Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Bouge pas, meurs, ressuscite !
ou : L’école et l’horreur de la différence

 

 
Un texte de Philippe Cormier
Responsable de la formation des rééducateurs à l’IUFM de Nantes


Publication originale  Ce texte a été initialement publié sur ASH 74, le site de l’Inspection ASH de Haute-Savoie, organisatrice de cette journée.
Autres textes de Philippe Cormier  Voir aussi les autres textes de Philippe Cormier publiés sur ce site, ainsi que le livre de Philippe Cormier, Dominique Duguay, Emmanuelle Lesage, Gaëlle Pouille-Toutous, Christian Tillier, Élèves en difficulté (Le livre-je des aides spécialisées à l’école), L’Harmattan, Paris, 2011, préfacé par Yves de la Monneraye.

 

Le texte qui suit est la rédaction après coup de la conférence prononcée par Philippe Cormier à la journée ASH du 19 mai à l’IUFM de Bonneville (74), organisée par l’AREN 74 et l’AME 74 avec l’appui de l’Inspection ASH du 74. Celle-ci devait porter sur les évolutions que connaît le domaine spécialisé à l’école (AIS, aujourd’hui ASH). En réalité, l’essentiel du propos a porté sur la situation critique actuelle de l’institution scolaire et sur sa nécessaire évolution, pour qu’elle cesse de contribuer activement à la fabrication de l’exclusion et de l’échec chez de trop nombreux élèves.

Le titre de ce texte reprend celui du film de Vitali Kanevski (1990) : Bouge pas, meurs, ressuscite !

 
*   *   *
*

Questions

L’AIS change de nom, donc peut-être d’identité ou d’orientation. Faut-il s’inquié­ter du changement ? Est-ce une remise en question ? En quel sens ? Une évolution, certainement. S’il faut s’inquiéter, de quoi au juste ?

Face au changement, quel discours tenir ? Optimiste ? Pessimiste ? Catastro­phiste ? Ne faut-il pas aussi interroger et remettre en question nos habitudes et nos représentations, nos façons et modes de penser (ou certains d’entre eux), nos catégories et cadres de pensée ?

Par exemple, au temps du roi Charles-Félix qui à deux pas d’ici regarde couler l’Arve du haut de sa colonne (j’avais initialement pensé à Louis XI et Charles le Téméraire, mais c’est tellement mieux de s’inspirer de l’esprit du lieu !), les questions que nous nous posons n’existaient même pas et étaient sans objet. Nous pensons qu’entre temps il y a eu progrès. Le progrès serait-il en train de s’arrêter ? De quel progrès s’agit-il ?

Faire bouger nos conceptions

Nos concepts de république, de libéralisme, de démocratie, d’égalité des chances etc. sont datés. Ils demandent à être réexaminés. Les mots ont changé de sens sans que nous y prenions garde, en même temps que le monde changeait.

Or bien des penseurs aujourd’hui pensent d’une façon ou d’une autre que nous vivons encore avec des pensées du XIXe siècle. Que la modernité est terminée. Qu’elle s’est écroulée avec Auschwitz et le Goulag, avec Hiroshima, avec mai 68, avec la chute du mur de Berlin, de l’URSS et du communisme. Ce qui serait né vers la « Renaissance », aurait connu son apogée avec les Lumières et la Révolution de 1789, nous sommes les contemporains de son effondrement. Serions-nous des nostalgiques de l’ancien temps ?

Il nous faut donc mettre en question nos idées et nos valeurs, non pas nécessairement en bloc, mais en procédant à un discernement entre celles qui sont datées et obsolètes, et celles qui résisteraient au temps.

Il se peut que nos idées de progrès et d’égalité soient datées, que la croyance selon laquelle on pourrait changer le monde par la foi en de telles idées ne soit plus de saison. La croyance et les idées ne semblent pas suffire pour changer la réalité. L’homme occidental moderne, celui des « Lumiè­res », avait fait descendre sur la terre, en la sécularisant et laïcisant, l’espérance chrétienne d’un monde meilleur. Or ce qui advient ou prend le dessus, ce serait plutôt la figure « post-moderne » et « post-chrétienne » d’un monde plus proche du monde antique, d’un monde fini et clos sur lui-même, sans idéal ni transcendance, essentiellement un monde de forces, mais non plus naturelles, chtoniennes : bien plutôt dominé par la puissance de la technique et de la science. Un monde dont pourrait rendre compte la science-fiction et l’anticipation.

