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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire



 

 
Prologue

« Tout ce que vous devez savoir pour que votre enfant sache lire.
On sous-estime trop souvent l’importance du choix de la méthode ; de l’avis de tous les spécialistes 95 % des enfants qui fréquentent les orthophonistes ont appris avec des méthodes inappropriées...
Pour être efficace une méthode de lecture doit suivre un principe essentiel : ne jamais donner une phrase à lire à un enfant tant qu’il ne peut pas déchiffrer les mots qui la composent.
 »
SOS Education[1]

 
Septembre, le mois des feuilles et des rappels de vaccin antipédagogique

En France, les diplômes des Ecoles Sup conduisent au pouvoir, à la célébrité, avec privilèges républicains attachés. Les CP des écoles de quartier trient pour que les enfants de prolétaires n’aient aucune chance d’entrer un jour en Prépa. Elite exige, oligarchie oblige.

 
Comment ?

Obliger les élèves de CP qui ne sont pas déjà lecteurs en famille (qui ne savent donc pas ce que lire veut dire) à se casser le nez sur des éléments linguistiques abstraits, syllabes et lettres illisibles, prétendument « unités de lecture ». Faire en sorte que l’aridité d’un apprentissage insipide et inutile décourage définitivement ces non lecteurs de succomber à la tentation d’un livre.

Tout lecteur s’approprie son texte activement. La lecture mécanique de routine, l’esprit flottant, en pensant à autre chose, ça n’existe pas. Encore moins, les mécanismes de lecture. Lire, c’est mener une enquête approfondie pour répondre à un projet personnel. À partir des indices prélevés et de ce qu’on sait du contexte, on formule une hypothèse dont on vérifie la pertinence à travers sa concordance avec les données de fin de ligne et alentour. C’est pourquoi le lecteur doit pouvoir porter un regard à la fois vaste et intuitif sur un texte dont la totalité des indices de sens doit être disponible en même temps à l’imagination, à la perspicacité et à la mémoire. La capture intuitive des rapports syntaxiques entre les termes permet l’identification des mots. Et non l’inverse. Dans un texte, les lecteurs se repèrent comme les voyageurs sur un plan. Et l’indice pertinent se trouve rarement en haut de page et en début de phrase. Sans le tout, rien n’est lisible. En français, langue polysémique, c’est le contexte qui permet de reconnaitre les mots et, simultanément, de leur donner le sens approprié ici et maintenant, variable en fonction du texte. Un écrit ne se limite pas aux lettres. Il y a l’implicite que l’on trouve en cherchant entre les lignes, sous les mots et dans le co-texte (taille et police de caractères, mise en page, illustration, ponctuation).

Une virgule, qui ne se déchiffre pas, suffit à changer un itinéraire.

Laissez le GR continuer sur votre droite afin d’atteindre un carrefour où il faudra prendre à gauche.

Laissez le GR, continuez sur votre droite afin d’atteindre un carrefour où il faudra prendre à gauche.

Quand on lit GR on n’entend pas « GREU ». On n’entend rien, on pense. La pensée ne s’entend pas.

En changeant de place, les mots changent de fonction, de sens et de phonie.

Nous portions les rations.

Nous rations les portions.

Tous ces apprentissages à compétences multiples, les trouve-t-on dans les manuels vendus dans le commerce, les « méthodes » ? Non ! Invariablement, les mots y sont présentés monosémiques. Il suffirait de les isoler pour les identifier un à un et en trouver le sens. De même, le « bruit » des lettres y est invariable. Premiers mensonges. Si la phonologie varie avec le sens, le sens avec l’orthographe et l’orthographe avec la fonction, le « code » ment.

Pour apprendre la bicyclette à un enfant de 5 ans, on lui confie une bicyclette entière, pas des unités élémentaires de bicyclette démontée. On l’aide, on le tient, on l’accompagne, on le soutient pour éviter les chutes. Pour le reste, pour l’essentiel, c’est lui seul qui apprend par l’action et la fonction, en pédalant. On ne démonte pas la bicyclette en pièces pour les lui faire identifier une à une, en lui promettant qu’il roulera comme un grand quand il saura les reconnaitre et les nommer. Là-dessus, tous les adultes sont unanimes, il faut se jucher sur une bicyclette intégrale pour apprendre à rouler en roulant, sur une surface cyclable et non dans un atelier de mécanique.

