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Publication originale  Ce texte a été initialement publié sur le blog d’Eveline Charmeux, en commentaire à un billet du 18 avril 2012 intitulé Non, non et non ! La dictée n’est pas la solution....

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




L’orthographe n’est pas une science exacte. En français, les correspondances entre les phonies et les graphies n’ont rien de rationnel. L’arbitraire fait loi. Je serais en peine d’avoir à justifier le c et le t de acquisition ou les phonies discordantes de : nous portions les portions. En effet, ce ne sont pas les lettres qui se prononcent d’une certaine manière, ce sont les mots qui en décident, de façon arbitraire, après choisi dans l’alphabet celles qui leur conviennent. Autres exemples : la ville, la bille, mille ans, une réunion de famille ; l’ammoniaque est un produit volatil ; dans la basse cour, les volatiles se déplacent avec leurs pattes plutôt qu’avec leurs ailes ; un poêle à bois, brosser dans le sens du poil. C’est pourquoi, pour un apprenti scripteur, la vision et l’acquisition de la forme graphique des mots est plus formatrice et plus efficace que la transcription graphique de leur forme sonore sous dictée, vraie chausse-trape pour potache naïf. Pour apprendre l’orthographe de ces mots, tantôt homophones mais non homographes, tantôt homographes mais non homophones, mieux vaut les voir que les entendre. Parce que ce sont les lettres muettes qui font le sens, pour orthographier sans erreur et comprendre, il faut les voir et les analyser dans le contexte de la phrase et non isolément à l’écoute, comme cela se fait cou­ramment dans l’école. Exemples : hasard, bazar, regard. Leur orthographe ne s’invente pas. Elle se découvre par l’observation et le regard. Ce n’est pas l’oreille qui perçoit la nuance entre tors et tort. C’est l’œil. C’est pourquoi la dictée est une aberration péda­gogique. Si une dictée coopérative vaut mieux qu’une dictée chacun pour soi, une copie coopérative avec observation raisonnée et expliquée des phrases, seule façon de saisir toutes les subtilités de l’orthographe française, vaut mieux qu’une dictée coopérative. Un teint mat, un mât de cocagne, bizarrerie de l’orthographe : un accent en chapeau sur le a suffit à ôter le « bruit » du t et à en changer le sens. Et pourquoi bizarre plutôt que bisare ? C’est arbitraire, ça ne s’invente pas. Ça interroge. Ça s’observe en commun et en collaboration. « Il suffit que le maître ose libérer l’écriture dans sa classe pour qu’il découvre que ses élèves sont intelligents, actifs et créatifs, même dans le domaine de la langue écrite (et pas seulement quand ils dessinent ou quand ils jouent) » (Emilia Ferreiro, Apprendre le lire-écrire). Le bon enseignement n’est pas celui qui plaît au maître, mais celui qui émancipe et libère de sa tutelle.

La dictée n’est ni un exercice d’orthographe, ni un acte d’écriture, mais un rite de passage. Elle n’apprend pas à écrire et ne transmet pas l’orthographe de la langue écrite, mais la liturgie scolaire. Une fois adultes, les élèves élevés à la dictée ne sauront pas orthographier la langue, mais ils croiront aveuglément aux vertus de la dictée, profession­nels ou profanes. Dans l’école traditionnelle, l’élève n’agit jamais (au sens de produire), il travaille, il se conforme, il s’exerce en vue de..., il se plie à..., il se prépare à... Mais l’idéo­logie et la tradition nous persuadent du contraire.

Proclamer vouloir la réussite de tous les élèves, quand on est croyant pratiquant des rites scolaires, parmi lesquels le rite dominant, la dictée, matérialise le mieux la fonction magistrale traditionnelle : « le maître est le clerc tout-puissant qui dicte, trie et élimine précocement, dès le CP », est un paradoxe nommé dissonance cognitive.  En France conservatrice, les rites de passage scolaires se conjuguent avec la compétition, la sélection et le tri. Mais la majorité n’en veut rien savoir. Ce que je crois est plus fort que ce que je vois. C’est pourquoi je ne vois que ce que je crois.

Nos croyances, organisées en un tout cohérent, rationnel en apparence, forment un système soudé, résistant, indestructible.