Je ne dis pas que ce soit un monde totalement désespéré, mais un chaos, un désordre violent qui en même temps serait à la poursuite d’un ordre, de son ordre, qui aspirerait à la cohérence (sans jamais l’atteindre, sinon de manière locale et éphémère). Ce qui prime en tout état de cause, c’est la multiplicité, la diversité, l’hétérogénéité, l’inégalité, les fractures. Avec tout cela, que faire ?

Que faire ?

En fin de compte, rien d’autre que de l’humain. Le seul élément universel qui nous soit accessible comme visée et comme réalité, au delà des idéologies, c’est l’humanité de l’homme, immédiatement donnée en même temps que toujours à réaliser (tout aussi concrètement qu’elle nous est donnée). On retrouve ici l’impératif par excellence : le respect de l’humanité aussi bien comme communauté que dans chaque personne singulière.

Dans la confrontation et l’affrontement général des forces, au sein même de toutes les violences, c’est dans la mesure exacte de nos actions qu’advient chaque matin le monde tel qu’il est. La question n’est pas de ce qu’il en sera demain ou après-demain, mais de l’exacte mesure d’humanité que nous mettons dans nos actions quotidiennes. C’est la seule chose qui les rende justes.

Il en résulte que ce n’est plus le sauvetage de l’Ecole de la République, de l’école des Lumières qui est en question. Elle n’existe plus depuis cette fin des temps modernes que je viens d’évoquer. Et si elle n’est pas morte, elle agonise (depuis environ un demi-siècle). Elle est comme un cadavre qui bouge encore, pour reprendre le mot de Nietzsche à propos de Dieu.

Ce qui est en question, c’est donc qu’advienne une école « post-moderne ». Laquelle ?

Nous n’avons pas et nous n’aurons pas l’école que nous voulons ou que nous rêvons, mais l’école que nous faisons chaque jour effectivement. C’est peut-être cela qui est « postmoderne » : la fin des utopies, l’effectivité du seul présent. Donc si nous voulons une autre école, il faut la faire en cessant de nous raccrocher à des mythes désormais inopérants !

École républicaine & égalité des chances

L’école républicaine n’a jamais été en effet une école pour tous, éga­litaire et juste, et l’égalité des chances n’a jamais existé et n’existera jamais.

L’école de la République, l’école de Condorcet, repose sur le mythe égalitaire de la blouse grise, de l’égalité des esprits, de la même culture pour tous. Utopie politique visant la création d’un monde de citoyens « éclairés », mais aussi utopie d’un monde homogène dans lequel la diversité et la complexité seraient secondes et comme accidentelles et réductibles à l’unité. Enfin utopie d’une humanité homogène dans laquelle vaudrait encore l’illusion métaphysique-cartésienne que l’intelligence est « la chose du monde la mieux partagée », puisqu’elle est immatérielle (res cogitans, substance pensante).

Si l’idée d’égalité conserve toute sa valeur des points de vue juridique et politique (égalité des droits), ainsi que du point de vue éthique (égale dignité de tous les hommes), le discours de l’égalité des chances repose sur la même utopie mythique qui fait abstraction de la réalité, de la diversité, de l’histoire des sujets et des groupes, des conditions réelles et inégales d’existence.

Bien plus, l’Ecole de la République s’est constituée elle-même en mythe, sur la base de la référence révolutionnaire fondatrice, alors que dans sa réalité historique elle a été mise en place comme école impériale (ne pas oublier que la Révolution s’est terminée en 1799 par la prise du pouvoir par un général). Rien de plus inégalitaire que ce système scolaire pyramidal (Bonaparte, conquérant de l’Egypte), avec à son sommet l’Ecole polytech­nique (militaire) et l’Ecole normale supérieure (civile), les classes prépara­toires, les lycées, les programmes. Plus récemment l’ENA comme système d’autoreproduction de la « noblesse d’Etat » (Bourdieu). On peut assurément juger que ce système a très bien rempli son office dans la France du XIXe siècle (celle qui se termine vers le milieu du XXe siècle...).