Peut-on apprendre à lire sans lire ?

Pourtant, quand il s’agit d’apprendre à lire à cet enfant, la raison s’égare dans la légende et le bon sens dégringole en chute libre. On le dissuade de tenter de lire avant d’avoir écouté et appris les leçons de lecture de la méthode. « Apprends d’abord, tu liras après ! » Avant de lire, la méthode fait mémoriser, sans lire, les « règles de lecture ». Vieille de plusieurs siècles, la légende raconte aux enfants et à leurs maîtres qu’on apprend à lire sur des particules de langue élémentaires, détachées de tout contexte. Il faut, dit-on, acquérir, hachées menues, ces unités atomisées, à l’aide d’un recueil nommé « syllabaire », réactualisé « méthode ». Les intégristes affirment même que les syllabes sont trop complexes pour être accessibles. Ce n’est pas faux, d’ailleurs. Mais c’est leur « simplicité » qui les rend inaccessibles.

Pour commencer, il faudrait lire de simples lettres. Cette théorie surréaliste séduit par son apparence logique. L’apprentissage progresserait du simple au complexe et le « code de correspondance » serait la clef USB qui transporte le sens de l’écrit. C’est l’assomption de l’esprit dans l’éther de l’irrationnel. En vérité, on s’applique à faire apprendre des savoirs élémentaires compliqués dans des « écrits » spécialement composés pour la « méthode », dans une langue qui n’existe nulle part ailleurs et ne fonctionne conformément à la méthode que dans le manuel. Un bien mauvais départ pour des débutants ! Et les « méthodes », outils d’enseignement, ne sont pas des manuels d’apprentissage. Mensonge. La lecture n’est pas une matière scolaire qui s’ingurgiterait par exposition à la leçon du maitre et révision solitaire en devoir du soir. Ce n’est pas une technique à imprimer sur un cortex passif, cire vierge. C’est un comportement élaboré, fait de savoirs et savoir-faire bien trop complexes pour être acquis, dans la solitude du quant à soi, avec une petite cuillère. Il se construit en intégralité dans l’échange, dans l’action et les interactions sociales, par essais et erreurs comme rouler à bicyclette.

Cependant, le mensonge a fait fortune pendant les siècles de l’alphabétisation. Il repose sur un postulat théorique auquel la tradition scolaire a donné force de loi, comme les statistiques dans les sondages d’opinion : « La langue écrite n’est rien de plus que la notation des sons de la langue parlée. C’est pourquoi, apprendre à lire, c’est s’entrainer à faire le bruit des lettres avec sa bouche, comme en solfège. Les élèves qui font le bon bruit méritent d’être récompensés par des “bons points” ».

Cette théorie s’est traduite ainsi dans la didactique officielle :

« La langue écrite est trop complexe pour être appréhendée telle quelle à travers les textes existants. Pour la mettre à portée des élèves qui n’ont pas la chance de lire en famille, il faut la disséquer au scalpel linguistique sous forme de phrases didactiques courtes, de mots simples isolés de tout contexte, de pseudo-mots, de non-mots (sic) qui ne transportent que du son et ne veulent rien dire, de syllabes simplifiées pour les faire sonoriser à l’aide d’un code. La lecture doit être enseignée à l’unité de son élémentaire, dépouillée du sens, forcément secondaire. Bien entendu, on ne peut apprendre à lire que dans un livre de lecture. »

Une unique conclusion didactique s’impose alors, allant de soi. À l’école primaire, la langue écrite n’existe pas en tant qu’outil de pensée, ni au titre d’une quelconque autre fonction cognitive, d’ailleurs. L’écrit élémentaire, objet d’enseignement, ne serait que l’enregistrement sur papier de la langue parlée. Cette langue orale enregistrée ne serait pas, c’est logique, accessible sans la bouche. Pour y entrer, il faudrait passer par la maitrise des « mécanismes ». Mensonge. Qui peut acquérir une conduite intelligente en se soumettant à des montages réflexes qui ne sollicitent que la moelle épinière ?[2] Lettre ou syllabe, ce qui n’a aucun sens est compliqué et ne peut être compris, ni appris, sauf par dressage.

