistral simultané ou une pédagogie active et différenciée avec enseignement mutuel et coopératif entre pairs, selon que l’on opte pour le didactique ou pour le pédagogique, on convoque deux conceptions opposées du monde, de la vie, de l’enfance, de la transmission des savoirs, de l’apprentissage, de l’éducation, de l’homme. Deux choix de société, aussi !(1) L’école est la mère de la société et le berceau de la démocratie, de la démagogie ou de la dictature. Au choix ! Représentation rarement présente dans les esprits.

Selon les pratiques traditionnelles, dont la vocation parfois avouée est de préparer et d’entraîner à passer des examens avec succès, l’école n’est pas un espace de démocratie où l’on apprend à vivre ensemble dans un respect mutuel, mais un lieu de compétition individuelle où ce sont toujours les enfants des milieux favorisés qui gagnent. La devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » y sonne comme une formule creuse, une abstraction qu’on enseigne à l’occasion d’une leçon d’histoire ou d’instruction civique, mais à laquelle on n’aspire jamais pour ici et maintenant. L’école cloisonnée en classes étanches ne reconnaît aux élèves aucun statut. L’accès aux droits civiques est reporté à l’âge légal de majorité. En attendant, aucune citoyenneté n’est au programme éducatif dans ses murs. Et, quand on est privé du statut de citoyen, si, relégué au fond de la classe, on dégringole encore d’un degré, comme ici, on perd aussi celui d’être humain et les droits qui vont avec. Le pouvoir exécutif, judiciaire ou législatif, spirituel et temporel, est concentré sur la tête d’un maître monarque qui donne la parole ou la censure, juge, note, récompense ou punit à son gré, selon des critères plus personnels qu’objectifs. Il s’entoure, quand il en trouve, de quelques nobles privilégiés ; trois ou quatre enfants d’enseignants ou de bonne famille et de bonne culture, bons élèves. L’appartenance à ce cercle d’élite se mérite par de bonnes notes, baptisées bons résultats, qui en faisant honneur au maître font preuve de la qualité de son enseignement. À l’autre extrémité, les mauvais se reconnaissent à leurs notes proches du zéro d’infamie, alourdies de troubles du comportement. Entre ces deux groupes lointains qui se distinguent et s’ignorent mutuellement, une majorité silencieuse de spectateurs neutres et polis, masse anonyme et soumise. Les profs, anciens premiers de classe, n’ont jamais eu, élèves, de relation de camaraderie avec les bannis qu’ils côtoyaient sans s’y joindre. Ils ne les découvrent, trop tard et démunis, qu’à l’instant de les enseigner. L’école ne prévoit pas d’enseignement « normal » approprié pour les enfants qui ne sont pas de bons chevaux. Elle ne sait qu’en faire. Maternellement respectueuse, elle les nomme enfants en difficulté et leur propose une structure d’adaptation, voire une officine de soins externe. Mais auparavant, elle les étiquette mauvais élèves, les stigmatise, les met au ban et les punit. Car, ici, l’estime et le respect pourtant dus à tous sont relatifs à la note. Tantôt sanctionnés, tantôt soignés, ils perdent tout espoir de diplôme et, par conséquent, toute motivation à « travailler ». Aucun projet de campagne républicain, politique ou pédagogique ne s’annonce pour les restaurer dans leur dignité. Le sort des perdants de la compétition reste au bon vouloir du maître qui gouverne sa classe sans contrôle, sans supervision et sans aide psychopédagogiques, qui s’aligne sur le savoir-enseigner des anciens, et que l’état « moderne » jugera à son pourcentage de diplômés. Cette liberté de gouvernement sans droit écrit, sans parlement, sans échanges, tout entière réglementée par un droit coutumier remontant à une époque lointaine que les mémoires n’ont pas conservée, entraîne le genre d’abus didactique ci-dessus. Tous les abus, même rares, sont en germe dans l’énoncé des « devoirs » de l’enfance scolarisée, dans les didactiques dominantes, dans l’individualisme, l’isolement et la moralisation des conduites d’apprentissage, dans l’obsession de la préparation précoce aux examens et aux concours, dans le « chacun pour soi et contre tous ». L’exclusion des différences, surtout celles du niveau inférieur, qu’elle soit externe ou interne, participe de la même volonté de maintenir à tout prix l’homogénéité qui permet de faire la leçon-type simultanée à un groupe théoriquement uniforme d’individus idéalement identiques. Or, l’homogénéité réclamée par l’enseignement magistral ne sera jamais atteinte par la réduction des effectifs et le tri des écoliers. La classe homogène ne peut être réalisée concrètement qu’avec un seul élève. Encore, celui-ci oscillera-t-il, au gré des notes, entre premier et dernier de sa classe ! L’homogénéité relative, là où on l’obtient, est le rassemblement d’enfants issus de la même classe sociale, forme scolaire de l’apartheid.