Or ce système continue de régir jusqu’à présent tout le fonctionnement scolaire de la base au sommet. Appliqué progressivement à l’ensemble de la population depuis un demi-siècle, il fabrique quasi mécaniquement de l’échec. Par économie et conservatisme, et parce que nous sommes toujours assujettis à l’histoire et aux représentations qu’elle induit dans nos esprits, la « démocratisation » de l’enseignement s’est effectuée en restant enfermée à l’intérieur du moule « impérial », sans en changer la structure profonde. D’où ce sentiment de malaise et de crise chronique produit par le décalage entre la société et son école, et cet empilement de vaines réformes qui étouffent l’institution. Celle-ci évolue certes organiquement, par la force des choses, à travers ses acteurs concrets, mais en quelque sorte contre elle-même, dans le mal-être et la tension. Aujourd’hui, face à tous les déborde­ments, au caractère incontrôlable des situations, et ingouvernable de l’institution, l’autoritarisme et l’obsession de tout évaluer (impuissant désir de contrôle) se mettent de la partie...

Une école pour les élèves tels qu’ils sont

De notre action, le seul enjeu qui vaille est à la fois éthique, politique et pédagogique : faire exister une école qui soit pour les élèves. Pour tous les élèves, tels qu’ils sont. Une école qui se réfère, bien entendu, aux idées de culture(s) et d’apprentissage(s), mais à partir de et en tenant compte de, en ne faisant pas semblant d’ignorer la diversité bigarrée et les immenses inégalités de tous ordres qui se rencontrent dans la population des élèves. On ne pourra jamais travailler de manière juste si on ne le fait pas à partir de ce que l’on sait au fond depuis très longtemps, voire depuis toujours, mais qui se heurte à une profonde résistance : les élèves sont des sujets – qui vivent, qui éprouvent, qui sentent, qui désirent, qui pensent. Et même si c’est toujours ensemble et avec d’autres, toujours dans une relation, en dernière instance c’est de l’intérieur et à l’intérieur de soi, de manière relativement singulière et toujours « subjective » que l’on apprend, y compris à lire et à écrire et à résoudre un problème. Et non pas d’abord à partir d’un pro-gramme (cette chose écrite d’avance), d’un « contenu » que l’on déclinerait (discours de la « progression » linéaire et programmée et de la « transposi­tion didactique »). La métaphore du contenu, qui chosifie le savoir, fait oublier que le savoir est de la pensée en acte, et donc une opération, une activité intérieure du sujet. C’est dans le rapport effectif au monde vécu par un sujet que se constituent sa culture, ses compétences et ses savoirs.

Il n’est pas question ici de sous-estimer la nécessité des médiations de toutes sortes, différentes selon les publics et les âges, y compris la référence à des savoirs constitués et transmissibles, qui doivent être mises en œuvre dans l’apprentissage. Mais il s’agit dans l’enseignement initial de situer les savoirs en termes de référence et de visée pour un sujet se constituant et se construisant (acteur, et pour cela sujet de ses apprentissages), et non pas en terme de « contenus » à faire avaler à des récepteurs anonymes. La vieille protestation de Montaigne (des têtes bien faites plutôt que bien pleines) reste tout à fait d’actualité.

L’école a fonctionné assez naturellement et sans crise majeure, sur la base d’une vision optimiste d’elle-même, jusqu’au milieu du XXe siècle ; les apprentissages s’y appuyaient spontanément et implicitement sur les savoirs des élèves (ce qu’on a fini par appeler les prérequis), autrement dit sur la maîtrise du langage et l’héritage culturel – ou par exception sur les aptitudes d’individus exceptionnels. Une telle école reposait sans état d’âme sur l’exclusion du plus grand nombre avant l’âge du lycée et la hiérarchisation des cursus : enseignement primaire court (ou au mieux « supérieur ») via l’école communale pour le peuple ; enseignement long via le lycée (à commencer par le « petit lycée ») pour l’élite. Et l’on sait que l’élitisme républicain a favorisé les passerelles de la communale vers le lycée pour l’élite du peuple, ce qui a suffi à donner une image progressiste à l’école de la République.