Ce mensonge a servi de théorie fondamentale à la création de l’école primaire en France. Les experts en sciences du neurone, convertis au phonisme et auto déclarés pédagogues, en ont fait une « science » et une doctrine, qui, au XXIe siècle, prescrit toujours la lecture à l’unité. À chaque rentrée scolaire, résonnent les rappels d’injonction des Docteurs de la syllabation : « Syllabe, syllabons, syllabez ! » Ils ne savent pas comment un enfant s’y prend pour devenir lecteur, mais ils décident comment les maîtres doivent le lui enseigner. En science de la persuasion leur expertise est nettement supérieure à leurs connaissances pédagogiques. D’autant qu’ils s’adressent à une opinion publique acquise. Mieux vaut prêcher à des convaincus que dans le désert ! Et les enseignants les plus intelligents – parfois aussi, leurs mutuelles nationales – sont trop crédules, trop soumis ou pas assez curieux pour questionner les dogmes et faire la différence entre un idéologue des sciences de l’éducation et un vrai pédagogue.

La foi dans l’absurde, garanti scientifique par des savants de laboratoire, auto définis didacticiens, et les soupçons de complot, entretenus par les gardiens du temple dans un épais brouillard idéologique, conduisent les esprits à ignorer :

  1. que le premier ne se soucie que de soumettre l’école et l’enfance à sa « science », afin d’assurer sa carrière de guide en excellence intellectuelle et morale, comme les auteurs et éditeurs de « méthodes »,
  2. que le second n’a d’autre souci que d’émanciper l’élève en le plaçant au centre d’un dispositif éducatif socialisé après avoir transformé l’école ou la classe en communauté d’apprentissage, usant de l’écrit comme d’un moyen de communication visuel à distance et différé, sans audio et sans bruit.

Les savants de l’alphabétisation moderne ne voient dans le cursus scolaire qu’un parcours individuel et dans la classe, qu’une assemblée d’auditeurs solitaires en compétition. C’est pourquoi les outils didactiques issus de leur recherche visent à donner au meilleur la certitude de gagner, aux faibles, l’espoir de ne pas perdre. Ils nomment cette complémentarité dissymétrique, « l’égalité des chances ». A l’opposé, l’intention de mettre la culture écrite à la portée de toutes les classes sociales est vilipendée par le front conservateur comme une entreprise « pédagogiste », donc démagogique. Cette religion des sons de l’écrit n’a jamais connu autant de fidèles et de grands prêtres. L’un des exercices préférés des enseignants du CP est la « dictée de sons », sous les applaudissements de la caste des intellectuels. En gros, hormis les photos en couleurs, les manuels scolaires qui enseignent la « lecture », pièces de musée repeintes aux couleurs vives de jouets sacralisés, sont les mêmes qu’il y a deux siècles. Comme au XIXe, la définition de la lecture, figée pour l’éternité dans les ouvrages dits « méthodes de lecture », petits missels d’école, autorise à affirmer sans rire, à propos d’élèves déchiffreurs non lecteurs, « qu’ils savent lire mais ne comprennent pas ce qu’ils lisent ». Au bout de longues et fructueuses recherches, la science du déchiffrement découvre, « Eurêka », que, au siècle de la bougie et des diligences, avant l’invention de la science des neurones, la « pédagogie » avait scientifiquement vu juste. Il faut, comme il fallait, apprendre à lire avec les oreilles. Leur prescription est sans ambigüité : « Conservons le passé et interdisons le progrès pédagogique pour crime contre la tradition ! » Et, bien sûr, les petits lecteurs du CP méritent d’être payés avec cette monnaie de singe que les prêtres de l’école d’antan nomment toujours « bons points », aujourd’hui.