Le système de récompense-punition avec ses stimuli artificiels finit par couper l’enfant de ses capacités propres, de ses désirs, de sa pulsion épistémophile, par culpabiliser le « mauvais », celui qui collectionne les « mauvaises notes » pour commencer, et qui, pour finir, se décourage et renonce à apprendre après avoir découvert que ce n’est pas pour lui qu’il « travaille ». L’échec scolaire est contenu dans les méthodes d’enseignement et dans la notation.(2) L’évaluation par notes et classement produit forcément des derniers qu’il faut exhorter à mieux « travailler » pour laisser leur place à d’autres derniers qu’il faudra exhorter à... Persuader l’élève en difficulté qu’il est responsable de ses échecs et de son malheur est une attitude « éducative » banale. Ainsi vaincu et blâmé pour sa mauvaise place d’arrivée... et de départ, il se résigne à l’idée qu’il est congénitalement ignorant et, surtout, incapable d’apprendre. Il n’envisagera jamais que, s’il ne réussit pas dans l’école de la compétition, il pourrait peut-être apprendre ailleurs, dans une école de coopération, si elle existait. Il faudrait y penser. Or, une école, obsédée par le mérite et l’excellence, par l’homogénéité qui exclut les différences et façonne uniformément les esprits sous dépendance pour mieux sélectionner, qui permet cette violence tranquille, cette cruauté quotidienne, est une institution barbare. On y rencontre peu de démocrates optimistes, humanistes, à l’aise dans l’autonomie, la cogestion et l’hétérogénéité qui rassemblent et unissent fraternellement. Pour cause, l’idéologie du mérite et de la religion : « hors de l’école, point de salut ! » C’était déjà ainsi, il y a trente ans. Ce l’est encore et depuis toujours ! Comment des individus, qui n’ont pas appris à vivre en démocratie quand ils étaient élèves, êtres de devoir sans droits, deviendraient-ils spontanément démocrates une fois adultes ? On devient naturellement citoyen de la république quand on a d’abord été citoyen de sa classe et de son école. Les autres seront bons consommateurs à crédit et piètres citoyens, proies faciles de la publicité commerciale, de la propagande des démagogues, des tribuns séducteurs, prometteurs de chimères et vendeurs de salades. Et s’ils deviennent fonctionnaires de l’enseignement, ils se conformeront sans esprit critique à l’idéologie dominante, aux théories conservatrices des didacticiens savants soi-disant pédagogues, marchands de manuels. Toutes inclinations conduisant à des abus didactiques, tel celui rapporté par ce témoignage. La France, pays des droits de l’homme et de la révolution, mérite mieux que des sujets soumis.

Comment faire admettre par les adultes l’accès des enfants à la citoyenneté de leur école ? Pourquoi ne pas faire passer, à l’entrée dans la profession, des tests d’aptitude, de motivation, de personnalité et, pourquoi pas, de citoyenneté aux candidats, au lieu de recruter sans sélection et sans discernement tous ceux qui se présentent ?(3) Peut-être aussi, instituer la parité sociale et sexuelle dans la mixité professionnelle ?(4) Les premiers responsables du racisme ordinaire, ce sont les politiques satisfaits de leur propre parcours, indifférents aux drames quotidiens de l’enfance scolarisée qui ne vote pas et complaisants envers la profession parce qu’elle représente un nombre important d’électeurs.

 

L’école démocratique est celle qui se donne comme obligation immédiate de donner à tous un statut d’apprenant-chercheur, acteur coopérateur d’apprentissages et de mise en commun des savoirs. Celle que nous connaissons, l’école sélective, se donne comme obligation de moyens de donner à tous, sans y parvenir, l’égalité des chances de gagner une compétition qui n’a pas lieu d’être dans une institution éducative.(5) On ne peut pas réformer de l’intérieur une école qui punit l’échange et l’entraide. La majorité des gens qui y travaillent confondent école et temple, éducation et catéchisme, enfants et pécheurs. Les pédagogues y sont si rares qu’il faudrait un pédago-détecteur pour les découvrir. Ce serait plus productif de la dissoudre pour la refonder. C’est au pouvoir politique de le faire, comme le fit le gouvernement finlandais dans les années 90. Dans les programmes électoraux des candidats étiquetés de gauche s’affiche le désir d’une école démocratique. Mais, pour la réaliser, ils envisagent uniquement le rétablissement des moyens supprimés par la droite. Aucun candidat ne mesure, ni ne prévient le risque de faire plus de la même chose, comme s’il se satisfaisait d’une école qui n’aurait pour but que de se reproduire elle-même et de perpétuer la division sociale en maintenant chaque individu dans sa classe d’origine. Les pauvres surtout, par la trajectoire de l’échec. L’idée reçue qui domine dans la théorie, dans les décisions politiques et dans les textes, c’est que la réussite au concours de recrutement pose sur la tête de chaque candidat admis l’auréole du saint pédagogue et qu’enseigner avec la bénédiction de l’État suffit à chacun pour savoir donner à tous la connaissance et l’éducation. Aucune sélection, aucune définition claire et précise de ce que devrait être un éducateur en pays démocratique ! Un gouvernement qui se contente de donner le programme et les moyens qu’il juge indispensables pour « réussir », sans les accompagner d’un projet pédagogique, n’est pas un gouvernement de gauche. La politique du laisser-faire, du « je vous donne les moyens, vous en ferez bon usage, je vous fais confiance ! », affichée ou masquée par tous les gouvernements, de droite et de gauche, depuis Jules Ferry, encourage chez les enseignants, sans le formuler expressément, la posture de juge-arbitre de la compétition.