Or, dans sa structure profonde, l’école de Condorcet, Napoléon et Jules Ferry a connu, dans un contexte de guerres nationales (guerres impériales, séquelles de 1870, conquêtes coloniales, première guerre mondiale), une entreprise ininterrompue de normalisation, de rationalisation, de militari­sation et d’indifférenciation maximale qui n’a commencé à être remise en question qu’en 1945, après la défaite de la seconde guerre mondiale.

Cette école avait, bien entendu, correspondu aux besoins du monde nouveau, celui né du déclin de la société rurale, de la révolution industrielle, de la domination bourgeoise, capitaliste et entrepreneuriale, de la première mondialisation (l’expansion coloniale).

La seule différenciation-exclusion qui fut mise en œuvre le fut par la création de l’enseignement spécial pour les débiles, à la naissance de la psychologie scientifique et de la psychométrie.

Des classes de perf à l’ASH...

Gardons un souvenir ému des classes (et écoles nationales) de perfectionnement (loi de 1909), puisqu’elles marquent la naissance de l’enseignement spécialisé, qu’elles sont à l’origine de notre AIS (adaptation et intégration scolaires) en train de devenir ASH (enseignement adapté et scola­risation des enfants handicapés ou « en situation de handicap ») !

Mais en dehors des mouvements pédagogiques (Montessori, Freinet etc.) et de « l’Ecole nouvelle » inspirée de près ou de loin des acquis de la psychologie de l’enfant, et j’ajouterai sur un autre plan : de l’humanité, de la patience, de l’attention, du dévouement personnel quotidien de bien des enseignants, maîtres d’école ou professeurs, l’institution est restée profondé­ment sourde à la différence et à la difficulté personnelle.

Car il faut bien constater que l’horreur de la différence, la méfiance à l’égard de l’autre, de la singularité et de la subjectivité, continuent de régner dans l’institution scolaire. Il se trouve qu’elles sont assez caractéristiques des régimes autoritaires et de la propension totalitaire à contrôler jusqu’aux pensées des hommes. Or qui ne voit que nous vivons dans le pays où un ministre va jusqu’à dicter la bonne façon d’enseigner la lecture à des professionnels supposés pourtant formés par l’Etat lui-même ? Verrons-nous demain le ministre des transports dicter aux ingénieurs des Ponts et Chaussées les règles de construction des ponts et des chaussées ? Ajoutons que l’institution n’est pas seule en cause, et que tout être humain est traversé par cette propension à dominer autrui, à vouloir le faire plier à son désir, à sa conception du monde et à sa volonté de puissance, d’autant mieux que c’est « pour son bien ».

Autour des « classes de perf », mais aussi sur la base du mythe égalitaire réactivé à la Libération, est née l’idéologie de l’égalité ou égalisation des chances et par suite les politiques de « discrimination positive » (donner plus à ceux qui ont moins), et de mise en place de dispositifs d’adaptation et d’aides spécialisées. Le Plan Langevin-Wallon (après 1945) a été à l’origine de la psychologie scolaire, de l’enseignement adapté, de la rééducation à l’école et des groupes d’aides psycho-pédagogiques (GAPP).

Il n’y a pas de doute que l’enseignement spécialisé a été un laboratoire, un exceptionnel terrain clinique pour comprendre les difficultés et les échecs scolaires, mais avec le risque constant d’attribuer à l’individu la part de « responsabilité » qui revient structurellement à l’école. Il ne faudrait pas que l’enseignement spécialisé soit chargé de la sale besogne de faire porter aux individus en difficulté l’incapacité de l’institution à changer de paradigme et à se refonder et réformer structurellement pour être à la hauteur de sa mission.