Pour capter les messages transmis par un moyen essentiellement visuel, on pourrait penser qu’il faut ouvrir grand l’œil, et le bon. Mais non ! L’orthodoxie nous dit qu’il faut prêter l’oreille. Or, les lauréats de bons points n’en croient rien. Ils ne « méritent » pas vraiment leurs « bons points » pour le motif allégué quotidiennement dans les classes traditionnelles : « Tu as chanté juste. Très bien ! ». Ils ont le mérite, si de mérite on peut parler, de piétiner sans vergogne les règles du « code de correspondance ». Ils passent directement au sens des phrases et des mots, visuellement, sans détour par l’oral, sans se livrer à la pieuse oralisation de l’orthodoxie phoniste. Lecteurs clandestins, pour lire « oiseau », ils trichent. Ils gagnent leurs bons points en transgressant le « code ». Ils ne sonorisent aucune lettre. Ils reconnaissent le mot à son visage, l’orthographe, et en perçoivent le sens à l’aide du contexte. Ils pensent le signifié « oiseau », comme on pense « oiseau » à la vue de « bird » sans qu’il soit nécessaire de sonoriser ses lettres dans le respect de la phonologie anglaise. Ils lisent « dans leur tête » sans bruiter, sans subvocaliser, sans les oreilles, sans les lèvres. Quand leurs camarades tentent vainement d’entendre ce qu’ils voient (sic), ils pensent ce qu’ils voient. Ainsi, ils ne confondent pas « de bonne heure » et « de bonheur », qui « sonnent » pareil à l’oreille, parce que, lecteurs tricheurs, ils ne déchiffrent pas. Leur regard capte en premier les dernières lettres « muettes ». Car, ce n’est pas le « son » que l’œil du lecteur perçoit, le relevé d’indices se fait sur l’orthographe. Pendant ce temps, les enfants du peuple, pauvres de culture, dociles, s’échinent à sonoriser littéralement « oiseau ». Ils y parviennent après de longs « efforts » de « lecture » pour découvrir au bout qu’aucune des six lettres ne se prononce conformément au « code ». Il en faut du temps pour déchiffrer une phrase entière en déjouant les fausses règles de « correspondance ». Il en faut tant qu’à la fin on ne se sait plus par quoi elle commence. Mais leurs efforts ne méritent pas un quart de bon point. Alors que l’anticipation sur les lignes est aussi indispensable au lecteur que l’air à la vie, la « méthode » fait piétiner le regard de l’enfant sur les deux ou trois lettres du début de chaque mot, en les essorant pour en extraire un son. Elle lui promet que l’exercice répété et laborieux du déchiffrage va en accélérer la vitesse jusqu’au décollage et à la « compréhension ». Le sens illuminera le déchiffreur crédule. Mensonge : le débit du langage oral ne dépassant pas le plafond de 9000 mots/heure, le déchiffrage est inaccélérable. Alors que l’environnement contextuel et la mise en page sont les projecteurs qui éclairent le texte à lire, cette didactique contraint le déchiffreur à concentrer son regard sur quelques lettres, les indicateurs de sens cachés par des œillères. Elle impose une procédure longue, laborieuse, compliquée, inefficace et épuisante intellectuellement, et conduit les maîtres à récompenser les petits futés qui ont coupé court, sans détour. Et donc, en récompensant les vrais lecteurs qui lisent toute une phrase sans déchiffrer, on encourage, sans le savoir, la tricherie méthodologique[3]. On donne ainsi une confortable avance supplémentaire aux enfants des classes favorisées dont les parents sont bons lecteurs. Par contre, on entrave l’acquisition de la lecture chez les enfants de parents déchiffreurs non lecteurs ou petits lecteurs, qui ne peuvent pas lire en famille et n’ont que l’école pour apprendre. En alphabétisant, on illettrise. Les enfants lecteurs malgré la méthode entrent dans les librairies, les narines frémissant sous le parfum du papier imprimé, comme ils entrent dans une pâtisserie, en salivant. Les enfants déchiffreurs, empoisonnés par les « méthodes », quand ils passent devant la vitrine du libraire, s’écartent prudemment en frissonnant, comme le diabétique devant une pâtisserie.

Et le recours aux centres pour « dyslexiques », aux soignants de la « lecture », n’arrange rien. Au contraire. On noie les naufragés. En faisant subir aux rééduqués une des nombreuses variantes d’application de la théorie « C’est le son qui donne le sens », avec laquelle on les a empêchés d’apprendre à lire au CP, on leur assène le coup de grâce. C’est comme faire avaler une purge à l’enfant victime de coliques et le désigner responsable de sa maladie, s’il n’apprend pas avec la « nouvelle » méthode de rééducation du déchiffrage[4]. Car, en France, à part quelques rares pédagogues de la lecture, tous les acteurs du système scolaire et parascolaire, de l’universitaire à l’assistante de maternelle en passant par l’aidant aux « devoirs du soir », s’en remettent à la théorie dominante, fondement de l’enseignement par « méthodes ». Le choix du bulletin au moment d’un vote politique ne se signale en aucune façon par un quelconque clivage pédagogique entre les votants. La préférence scolaire est unanime : « L’école doit enseigner et éduquer pour toujours, sur le modèle des temps d’avant le siècle de Victor Hugo ». « Toute connaissance est due au mérite. Et le savoir-lire, plus que tout ! » De la droite à la gauche et d’une extrémité à l’autre de l’arc politique, toute la France se retrouve unie en un même chœur autour d’une conception archaïque de l’enseignement scolaire de la lecture, rebaptisée science du neurone de cerveau gauche. Parce que ce cerveau est celui de l’analyse, les méthodes de déchiffrage, les seules à le solliciter, seraient plus efficaces pour faire acquérir la « lecture ». Mais justement, en lui distribuant un catalogue des unités élémentaires, lettres, phonèmes ou syllabes, des pièces de puzzle à assembler, elles imposent à l’enfant un travail cognitif de synthèse[5].