Qu’attendre d’un gouvernement démocratique ? De la proportionnelle dans les suffrages, oui, mais surtout de la mutualité dans les apprentissages ! La démocratie sociale tarde, celle des patriciens s’attarde. Si l’on veut éduquer les jeunes générations à vivre démocratiquement dans une république du partage, de l’échange, de la solidarité, de l’intelligence sociale et de la connaissance humaniste, il faut renouer avec un projet éducatif socialiste, comme le plan Langevin-Wallon, dans une autre école, une école nouvelle.(6) Si l’on se résigne à lâcher nos enfants dans l’arène de la société du diplôme commercialisé, de la consommation et du marché, livrée à la concurrence « libre et non faussée » du traité de Lisbonne, il suffira de créer quelques milliers de postes d’enseignement et d’augmenter les salaires des profs. La concurrence libre et non faussée conduit l’humanité à la catastrophe. L’issue est dans la coopération et la fraternité. Un autre monde est possible. Encore faut-il que les enseignants encouragent l’entraide et la solidarité au lieu de les interdire !

Laurent Carle
février 2012

 
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Notes

(1) Je ne parle pas de choix individuels – pour pouvoir choisir il faut se voir présenter plusieurs possibilités –, mais de choix politiques. L’enseignement magistral par classes de niveau du XXIe siècle fonctionne selon le modèle inventé par Jean-Baptiste de La Salle, fondateur de la congrégation des Frères des écoles chrétiennes, au XVIIe siècle. Il était adapté à la société de privilèges de l’Ancien Régime. L’école française contemporaine, résolument traditionnaliste, considère ce modèle comme unique et ignore ceux plus récents du XIXe et du XXe siècles. Les choix volontaires individuels, même s’ils ne sont pas encouragés, sont pourtant possibles, puisque les pédagogues démocrates les font.

(2) La plus grave des aberrations, bien avant la notation et les classements, est l’enseignement de la lecture avec méthode et manuel uniques, qui contraint les élèves d’une même classe à mémoriser en même temps à l’unisson la même lettre, le même « son », la même syllabe, le même mot. Le pire est cet enseignement de la lecture à l’unité qui divise et morcelle la langue en éléments abstraits, insensés et incompréhensibles, sans rapport avec la vraie lecture adulte. Enseignement méthodique à haut pouvoir discriminant, qui autorise à déclarer en échec les élèves « qui ne suivent pas » la méthode.

(3) Aimer apprendre, aimer enseigner, aimer éduquer, aimer transmettre, aimer lire, aimer la culture, aimer la compagnie des enfants ou des adolescents, aimer les échanges et les relations humaines, être autonome, ouvert au changement, audacieux, sociable, créatif, coopératif, humaniste, anticonformiste, démocrate, sont les conditions nécessaires mais non suffisantes. Le reste, il faut l’apprendre en formation, à condition que les formateurs remplissent, eux aussi, ces nécessaires conditions et se soient formés avec d’authentiques formateurs de formateurs, non avec des conservateurs de musée, gardiens des dogmes et de la liturgie.

(4) Loi de la variété requise, de Ross Ashby : «Plus un système est varié, plus le système qui le pilote doit l’être aussi. Varié, au sens de complexe, représente le degré de complexité, c’est-à-dire la quantité de comportements et d’états différents dénombrables dans un système. »

(5) La déclaration de l’égalité des chances légalise la condamnation des perdants qui n’auraient pas su saisir la leur.

(6) « L’enseignement méconnaît dans l’élève le futur citoyen. Il ne donne pas une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse est l’un des devoirs fondamentaux d’un état démocratique et c’est à l’enseignement public qu’il appartient de remplir ce devoir. » Plan Langevin-Wallon, 1947.

 
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Dernière révision : vendredi 07 février 2014 – 18:55:00
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