Faut-il pour autant remettre en question les aides et les dispositifs spécialisés ? Il convient ici de faire la part des choses. Les dispositifs et les pratiques spécialisés sont voués à évoluer et à se modifier, mais c’est également vrai de l’école. D’une part on peut estimer que l’école obligatoire a pour mission d’accueillir tous les enfants, y compris handicapés, et de les instruire en tenant compte de ce qu’ils sont et en les prenant là où ils en sont, ce qui reste très loin d’être le cas jusqu’à présent, et d’autre part que toutes sortes de dispositifs d’accompagnement des parcours, y compris d’aides spécialisées sont à concevoir pour optimiser les réussites de chacun. C’est ici et seulement ici, et non pour pallier l’incapacité de l’institution, que les différents types d’aide peuvent trouver ou garder leur place légitime, au-delà de l’accompagnement « ordinaire » qui relève normalement du pédagogue « ordinaire ». L’accompagnement et l’aide spécialisés des élèves souffrant de différents handicaps sera toujours nécessaire. De même l’aide aux élèves rencontrant des difficultés très importantes sur le plan cognitif peut et doit justifier l’intervention de spécialistes. Enfin il y aura toujours des enfants que leur histoire personnelle rendra plus ou moins durablement indisponibles à l’entrée dans les apprentissages, sans pour autant qu’il faille pathologiser, médicaliser, psychiatriser d’emblée des difficultés de cette nature. La possibilité pour l’élève « en souffrance » d’être écouté dans le cadre de l’école est légitime et nécessaire, même dans la meilleure école possible, avec la meilleure pédagogie possible. Et de telles approches supposent des profes­sionnels travaillant ensemble, dans le cadre d’équipes suffisamment restrein­tes pour éviter les lenteurs et les procédures lourdes.

Faites-le taire ! (le sujet)

Si les évolutions actuelles sont aussi incertaines, c’est qu’il en va de même pour l’école tout entière, et à vrai dire pour la société tout entière qui ne fait que très péniblement sa mue pour assumer le présent du monde.

Evolutions incertaines et d’une extrême complexité, dans lesquelles je voudrais me limiter ici à désigner les dérives qu’il faut impérativement combattre, si nous ne voulons pas avoir honte de l’école que nous lèguerons à nos enfants.

Le développement des sciences cognitives, des neurosciences, du néo­comportementalisme, et en contrepoint le discrédit jeté sur la psychanalyse, entraînent la montée en puissance d’un nouveau scientisme qui tend à s’emparer de la question scolaire en développant un nouveau fantasme digne du Meilleur des mondes (traduction du Brave new world d’A. Huxley) : le fantasme de la résolution et réduction des problèmes d’apprentissage et de comportement par des procédés et moyens techniques et même chimiques. Un tel fantasme offre l’immense avantage de faire l’économie du sujet, de la relation, de l’écoute, de la reconnaissance de l’autre avec ses encombrants écarts par rapport aux attentes programmées (la Norme).

Ici, il ne faut pas hésiter à affirmer que nous assistons à l’émergence de nouvelles formes de totalitarisme(1) « soft », démocratiques, reposant sur la Science, ne visant que le bien, la sécurité, la bonne adaptation, l’éradication des comportements anomiques dans la population. Le dernier rapport de l’INSERM sur la prévention de la délinquance, l’invention récente du syndrome d’hyperactivité en même temps que de son traitement chimique en sont de bons exemples. Car nous avons effectivement affaire à des pathologies inventées pour pouvoir être traitées. Rappelons-nous que ce fut déjà le cas pour les opposants au régime soviétique, « soignés » dans les hôpitaux psychiatriques d’URSS.

Non seulement il y a là beaucoup de dollars ou d’euros à gagner, mais également un moyen de conquête du pouvoir social et politique considérable. Ici et non plus par les anciens moyens primitifs (militaires) se jouent les nouvelles agressions et guerres de conquêtes en tout genre dans le monde « développé ».

Pendant ce temps-là, la souffrance, le mal-être, la non-reconnaissance, la peur, l’abandon, l’insécurité affective ne sont pas entendus, car il faut pour cela écouter (cf. M. Bellet). Ecouter, se mettre à l’écoute, ce que le philosophe J.-L. Chrétien appelle la première des hospitalités, aucun « traitement » ne pourra jamais s’y substituer. Les traitements, physiques ou chimiques, ne pourront jamais que faire taire les symptômes, à la demande des autorités : « Faites-les taire ! »

Même dans le cas des pathologies, soigne-t-on les symptômes, ou bien les reçoit-on comme les manifestations du trouble, non comme le trouble lui-même ?

Le traitement d’une pathologie avérée, et secondairement des symptômes, est évidemment légitime, mais on sait qu’il requiert d’abord et avant tout l’attention au sujet : à celui qui vit, qui éprouve son mal.