La rhétorique scolaire des idéologues des classes supérieures vise à préserver la foi collective dans les « exercices » de faire-semblant de lecture, en séance d’interrogation orale, hors de toute situation authentiquement sociale ou humaine, sans nécessité autre que le « programme ». Elle est implicitement destinée à empêcher les enfants des classes populaires de découvrir, serait-ce par hasard, qu’on apprend à lire, en situation de lecture, en lisant avec ses pairs et ses ainés, en compagnonnage – non en concurrence. Pour plus de vraisemblance, elle couronne son discours de termes empruntés à des scientifiques peu regardants et complaisants. La morale scolaire du XIXe exigeait des enfants qu’ils apprennent par cœur des éléments de langue insensés dans des abécédaires, genre album de la Comtesse de Ségur, avant de comprendre éventuellement le sens de l’écrit. Des lustres plus tard, cette morale de directeur de conscience n’a pas disparu. Elle revendique toujours son pouvoir de coercition sur l’esprit enfantin. Pour ne pas tomber en désuétude, elle a fait une place à une science de l’éducation qui impose aux maîtres d’enseigner des unités de deuxième articulation insensés, censés conduire au sens. Autrefois, on pouvait contester la morale des contremaitres affichée au vu et au su de tous : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! ». Allez passer au crible des « vérités » scientifiques qui ne sont accessibles qu’aux spécialistes de laboratoire ! Morale et science font la paire scolaire. La première sermonne la conscience de l’écolier pour qu’il tremble, l’autre annexe son cerveau pour le soumettre. La raison est hors jeu. La science valide les pratiques traditionnelles éliminatoires. La moralisation des conduites d’apprentissage persuade l’élève qu’il est personnellement responsable de ses « mauvais résultats ». Jadis, pour ne pas tomber dans l’immoralité, l’écolier devait syllaber sans comprendre. Aujourd’hui, pour être le professeur moderne d’une école « scientifique », le maître doit enseigner des unités d’absurdité « scientifiquement » prescrites comme portes d’entrée dans l’écrit. Si ces prescriptions ne suffisent pas, la médicalisation de l’échec de masse rappelle que l’exclusion scolaire est une pathologie individuelle à caractère épidémique, dont les pédagogues sont les agents pathogènes.

La légende des siècles anciens est si profonde, depuis si longtemps, dans l’opinion, donc dans les croyances collectives, que professionnels et profanes, proclament publiquement, sur le ton de la désapprobation, que celui qui n’utilise aucune méthode commerciale pratique forcément la « méthode globale », l’Arlésienne. C’est devenu un tic de langage, une banalité oratoire, un cliché affublé du statut de vérité avérée. Ce qui dispense chacun de chercher plus loin, pour le malheur des enfants mis en échec par les méthodes. Une fois jeté l’anathème, toutes les issues sont fermées à double tour. Le doute n’est plus permis. Aucune possibilité d’ouverture au changement, aucune perspective d’émancipation par la recherche-action ne s’offrent aux enseignants fascinés et à leurs élèves, otages. Dans les classes où la science de l’illusoire s’impose comme directrice pédagogique, l’intelligence éducative est enfermée sous clef.