« Selon Léon Festinger, en présence de cognitions (« connaissances, opinions ou croyances sur soi ou sur son propre comportement ») incompatibles entre elles, tout individu éprouve un état de tension désagréable : c’est l’état de « dissonance cogni­tive ». Dès lors, chacun mettra en œuvre des stratégies inconscientes visant à restaurer un équilibre cognitif. Ces stratégies sont appelées « modes de réduction de la dissonance cognitive ». L’une des stratégies pour réduire la dissonance cognitive consiste à modifier ses croyances, attitudes et connaissance pour les accorder avec la nouvelle cognition ; elle est appelée « processus de rationalisation ».

Plus l’investissement et l’engagement personnels nous ont coûté, moins nous sommes prêts à y renoncer. Si une information contradictoire vient menacer la survie et l’unité de notre système de représentations, nous entrons dans un état de malaise, proche de l’inquiétude. Pour résoudre à moindre coût cette incohérence, cette dissonance, soit nous renonçons à une ou plusieurs de nos croyances – c’est très difficile –, soit nous rejetons l’information après l’avoir déclarée absurde, soit nous l’intégrons à notre système de croyances après l’avoir réinterprétée. C’est plus facile. On ne renonce pas sans douleur à ce qu’on a cru ou adoré. C’est comme s’amputer d’un bras.

Selon Gregory Bateson :

Le concept de Festinger s’appuie notamment sur l’étude d’une secte millénariste dont les membres prévoyaient la fin du monde pour une date donnée. Lorsque cette date arriva et que rien ne se passa, chacun se trouva confronté à sa crédulité. De nombreux membres de la secte ne se remirent nullement en question et transformèrent leur croyance : la Terre avait été sauvée grâce à leurs prières (réduction de la dissonance) et qu’il fallait donc continuer à croire et à prier.

Ces phénomènes rejoignent aussi celui de doigt dans l’engrenage. » (Wikipédia)

Les observations de Bateson s’appliquent au phénomène « dictée » et aux croyances qu’il entraîne chez ses pratiquants. On veut sincèrement faire réussir tout le monde, mais on se croit moralement obligé de pratiquer la dictée qui trie et élimine, par loyauté envers le système scolaire qui nous a fait réussir personnellement, parfois au prix d’efforts coûteux. Et toujours mieux que nos anciens camarades. Alors, on se persuade que la dictée est une « situation d’écrit que l’on peut rencontrer hors de l’école, que le but de la dictée hebdomadaire est de manipuler l’écrit, de se confronter aux difficultés de la langue et par là même, d’améliorer sa performance au fur et à mesure des semaines, qu’elle est un excellent moyen de mesurer l’acquisition des connaissances d’orthographes et de gram­maire, qu’il est normal de faire des fautes, que c’est en se trompant qu’on apprend, et que la progression idéale est de faire de moins en moins de fautes et non pas de ne jamais en faire, que la dictée est tout-à-fait utile et pas du tout traumatisante pour les élèves. » Et, pour réduire la dissonance cognitive, il est plus facile de consolider nos croyances plutôt que les remettre en question et renoncer aux offices. On persiste à dicter, au besoin en faisant quelques entorses à la liturgie, et on continue à croire au miracle.

Ainsi, pour rationaliser nos croyances et les conserver coûte que coûte en un ensemble cohérent, on se voile la face sur ses effets dévastateurs et déstructurants pour la majorité des élèves (les autres que soi, les élèves présents et les camarades passés). On s’identifie aux élèves qui réussissent bien en dictée, comme soi-même autrefois. On se persuade que la dictée améliore l’orthographe et, quand les statistiques prouvent le contraire, on rationalise : c’est la faute de ceux qui n’en font plus ou pas assez ; puisque la majorité des enseignants la pratique, la majorité ne peut pas se tromper. Si la majorité croit que c’est le soleil qui tourne autour de la terre... il faut y croire. Si l’autorité supé­rieure l’affirme, alors Galilée... Pourtant, si on veut sauver la langue écrite, l’orthographe et les « lettres », la manière la plus efficace sera de redonner à la vision la place qu’elle a perdue au profit de l’audition. Car, contrairement aux idées reçues, l’écrit est une langue pour les yeux.

Laurent Carle
avril 2012

 
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