Dans tous les cas, le symptôme est l’expression d’un sujet souffrant. Plus généralement, c’est l’expression d’un sujet en difficulté, qui ne « s’en sort pas » tout seul.

Dans tout dispositif et dans toute démarche d’aide, il convient par conséquent de prendre au sérieux en premier lieu la souffrance du sujet en tant que sujet, ses difficultés en tant que sujet, sujet de sa vie, sujet de son rapport au monde, sujet de ses relations à d’autres sujets, et enfin, puisque nous sommes dans le cadre de l’école, sujet de ses apprentissages.

Même dans ce dernier cas, la difficulté cognitive (celle qui est l’affaire du « maître E ») ne demande pas d’abord une approche technique (et d’ailleurs, quels sont les bons outils pour intervenir sur une difficulté dont on ne connaît que si peu de chose ?) Elle demande d’abord à être écoutée, car c’est le sujet et lui seul qui peut exprimer sa propre difficulté, avec les moyens qui sont les siens. Alors seulement on peut travailler à partir de ce que le sujet, mis en confiance et à l’abri du jugement, peut dire, montrer, signifier, exprimer, symboliser. De ce point de vue, c’est le regard, plutôt que la prétentieuse observation objectivante, qui peut aider à comprendre, en prenant en compte non seulement l’objet de la difficulté mais le sujet en difficulté, ainsi que la subjectivité du regard, lequel implique de regarder l’autre derechef comme un sujet et non comme un simple porteur de dysfonctionnement. Le regard accepte de ne pas être neutre, d’être vecteur de relation à l’autre. Il se peut que dans certains cas une aide « à dominante pédagogique » puisse être apportée dans la classe, dans le contexte des apprentissages (cela suppose une étroite collaboration des maîtres spécialisé et non spécialisé, et bien souvent des remises en question pédagogiques globales). Mais le plus souvent c’est hors de la classe, dans une relation individuelle ou en très petit groupe, que l’écoute et le regard permettront un travail du sujet à partir de lui-même, de ce qu’il pourra montrer de ses difficultés sans qu’elles le mettent de nouveau en difficulté. Le caractère collectif et programmé, ainsi que le rythme et le contenu des apprentissages dans la classe, doivent pouvoir être momentanément suspendus. Nous sommes loin de l’observation, du diagnostic et de l’intervention in situ.

Or l’institution est plus que jamais pathologiquement obsédée par l’observation et l’évaluation des élèves, ce qui est symptomatique de l’angoisse suscitée par l’inadaptation et les dysfonctionnements croissants qu’elle connaît elle-même. Mais il faut bien que le mal en son sein soit chez l’Autre : l’élève, et même les « pédagogues » soupçonnés, sur un mode paranoïaque, de « pédagogisme ». D’où le resserrage et le contrôle croissants de la structure et de ses usagers ; d’où des comportements institutionnels non seulement plus caricaturalement bureaucratiques, mais plus autoritai­res, voire répressifs, qui peuvent aller jusqu’à comporter un caractère délirant (comme dans le cas du diktat sur les « méthodes » de lecture).

De même l’idée de « programmer » la réussite au moyen des PPRE (programme personnalisé de réussite éducative), au lieu d’engager un sujet, à partir de lui-même (car ses difficultés sont bien les siennes) à restaurer de la confiance en soi, du désir d’apprendre, du sens et de nouveaux outils, une telle idée évacue le caractère imprévisible, non programmable, du chemin singulier du sujet pour « en sortir ». On comprendra que le non-programma­ble soit administrativement intolérable, mais il l’est surtout pour une administration malade, qui fait souffrir de manière réactionnelle le corps qui la fait souffrir. Autant un projet d’aide a du sens, parce que le pro-jet institue et cadre une visée avec et pour un su-jet, en acceptant la dimension d’imprévisibilité, tant du côté du déroulement effectif que de la durée, autant un programme condamne à l’enfermement et à la dictature de l’obligation de résultat (rien de mieux pour provoquer un blocage supplémentaire). L’apprentissage ne peut se plier à la logique productiviste du programme. C’est une évidence dans le cas d’une aide spécialisée ; cela reste vrai pour la majorité des élèves « ordinaires » qui vont rencontrer des difficultés inutiles et évitables dans leur cursus, en raison de la marche forcée qui leur est imposée.