 

Épilogue

On ne peut devenir cycliste qu’en roulant. L’enfant ne devient lecteur qu’en lisant. Les « règles de lecture » scolaires n’ont d’autre utilité que de fournir leur raison d’être aux leçons de sons des méthodes. Quand le système scolaire d’une démocratie avancée, qui scolarise la totalité de sa population pendant plus de dix années, se révèle incapable de transmettre le savoir-lire à 25 % de ses élèves, il serait intelligent de se questionner plutôt que d’accuser les « pédagogistes ». Il est tout aussi nécessaire que les élus de la république, responsables de la politique scolaire, sortant de leur complaisante neutralité de sénateur pédagogiquement vierge, renoncent à l’immobilisme politique qui consiste :

Le salut de l’enfance et le service public ne sont pas les soucis majeurs des groupes de pression. Hétérogènes, ils se disputent le marché de l’échec scolaire, mais savent se liguer pour tenir de concert un discours récurrent hostile à la pédagogie. Non, ce qui les préoccupe c’est que l’école, libérée de leur l’influence, ne devienne une institution émancipatrice pour tous les enfants. Un programme national de formation pédagogique et libératrice de tous les enseignants, sans faire-semblant et sans concession aux lobbies, serait un début de volonté politique pour mettre fin à cette annexion de l’école publique.

Depuis toujours on se pose une seule et éternelle question : « Quelle est la bonne méthode ? » On connait la réponse que les gardiens de l’ordre social rabâchent depuis des siècles, le B.A. – BA. Sachant qu’on n’apprend pas à lire en déchiffrant, il devient urgent de se poser le problème autrement. Qu’est-ce que lire ? Qu’est-ce qu’apprendre à lire ? Combien de manuels, dits méthodes, vendus pour combien d’enfants à l’âge du CP en France ? Combien savent lire en entrant au CP ? Combien à l’entrée en 6e ? Quelles différences réelles, dans les faits, entre une « méthode syllabique » et une « méthode mixte » ? À quel savoir-faire les méthodes conduisent-elles ? Quels citoyens façonnent-elles ? L’enseignement du déchiffrage répond-il au projet d’émancipation de l’élève ou s’inscrit-il dans une entreprise d’assujettissement misant sur la peur et l’ignorance ?

95 % des maîtresses et maîtres de CP utilisent une méthode qui enseigne le « code de correspondance » graphophonologique : « Oralise ce que tu vois ! Entends le bruit des lettres ! »  Pourtant, les prédicateurs du déchiffrage mettent les échecs au compte d’une « mauvaise » méthode – surtout la « globale », la légende – et la faute sur le dos des « pédagogistes », boucs « subversifs ». Mais il n’existe aucun manuel de méthode globale. Les commerciales – synthétiques, semi-globales, mixtes, syllabiques, alphabétiques, phonétiques, phonomimiques – se donnent pour objectif de faire sonoriser l’écrit et non de le penser. Prothèses didactiques, placébos pédagogiques et succès commerciaux garantis, aucune n’enseigne la lecture. Est-ce par pudeur sociale que les sciences de la cognition évitent de chercher pourquoi cette corrélation entre classes déshéritées, illettrisme et échec scolaire ? Celui qui cherche avec un protocole et des procédures choisis pour confirmer des croyances devenues intimes convictions et qui, pour finir, découvre que ce qui se dit et se fait depuis deux siècles est ce qui doit se faire, est-il chercheur ou fixateur d’idées reçues ?

L’illusion est la concurrente la plus sérieuse de la réalité. Elle n’exige aucune vérification, aucune réflexion, aucune étude pour s’inscrire dans le psychisme de ses victimes. Elle séduit l’esprit au premier regard. Mais elle peut se dissiper aussi rapidement qu’elle est apparue. Pour que la mystification soit totale et durable, pour qu’elle résiste à l’usure du temps, pour qu’elle structure en profondeur et définitivement les représentations, les mentalités et les comportements, pour qu’elle traverse quelques siècles de plus sans faiblir, il ne suffit pas de faire avaler des couleuvres à de jeunes enfants. Il faut surtout rallier leurs maîtres à la doctrine et les y maintenir. Les éditeurs scolaires leur vendent déjà les outils didactiques « tout-en-un », clefs en mains, qui leur fournissent la théorie et le « programme d’enseignement de la lecture », non questionnables. « Un son par jour et toute la classe saura lire en 6 mois, si tout le monde fait des efforts, parents inclus ». Ni doute, ni questionnement sur l’inadéquation de la méthode à la réalité : si échec, la faute en incombe entièrement à l’enfant « qui ne travaille pas bien » et à ses parents négligents. Faille probable du système, des maîtres, libres penseurs audacieux, risqueraient, après avoir questionné leurs pratiques « librement consenties » mais peu éclairées, de procéder à des études comparatives pouvant les mener à découvrir :

  1. que les bons lecteurs de la classe ont appris à lire sans la méthode, hors de la méthode, avant la méthode ou malgré la méthode,
  2. que, par conséquent, le déchiffrage enseigné n’est pas un procédé d’apprentissage de la lecture,
  3. que les enfants lecteurs, invités à déchiffrer à haute voix, lisent d’abord le sens des yeux pour ensuite émettre les vocalises attendues,
  4. que la lecture nommée silencieuse par les experts est du déchiffrage labial subvocalisé,
  5. que, dernière conséquence, le déchiffrage n’est pas un procédé de lecture.

Cela les conduirait à considérer l’outil « pédagogique » mis à leur disposition par les éditeurs comme un document d’archive du folklore. Ils risqueraient d’envisager une année d’enseignement à l’essai avec de vrais textes sociaux, sans méthode commerciale. Pour protéger le dogme de la subversion de ces apostats sans foi, les savants de laboratoire ont imaginé des procédures d’exploration du cerveau enfantin, « en situation de lecture », propres à écarter le doute scientifique avant même qu’il ne germe dans leur esprit. Leur rhétorique de la « vérité avérée », vaccin diffusé en continu par perfusion médiatique, rend impensable l’idée d’enseigner et d’apprendre à lire sans manuel de déchiffrage. Les lectures nourrissent l’âme. Les mécanismes de lecture nourrissent les clercs et les marchands du temple. Entre l’enfant du CP et les acteurs de la chaîne de production et de diffusion des méthodes, les intérêts sont contradictoires, le combat, invisible et inégal. C’est pourquoi c’est toujours l’enfant (du peuple) qui perd.

Laurent Carle
Septembre 2014
Ce texte a été publié parallèlement sur le forum du site de Philippe Meirieu (en format PDF)

 

À lire : Eveline Charmeux, Lire ou déchiffrer ?, ESF éditions, 2013.

 

 
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Notes

[1] Pour être « appropriée », une méthode doit faire croire que lire, c’est « faire le bruit des lettres ». Avec la technique du B.A.-BA, les outils appropriés sont la plume, l’encrier de porcelaine et le buvard.

[2] Les méthodes : « Au sens premier, lire consiste à retrouver dans les mots et les phrases écrites les conventions de l'écriture pour les traduire en sons afin de prononcer à haute voix ou mentalement. C'est le déchiffrage ou décodage de l'écrit, que notre cerveau exécute à très grande vitesse lorsqu'il a mémorisé la “combinatoire”. »

[3] Les pires tricheurs sont sourds. Ils n’écoutent jamais la leçon de son du jour et lisent avec obstination sans prêter l’oreille au bruit des lettres.

[4] Les Frères de la congrégation du phonisme intégral se nomment orthophonistes. Certains poussent le perfectionnisme jusqu’à « faire lire » les trois seules lettres visibles à travers la fenêtre découpée dans un carton de « lecture » glissant sur le papier pour cacher les lettres et les mots « parasites ». C’est la technique du cyclope.

[5]
• « En GS, pour la phonologie, l’apprentissage est entièrement oral. » (sic)
• « En CP, c’est le temps où l’élève est personnellement engagé sur le code, ce qui, dans la méthode alphabétique, implique des activités d’écriture.
L’élève peut aussi être actif lorsqu’il écoute attentivement le travail du Maître avec d’autres élèves. » (sic)

« Critères pour obtenir un certificat de phonologie en Grande Section :
– capacité de segmenter un mot en syllabes
– capacité de fusionner 2 syllabes pour former un mot
– capacité de segmenter une syllabe en 2 phonèmes
– capacité de fusionner 2 ou plusieurs phonèmes pour former une syllabe. »

C’est du diamant. L’opulence intellectuelle de l’enseignement du déchiffrage est sans limite. La profondeur de sa réflexion touche au génie. Transposons à la bicyclette. Pour obtenir un certificat de mécanique bicyclique :
– capacité de démonter les roues
– capacité de remonter les 2 roues
– capacité de démonter les pneus et la selle
– capacité de remonter les pneus et la selle.

L’apprentissage des syllabes est à la lecture réelle, ce que l’étude des pièces mécaniques est à la circulation à bicyclette. Le cynique déni du sens dans l’un, une idée de scénario pour cinéma burlesque dans l’autre.

 
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