J’en finirai sur la volonté symptomatique de beaucoup de voir disparaître l’aide rééducative, ou tout au moins de la rentabiliser en imposant aux rééducateurs de travailler dans les classes, dans une optique de contrôle des comportements déviants, ou encore en préconisant des rééducations brèves et intensives, si possible en groupes. C’est là que, dans l’institution, le sujet, avec sa singularité, dès lors qu’il se fait remarquer et sort de la norme, plus que jamais gêne. On voudrait (et ce on est légion) que le rééducateur agisse, intervienne, mais sans que son « action » passe par le détour, l’écoute et le « rejeu ». Or la mise à distance et la reprise dans un autre cadre sont indispensables pour permettre à l’élève de devenir le sujet d’un vécu difficile. Détour (sortir temporairement du lieu, du topos de la difficulté), écoute et rejeu (rendre représentable ce qui ne l’était pas et empêchait d’avancer) sont exactement caractéristiques de « l’intervention » rééducative, aussi peu inter­ventionniste que possible, afin de ne pas « forcer » le sujet. De même que les humains ont besoin de la fiction (récit, mise en scène, imaginaire) pour se représenter (symboliser) la vie et se (re)constituer en tant que sujets de leur propre vie, de même l’enfant en grande difficulté pour se (re)constituer en tant que sujet de ses apprentissages, de sa scolarité, de sa socialisation, de son entrée dans la culture (et de sa sortie de la sphère familiale), peut avoir besoin pour son propre compte de « rejouer » (au sens dramatique) ce qui s’est mal joué dans sa vie personnelle de ce point de vue-là (précisons que la vie « personnelle » ne se réduit pas à la vie « privée » mais implique éga­lement la vie sociale, relationnelle etc., dans sa dimension de vécu subjectif). Comment ne pas comprendre que rejouer « pour de faux », dans un cadre fait pour signifier et rendre signifiant ce qui autrement resterait « innommable », n’a rien à voir avec jouer au sens de s’amuser ? Le gros monsieur tout rouge qui fait des additions ne veut pas voir ça à l’école ! C’est pourquoi il aimerait mieux voir confier les élèves difficiles à des thérapeutes extérieurs, à les faire soigner, ce qui revient une fois de plus à pathologiser les difficultés scolaires et à les sortir de l’institution, avec l’illusion que celle-ci pourra ainsi mener à bien son programme.

Peut-on conclure ?

On voit que l’Ecole souffre de nombreux maux :

Point 1 Fixation sur un modèle imaginaire et mythique, sous couvert d’égalité républicaine, alors que sa structure est on ne peut plus inégalitaire, hiérar­chique, militaire (napoléonienne), s’exprimant dans l’uniformité et la rigidité des programmes, des progressions, des niveaux et des évaluations.

Point 2 L’idée d’un socle commun de connaissances trahit une conception quantitative et cumulative du savoir qui empêche de penser l’apprentissage comme un processus chez un sujet.

Point 3 Rigidité administrative, centralisme bureaucratique s’exprimant dans des milliers de pages de circulaires.

Point 4 Toute-puissance (mais l’on sait que la toute-puissance n’est qu’un fantasme infantile) des IEN qui cumulent les fonctions d’animateur pédago­gique, de responsable administratif et d’inspecteur des personnels de leur propre circonscription, ce qui constitue un défi institutionnel au principe de séparation des fonctions. Cet état de fait n’est rien d’autre que féodal (or il n’est justifié par aucune grande invasion, aucun état d’urgence).

Point 5 La perte de l’idéal républicain et l’émergence de l’individualisme démocratique (Tocqueville) qui peut coexister avec des systèmes d’apparte­nances variées mais assez peu avec l’universalité abstraite de la citoyenneté républicaine, ont entraîné le délitement du ciment idéologique qui faisait tenir l’édifice national. En conséquence, l’Ecole comme institution publique voire d’Etat n’est plus considérée que comme un service collectif et non plus comme la matrice de la citoyenneté.

Cette évolution est corrélative du déclin de l’Etat centralisé, d’origine monarchique, dès lors que ses fonctions régaliennes n’ont plus autant de raison d’être (la guerre et la paix, la défense des frontières) dans le nouveau contexte européen. La société civile, les collectivités locales (décentralisation et déconcentration des moyens) font leur montée en puissance dans la prise en charge des intérêts et services publics locaux. On comprend évidemment que l’affaiblissement de la tutelle de l’Etat (qui va de pair avec l’affaiblisse­ment de la fonction paternelle) suscite l’angoisse, une angoisse d’abandon. Et si c’était la contrepartie de plus d’autonomie et de responsabilité dans des espaces sociaux moins anonymes ? En tout état de cause, l’Etat a perdu la capacité d’assumer ses anciennes missions. Les enseignants spécialisés savent ce qu’il reste de formation continue, ou ce qu’il en est des rembourse­ments de leurs frais de déplacements pour assurer leurs missions en secteur rural. On peut penser (espérer, souhaiter, déplorer ?) que ce sont à bref délai les collectivités territoriales qui prendront le relais, si elles veulent des écoles qui « marchent ».

Au lieu de fixer la ligne de défense sur un dispositif (par exemple les RASED...) sous sa forme actuelle, j’ai essayé de dire qu’il importait davantage d’être offensif sur l’essentiel : mettre l’élève au centre des apprentissages, le penser comme acteur, et pour cela comme sujet de ses apprentissages. Cela implique des remises en question considérables (que la réforme Jospin de 1989 n’a pas su ou pu envisager jusqu’au bout de manière conséquente), à savoir la centration sur les progressions personnelles, et par conséquent l’abandon des programmes comme norme (mais non pas pour autant comme références pour définir des objectifs), ainsi que des niveaux scolaires normalisés, et l’organisation de l’école sans « classes » (telles que définies actuellement) ni redoublement. Nous n’en sommes pas là...

Quant aux aides spécialisées, elles requièrent à l’évidence les moyens de travailler en réseau et en équipe, mais aussi en étroite collaboration avec les maîtres dans les écoles. D’où par exemple la nécessité de reconnaître dans le temps de travail légal les temps de concertation, d’entretiens, de synthèses ; de disposer de locaux adaptés, et pourquoi pas de voitures de service en secteur rural ?

Les aides spécialisées dans leur ensemble demandent par ailleurs à être définies plus clairement en référence au « monde personnel » de l’élève en tant que sujet d’un vécu scolaire difficile. Par suite, c’est la nécessité du détour, de l’écoute, de la possibilité de rejouer et de rendre représentable pour lui ce qui s’est mal joué dans son devenir-élève, qui doit être reconnue. Or on ne saurait rejouer et retravailler ce qui a mis en échec ou en difficulté que « hors réalité », autrement dit hors de la classe et de sa contrainte, pour mieux pouvoir y retourner. Un cadre spécifique est donc indispensable pour garantir la possibilité de la « reprise » des difficultés, et cela vaut tout aussi bien pour reconquérir une disponibilité cognitive (aide dite « à dominante pédagogique ») qu’une disponibilité émotionnelle ou symbolique (« ré-éduca­tive »). Il est essentiel que l’enseignement spécialisé, entre l’enfant-élève, sa famille, son ou ses enseignants, puisse demeurer un tiers capable de restaurer de la relation. Ici, j’en profite pour faire remarquer qu’un tiers n’est pas un « médiateur » « entre » (par exemple les parents et l’enseignant, entre l’enfant et son maître...), mais bien quelqu’un qui va permettre de « trian­guler » les relations, de les référer à de l’Autre.

Les RASED continuent donc d’être une très bonne idée, même s’ils doivent accepter, en bougeant eux-mêmes, d’accompagner les changements de l’école dont ils font partie et qui est en train de mourir et renaître – dans une certaine douleur, il faut bien le dire ! Bouge, meurs, ressuscite ! Le beau film de Kanevski vient de sortir en DVD !

Philippe Cormier
Octobre 2006

 
*   *   *
*

Note

(1) Cf. Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence., Paris, Denoël, col. L’espace analytique, 2005.

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : dimanche 16 février 2014 – 18:55:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés